Cinéma : Kore-eda ou l'art de l'enfance

Le cinéaste japonais revient avec « L’Innocence », un film sur le mensonge dans une société nipponne rigide et sujette aux préjugés.
Charlotte Langrand
Hinata Hiiragi (Yori) et Soya Kurokawa (Minato).
Hinata Hiiragi (Yori) et Soya Kurokawa (Minato). (Crédits : © SUENAGA MAKOTO)

Accepter de s'être fait berner. Se confronter à ses propres préjugés. Se méfier des évidences trompeuses. Voilà par quels sentiments va passer le public du nouveau film du réalisateur nippon Hirokazu Kore-eda. L'Innocence est une démonstration par l'expérience, celle du spectateur, qui va successivement voir une même histoire selon trois points de vue différents, adhérer à l'un puis nuancer son avis pour adopter celui d'un autre, avant de reconstituer enfin le puzzle de l'histoire et découvrir la vérité. Cette structure en triptyque, qui rappelle celle de Rashomon d'Akira Kurosawa (1950) et qui marque le retour du réalisateur au Japon après deux films à l'étranger (La Vérité, en France, et Les Bonnes Étoiles, en Corée), débute comme un thriller, avec une énigme : le comportement de Minato, un adolescent taciturne et étrange, inquiète sa mère, une jeune veuve surprotectrice qui lui consacre sa vie. Mais Minato s'enferme dans le silence, laissant les adultes se perdre en suggestions, hypothèses et accusations sur les raisons de son comportement bizarre.

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Minato serait-il victime, à l'école, de violences de la part d'un professeur abusif ? La direction de l'école aurait-elle été trop laxiste vis-à-vis de cet enseignant ? La mère demande des comptes avant que l'intrigue ne soit rejouée, dans un deuxième temps, à travers les yeux du professeur incriminé, qui, lui, penche plutôt pour un cas de harcèlement scolaire : il soupçonne Minato de persécuter un de ses camarades de classe, le fragile et tête en l'air Yori, qui est déjà la risée de ses camarades... Enfin, le film se termine par la version, toute autre, de ces deux adolescents, qui permet d'accéder au dénouement et à la révélation de leur secret.

Qui est le vrai « monstre » ?

Le scénario, écrit par Yuji Sakamoto, offre à Kore-eda une démonstration formelle soulignant l'impact des faux-semblants et des jugements hâtifs qui en découlent. « Cette structure permet d'impliquer le spectateur, de le mettre à hauteur des personnages, explique-t-il. Au départ, on n'a pas de vue d'ensemble sur l'histoire, on avance en même temps que chacun des protagonistes : on va donc être confronté aux mêmes préjugés qu'eux, jusqu'à la dernière partie qui permet de les déconstruire tous et de montrer comment la méconnaissance de l'autre nous cache la vérité. » Le film a raflé le prix du scénario au Festival de Cannes 2023.

À mesure que l'histoire s'éclaircit et que la vérité se profile, le réalisateur nous embarque dans une sorte d'enquête de mœurs pour déterminer qui est le vrai « monstre » de cette histoire (avant d'avoir pour titre L'Innocence, le film s'appelait Monster). En bon chroniqueur de la société japonaise, Kore-eda en profite pour critiquer une institution scolaire japonaise froide et immobile. « Au Japon, je crois que le monstre réside dans le fait que l'institution a tendance à préserver ses propres intérêts au détriment des intérêts individuels particuliers, estime-t-il. Il y a au centre de cette histoire la relation entre ces deux enfants : ils ne sont pas compris par les adultes, et les adultes, eux, ne sont pas compris par les institutions... » Ainsi, la directrice de l'école, qui vit elle aussi un drame personnel, va le dissimuler pour pouvoir protéger la réputation de l'école avant tout, même si son attitude est d'une grande violence pour ceux qui s'y heurtent, comme la mère de Minato ou même le professeur.

Le cinéaste de l'enfance et de la famille (recomposée, atypique, dysfonctionnelle...) en profite pour aborder un thème moins évoqué dans ses autres films : celui de la figure paternelle. Ou plutôt de son absence : Minato est orphelin de père mais l'ombre de celui-ci plane sur lui à travers le deuil douloureux de sa mère ; le professeur, également sans référent paternel, tente d'inculquer une certaine idée de la masculinité, plutôt virile et fantasmée, à ses élèves ; Yori, lui, subit carrément les violences d'un géniteur maltraitant et alcoolique... À nouveau, cette injonction à la virilité viendra percuter la réalité des deux jeunes garçons, qui, dans leurs fêlures, se sont reconnus. Ils se cacheront dans la forêt pour jouer et pour se soustraire aux diktats des adultes, qui eux aussi ont dû garder leurs secrets cachés. Ainsi, dans une des rares scènes où la vérité peut se raconter, la directrice de l'école (également professeure de musique) tend une trompette à Minato et lui dit : « Ce que tu ne peux pas dire, souffle-le. »

L'Innocence, de Hirokazu Kore-eda, avec Sakura Ando, Eita Nagayama, Soya Kurokawa, Hinata Hiiragi. 2 h 04. Sortie mercredi.

Charlotte Langrand

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