Pour les pétroliers, le bon filon du gaz comme « énergie de transition »

Les compagnies pétrolières historiques investissent de plus en plus dans le gaz, et notamment le gaz naturel liquéfié (GNL) présenté comme un « carburant de transition ». Moins polluant que le charbon, cet hydrocarbure serait en effet idéal pour compenser l’intermittence des énergies renouvelables ou fabriquer de l’hydrogène, assurent-elles toutes. En l’état, il s’agit surtout d’une affaire très rentable, confortée par un marché porteur malgré les objectifs climatiques affichés par de nombreux pays.
Marine Godelier
Plutôt que d'être transporté par tuyaux, le gaz naturel liquéfié (GNL) est condensé sous forme liquide pour être acheminé des quatre coins du monde par navire, avant d'être regazéifié à son arrivée sur les côtes.
Plutôt que d'être transporté par tuyaux, le gaz naturel liquéfié (GNL) est condensé sous forme liquide pour être acheminé des quatre coins du monde par navire, avant d'être regazéifié à son arrivée sur les côtes. (Crédits : Reuters)

C'est une petite musique de plus en plus bruyante : le gaz fossile, malgré sa contribution au réchauffement climatique, trouverait toute sa place dans la transition énergétique. Les rois du pétrole, en tout cas, répètent ce narratif à l'envi. Loin d'avoir le « gaz honteux », la plupart assument en effet leur volonté d'accélérer les investissements dans cet hydrocarbure, en multipliant les contrats d'exploration et d'acheminement, y compris ceux courant jusqu'en 2040 et au-delà.

L'accord obtenu le 13 décembre dernier à la 28ème Conférence des Parties de l'ONU (COP28) les y encourage d'ailleurs, en mentionnant pour la première fois l'utilité des « carburants de transition » comme le gaz pour bifurquer vers un monde « neutre en carbone ». Ce que n'ont pas manqué de relever TotalEnergies ou encore son concurrent Shell, lesquels ont salué le texte dès sa publication.

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Compenser l'intermittence des renouvelables

Chez TotalEnergies, c'est même devenu une habitude : à chaque intervention, son PDG, Patrick Pouyanné, vante les mérites de ce combustible « indispensable » à la transition, puisque moins polluant que le charbon (une centrale à gaz émet entre 350 et 400 grammes de CO2  par kWh, là où les centrales à charbon les plus modernes en émettent environs 800g/KWh).

« Nous voulons nous développer dans le gaz, et à cause de cela, les émissions [de CO2] des produits gaziers augmenteront. Mais remplacer le charbon par du gaz, n'est-ce pas positif pour la planète ? », défend-on ainsi dans ses rangs.

Une rhétorique bien huilée, semblable à celle de l'anglo-néerlandais Shell qui « considère le gaz naturel liquéfié (ou GNL, du gaz refroidi à -160°C pour être transporté par bateau plutôt que par pipeline, ndlr] comme un carburant de transition pour contribuer à réduire les émissions aujourd'hui », peut-on lire sur son site. Tout comme le groupe britannique BP, lequel place le GNL « au cœur de la transition énergétique », et donc « au cœur de [sa] stratégie ». Et pour cause, ce combustible constitue une « solution de secours précieuse face à l'intermittence des énergies renouvelables » - c'est-à-dire la variabilité de leur production en fonction des conditions météorologiques -, fournit « du chauffage aux températures élevées requises par l'industrie » et « est de plus en plus utilisé dans les transports », poursuit l'entreprise.

Même le pétrolier norvégien Equinor, dont le business model repose bien davantage sur l'or noir, voit dans la marche vers le « net zéro » une opportunité de doper l'exploration gazière...car celle-ci « peut permettre de nouvelles chaînes de valeur, comme le développement de l'hydrogène bleu [issu de vaporeformage du méthane avec captation du CO2, ndlr] ».

Et sans surprise, le groupe français Engie ne dit pas l'inverse : « Nos clients ont besoin de gaz, et cette énergie fait partie intégrante de la transition puisque les fermes solaires et éoliennes ne fonctionnent qu'une partie de la journée », souligne à La Tribune un membre du comité exécutif. Il faut dire qu'Engie table sur une multiplication par six de la production d'énergies éolienne et solaire d'ici à 2050, qui « devront être complétées par du gaz » afin d'assurer l'équilibre entre l'offre et la demande quelle que soit la météo.

Machine à « cash  »

Mais en l'état, il s'agit surtout d'une affaire très profitable pour ces entreprises. Notamment ces deux dernières années puisque les cours du gaz naturel ont flambé à des niveaux inédits, engendrant des bénéfices impressionnants. Tandis que les activités renouvelables génèrent, elles, de plus faibles marges : alors que TotalEnergies, par exemple, affiche une rentabilité des capitaux investis (ROCE) de 24% pour le gaz naturel liquéfié (GNL), celle-ci ne dépasse pas 7% à 8% pour l'électricité d'origine renouvelable, selon nos informations. C'est d'ailleurs pour cette raison que la société « noie » cette information en ne communiquant que sur le ROCE de 10% de sa branche « Électricité bas carbone »...qui compte, en plus des infrastructures renouvelables, ses centrales thermiques à cycle combiné gaz (CCGT). L'idée est donc, sans surprise, de maintenir les activités les plus profitables, et par là même de maintenir la confiance des investisseurs.

Pour ce faire, ces sociétés peuvent s'appuyer sur un marché porteur : selon Shell, la demande de GNL atteindra 650 à 700 millions de tonnes par an d'ici à 2040, contre un peu plus de 400 millions de tonnes en 2022. Pourtant, selon l'Agence internationale de l'énergie, la consommation mondiale de gaz devrait croître moins rapidement (+1,6% par an entre 2022 et 2026, contre une moyenne de 2,5 % par an entre 2017 et 2021). Mais le GNL en particulier devrait lui continuer d'exploser, grâce à la flexibilité qu'il offre par rapport à l'acheminement par pipelines.

En Europe, cette source d'énergie continuera ainsi de jouer « un rôle crucial dans la sécurité énergétique de l'Europe en 2023, à la suite d'une chute des exportations russes vers l'Europe en 2022 », après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, selon Shell. C'est d'ailleurs la stratégie assumée par plusieurs pays, dont l'Allemagne, qui a récemment annoncé sa volonté de financer de nouvelles centrales à gaz après avoir achevé sa sortie du nucléaire.

Surtout, le GNL prendra surtout une place majeure en Asie, où la consommation promet de s'envoler. La Chine a d'ailleurs signé plusieurs contrats à long terme, bien au-delà de 2050, pour se faire livrer 45,25 millions de tonnes par an.

Virage marqué vers le GNL

Et les majors ont bien l'intention de répondre à cette demande. Ainsi, chez TotalEnergies, la production de gaz devra augmenter de 40% entre 2021 à 2030. Après 2027, les « moteurs de croissance » seront ainsi principalement liés aux champs gaziers où la major se déploie, notamment au Qatar (North Field East et South), aux Etats-Unis (Cameron), en Nouvelle-Guinée (Papua) ou au Mozambique. De son côté, Shell ne cache pas que le GNL se trouve au « cœur » de ses activités futures, et que l'entreprise compte maintenir et même développer ce marché.

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Chez BP, l'on affirme aussi que « le portefeuille GNL jouera un rôle important dans la création de valeur, ainsi que dans la collaboration avec [les] clients pour les aider à réduire leurs émissions dans les années à venir ». Le 15 février, le groupe a d'ailleurs salué l'arrivée à destination entre la Mauritanie et le Sénégal du navire de transport de GNL « Gimi », au cœur du développement du projet « GTA phase 1 » dont il est l'exploitant, et qui devrait produire environ 2,3 millions de tonnes de GNL par an pendant vingt ans.

Même stratégie pour Equinor, qui a annoncé en juin 2023 un nouvel accord d'achat d'une durée de 15 ans d'environ 1,75 million de tonnes de GNL par an, dont la moitié du volume à partir de 2027.

« Avec davantage de GNL américain dans son portefeuille, Equinor renforcera son rôle de fournisseur de gaz naturel sur les marchés mondiaux tout en conservant sa position de principal fournisseur de gaz naturel en Europe », se félicite ainsi le pétrolier.

Par ailleurs, les producteurs ne sont pas les seuls à exploiter le filon : le groupe d'ingénierie français Technip Energies mise gros sur le GNL, tandis que ses revenus liés au raffinage de pétrole s'amenuisent. Malgré son départ contraint de Russie, où il conduisait le mégaprojet de GNL Artic LNG 2, celui-ci tire ainsi toujours 60% de ses revenus et de son carnet de commande de cette source d'énergie, avec des partenariats au Qatar notamment. Un business florissant qui va perdurer, tant il reste « porteur », confirme-t-on en interne. Avec, là aussi, la même rhétorique : la pénétration toujours plus importante des énergies renouvelables intermittentes justifiera, pour des décennies, le recours au gaz afin de lisser l'offre, dans un système bas carbone résilient, assure-t-on.

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Le GNL, plus polluant encore que le gaz « classique »

Seulement voilà : le gaz naturel reste une énergie fossile. Quand il est liquéfié, celui-ci contribue même davantage au réchauffement planétaire que lorsqu'il est acheminé par pipeline sous forme gazeuse, puisqu'il faut également prendre en compte l'empreinte carbone de la liquéfaction, du transport et de la regazéification.

Surtout, les Etats-Unis écrasent le marché du GNL. Or, le gaz de schiste qu'ils exportent est issu d'un procédé de fracturation hydraulique interdit en France. Résultat : en plus des pollutions locales engendrées par ce type de méthode, celui-ci émet 10% de plus de CO2 que le gaz autrefois livré à l'Europe par la Russie, selon les chiffres d'Engie. Plus encore, selon le cabinet de conseil Carbone 4, qui estime que le gaz américain dégage 20% à 45% plus de gaz à effet de serre que le gaz russe au niveau des émissions amont, en raison de fuites de méthane importantes. Et pour cause, de récentes études ont montré que ces dernières s'avèrent beaucoup plus élevées que ce qui était estimé auparavant. Or, le méthane est un puissant gaz à effet de serre, environ 84 fois plus puissant que le CO2 sur une période de 20 ans.

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Conscient de ces enjeux environnementaux, le président des Etats-Unis, Joe Biden, a annoncé fin janvier un moratoire sur la construction de nouveaux terminaux d'exportation de GNL, alors même qu'il appelait à doper la production d'hydrocarbure il y a encore deux ans afin de faire baisser les prix.

« Cela aurait un impact sur le marché global, mais je pense pas que ce soit un scénario envisageable. Nous sommes en période électorale aux Etats-Unis, et je n'ai pas trop de doute sur le fait que, quel que soit le résultat, cette mesure temporaire sera levée », a réagi Patrick Pouyanné le 7 février.

« C'est une annonce électorale : les sondages le donnent très bas chez les moins de 30 ans, qui sont préoccupés par les enjeux climatiques », glisse-t-on chez un autre industriel du pétrole ayant requis l'anonymat. Ce dernier compte d'ailleurs, « de toute façon », se concentrer sur l'exploitation de GNL dans d'autres régions du monde, comme au Qatar, aux Emirats Arabes Unis, au Mozambique ou encore en Amérique du Sud, « tant la concurrence fait rage aux Etats-Unis ». Preuve, s'il en fallait, que la ressource ne devrait pas manquer de sitôt, malgré l'urgence climatique.

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Marine Godelier

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Commentaires 5
à écrit le 17/02/2024 à 8:53
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Alors qu'il fait 19 en plein mois de février ! Quand on veut pas on peut pas et après eux le déluge.

à écrit le 16/02/2024 à 23:42
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Le gaz de schiste (GNL) est l'antithèse de la transition (écologique)!!! Mais pas de soucis, pour eux nous sommes tous des billes🤔

le 17/02/2024 à 2:35
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Nous sommes aujourd'hui 8 milliards, alors qu'en 1950 nous étions 2 milliards, voilà la seule explication politiquement incorrecte du réchauffement climatique.

à écrit le 16/02/2024 à 20:05
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"Moins polluant que le charbon," et aussi moins que le fuel maritime que les bateaux utilisent, plus ou moins désulfuré (donc plus ou moins cher). Le(s) pipeline vers la Russie c'était écologique, pas besoin de liquéfier le méthane, ni de le transpo...

à écrit le 16/02/2024 à 19:17
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Ce n'est pas du tout une petite musique que l'on entend de plus en plus : il y a longtemps que cela a été établi et révélé. Mais aujourd'hui on veut que tout pollue : même le bois et les pellets, qui produiraient des particules fines. Mais c'est la ...

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