Art : Eva Jospin, la fille au cutter

Après un triomphe au palais des Papes à Avignon, les œuvres en carton de la créatrice sont présentées à Art Paris et au Museo Fortuny à Venise.
Eva Jospin, artiste plasticienne française.
Eva Jospin, artiste plasticienne française. (Crédits : © LTD / Laure Vasconi)

Eva Jospin, la fille au cutter, n'est pas dangereuse. La sculptrice découpe, assemble, superpose, colle, travaille obstinément le carton, sa matière première. En cela, elle est précurseur. Picasso et quelques autres ont essayé ce matériau, sans plus. En carton toujours, avec broderies parfois, elle crée des forêts oniriques faussement profondes, des bas-reliefs, des monuments comme oubliés par le temps, des grottes, des fresques.

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La magicienne sculpte des forêts de Brocéliande dans lesquelles nul ne se perd mais où l'on peut se trouver. Ses sculptures sont le décor de nos songes, les pistes de décollage de notre imaginaire. On s'approche de ses œuvres, recule, tourne autour, passe et repasse devant. Ses créations, travail de haute découpure, permettent de déambuler physiquement et mentalement. Déambuler est son mot. Grâce à ses sculptures, Eva appuie sur pause, afin que nous oublions un peu le galop vertigineux du monde, afin que nos mondes enfouis puissent respirer un peu.

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« Folies » à la Mariane Ibrahim Gallery à Mexico.

Eva Jospin cherche en permanence, étudie les lieux où elle exposera, réinvente ses forêts devenues sa signature. Depuis longtemps, la « fille de » a tracé son chemin. Dès l'enfance, ses parents érudits et gourmands poussent avec elle les portes des musées. Gamine, elle est attirée par l'art, dans la nécessité de créer. Elle sait qu'elle ne fera pas de politique comme papa, qu'elle ne présentera jamais l'ENA. L'ancien Premier ministre, comme sa mère, l'accompagne, la suit fièrement. Eva étant déterminée, mieux vaut la suivre que la freiner, que d'essayer de l'orienter. Eva sait où elle va et pourquoi. La sculptrice accepte un passage dans son atelier. Ne pas trop la déranger. Elle travaille intensément, fébrilement. Elle n'est pas vraiment dans le désir d'expliquer ce qu'elle fait. La visite va mal se passer.

Elle n'est pas encartonnée, emprisonnée par sa matière

Un immense atelier lumineux du 11e arrondissement de Paris, un ancien garage probablement. Partout du carton, en tas, en lamelles, à terre, debout, posé, rangé comme le sont visseuses, ponceuses, pinces, lames, masques antipoussière, casques antibruit, gants, échelles de toutes tailles, pistolets à colle, vélos, œuvres bâchées ou encore squelettiques. C'est ici qu'Eva pense et ponce. Une assistante découpe, d'autres, très organisées, travaillent sur les expos à venir. Pour la trouver, prendre au fond à gauche. Debout, face à sa table, gantée pour se protéger, la fille au cutter opère. Bien entendu, Eva commence à parler avec passion. Elle n'est pas encartonnée, emprisonnée par sa matière. Elle est une collègue. Son travail consiste à naviguer entre ce qu'elle souhaite et ce que le matériau lui-même accepte ou pas. « J'ai une idée très précise de là où je veux aller, explique-t-elle. Ce qui est particulier, c'est que, bien que tout soit très déterminé au départ, ensuite la main vagabonde en raison du carton lui-même. Il résiste "mollement". Il offre des imprévus, heureusement... »

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« Galleria », au palais des Papes (Avignon).

En la regardant travailler, on pense aux autres artistes qui ont fait du marbre leur matière. Carton, marbre, même combat ? Eva sculpte, point. Elle est dans la lignée de tous ses pairs. Tous ont été confrontés aux mêmes questions : être guidés par une pensée, apprivoiser la matière tout en sachant qu'elle sera également coauteur de l'œuvre. Si Eva a choisi le carton, c'est parce qu'il est accessible, inépuisable, un matériau d'aujourd'hui comme Eva est une femme qui vit avec aujourd'hui. Elle voit le monde tituber. Dans son univers, elle titube moins. Elle tient mieux. Son grand-père maternel a été un journaliste résistant. « J'ai un tempérament plus persévérant que résistant. Mes créations sont davantage des invitations que des actes de résistance. J'espère conduire le spectateur à ce qu'il s'invente des récits. Notre époque n'en crée plus. Je suis une artiste des récits perdus. Ce n'est pas résister un peu ? » nous interroge-t-elle.

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« Selva », au Museo Fortuny de Venise du 10 avril au 24 novembre. En ce moment à Art Paris. Galerie Suzanne Tarasieve.

Eva aime travailler pour des lieux chargés d'histoires. Petite, qui lui en contait ? « D'abord mon grand-père paternel. Il avait une voix grave et racontait surtout sa propre histoire. Il y eut mon père aussi, étrangement moins ma mère. J'ai toujours adoré faire parler les adultes et qu'ils racontent leurs propres vies. » Le Louvre, il y a quelques années, le Palazzo Fortuny à Venise maintenant, Versailles cet été, comment débutent ces aventures ? « Il faut d'abord rêver le lieu puis s'y rendre et ajuster ses dessins à la construction de ses rêves. J'essaie de dialoguer avec les formes du lieu, son esprit. J'évite de voir ce que d'autres artistes ont fait de l'endroit avant moi sinon je suis écrasée. Dès l'École des beaux-arts, je ne cherchais pas à me comparer de peur d'être étouffée et de ne plus rien pouvoir créer. » Pas si sûre d'elle, la fille au cutter...

« Vous travaillez souvent dans des lieux qui ont traversé l'Histoire. Le carton, c'est éphémère. Ne risque-t-on pas de vous oublier ? - Je serai très certainement oubliée. Ce qui compte, c'est maintenant. Je ne maîtrise rien quant à l'avenir. Seul le temps décide de ce qui est pérenne ou pas... Même si je ne suis pas certaine de laisser une trace, j'aurais besoin d'une terre, d'un lieu, d'un jardin pour y faire pousser des œuvres et que la nature, donc le temps, sculpte à son tour mon travail. - Vous inventez des forêts en carton et vous vous promenez dans de vraies forêts. Quelle différence ? - Ça n'a rien à voir. Une vraie forêt est sensorielle, physique, olfactive. Mes forêts sont des incitations. Elles suggèrent. Leur force, c'est qu'elles ne sont pas réelles. En forêt, on ne rêve pas de forêt, on y est. Dans les miennes, on rêve de forêts ou d'autres choses. En fait, je fais du faux, qui peut conduire au vrai. »

La fille au cutter a-t-elle eu envie d'y recourir pour un autre usage que pour ses œuvres ? « Pour moi, c'est un complice de mon travail, impossible d'imaginer l'utiliser pour me défendre par exemple. Pas de cutter assassin dans mes cauchemars. »

Eva Jospin en 5 dates

2002
Diplômée des Beaux-Arts de Paris

2016-2017
Pensionnaire de la villa Médicis à Rome

2016
Œuvre au cœur de la cour Carrée du Louvre

2023
Investit le palais des Papes à Avignon

2024
Avril
Biennale de Venise, exposition au Museo Fortuny
Été
Installation d'une fresque à Versailles

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