Livre : « Très Chers Amis », un roman russe sur les bords de l'Hudson

L'écrivain américain Gary Shteyngart nous offre un roman délicieusement tragi‐comique sur le confinement.
Anne-Laure Walter
Gary Shteyngart.
Gary Shteyngart. (Crédits : © Marcello Mencarini)

Un nouveau livre de Gary Shteyngart est toujours une promesse de réjouissances. Très Chers Amis, son « roman du confinement », ne déçoit pas. L'écrivain américain d'origine russe y marie humour acide et foi en l'humanité.

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Soit le romancier Sacha Senderovski, sa femme Macha, psychiatre pour Russes newyorkaises, et leur fille adoptive Natacha, surdouée fan de pop coréenne, qui, en mars 2020, s'installent dans leur résidence secondaire sur les bords de l'Hudson. Dans cette « colonie » avec bungalows qui lui rappelle celle où il passait ses vacances entre immigrés russes, Senderovski convie amis d'enfance et intellectuels de son cercle. Karen, femme d'affaires d'origine coréenne, qui a fait fortune dans la tech avec une application à l'algorithme Cupidon. Vinod, copain de lycée qui sort d'un cancer où il a laissé un poumon et son poste à l'université. Ed, héritier d'une famille coréenne, qui cuisinera beaucoup (et très bien) tout en fantasmant sur Dee, une jeune autrice qui écrit des livres provocateurs sur son milieu d'origine, les Blancs pauvres américains. Pour compléter le casting, celui dont on ne connaîtra pas le nom, l'Acteur, qui vient travailler sur une série adaptée d'un roman de Senderovski censée permettre au propriétaire des lieux de relancer sa carrière et de sortir ses finances du rouge.

« Mes chers amis. Bienvenue à la Maison de l'Amitié entre les peuples, comme on disait en Union soviétique. Nous vivons un moment effrayant », lance Senderovski, qui ne quitte plus son peignoir et a rempli sa cave d'une farandole d'alcools. Pendant que les camions frigorifiques s'amoncellent dans le Queens pour évacuer les morts du Covid, les convives, conscients de leurs privilèges, conversent dans les prés, testent les combinaisons de couples possibles et relisent les classiques. Ils dévorent aussi les 500 épisodes d'une émission de télé-réalité japonaise où trois hommes et trois femmes sont enfermés dans une villa. Mais contrairement à leurs équivalents occidentaux, les colocataires ont un langage châtié, ne trahissent ni ne forniquent et explorent les relations amicales avec timidité.

Une exquise causticité

Unités de temps et de lieu obligent, Gary Shteyngart se concentre avec maestria sur la vie intérieure de ses personnages, avec un système de voix off et de changements de point de vue. On est dans du Tchekhov. La campagne, les « paysans » un peu inquiétants et ces personnages qui contemplent leurs regrets, au mitan de leur existence. Shteyngart n'a rien perdu de ses punchlines, qualifiant la petite amie de l'Acteur de « mannequin et militante à la retraite » ou faisant dire à Ed que « le monde a besoin d'un nouveau livre de cuisine méditerranéenne comme moi j'ai besoin d'un nouvel ulcère ». Ce roman est sans doute le plus russe, et le plus noir, qu'il ait signé. Même si, comme souvent dans la littérature russe, comique et drame s'entremêlent. Six des huit invités sont arrivés aux États-Unis quand ils étaient enfants et s'interrogent sur ce qu'est devenue leur nation d'adoption. Ils découvrent abasourdis la vidéo de la mort de George Floyd. Racisme, suprémacisme blanc et cancel culture : l'Amérique que décrit Shteyngart est loin de celle rêvée par les parents de ses personnages. Son exquise causticité explore l'âme humaine et l'effondrement des sociétés. Contrairement à la télé-réalité japonaise, il y aura des coups bas, des trahisons et tous ne sortiront pas indemnes de leurs six mois de confinement. Reste que ce roman célèbre l'amitié malgré tout, comme elle transpire dans cette scène : au volant de sa voiture, « Senderovski regarda Vinod dormir à l'arrière, le visage appuyé contre la vitre suédoise teintée, et ne put échapper à la force de ses sentiments, à l'éclat non teinté d'impureté de son amour ».

TRÈS CHERS AMIS

Traduit de l'anglais (États-Unis) par Stéphane Roques, L'Olivier, 384 pages, 24 euros (en librairies vendredi).

Traduit de l'anglais (États-Unis) par Stéphane Roques, L'Olivier, 384 pages, 24 euros (en librairies vendredi).

Anne-Laure Walter

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