Commençons par les bonnes nouvelles. Une majorité de Français seraient féministes, 61 % exactement, selon le récent sondage OpinionWay mené auprès d'un échantillon représentatif de la population de plus de 18 ans. Avec peu de différences entre les sexes, puisque 57 % des hommes et 65 % des femmes acceptent d'endosser ce qualificatif pourtant souvent vilipendé. Et 60 % des sondés, ne tolérant plus les comportements machistes dégradants, approuvent que des « gestes déplacés » puissent donner lieu à des accusations ou à des plaintes. Du jamais-vu. L'étude, intitulée « Les Français et les violences sexistes et sexuelles dans le cinéma », a débuté le 7 février, jour de la publication dans le quotidien Le Monde des accusations de Judith Godrèche à l'encontre du réalisateur Benoît Jacquot. Les affaires retentissantes qui bouleversent le 7e art depuis plusieurs années donnent l'image d'un milieu de perdition où le pouvoir des hommes cinéastes met en danger les femmes de la profession.
La libération de la parole a fait émerger des atteintes graves et fréquentes, que l'on n'appelle plus « faits divers » et que l'on ose considérer comme relevant d'un « système ». « Cette actualité qui suscite de la compassion et de la colère explique sans doute la sévérité d'une grande partie des sondés envers les hommes accusés, jusqu'à mettre à mal la présomption d'innocence », s'alarme la politologue Chloé Morin*, instigatrice du sondage. En effet, et c'est là que les résultats peuvent choquer, 67 % considèrent comme un « progrès » qu'une personnalité condamnée ne puisse retrouver son métier après avoir purgé sa peine. Aux oubliettes le principe fondamental de réinsertion, les Français réhabilitent ici une forme de double peine.
Autre évolution frappante : la moitié des interrogés estime qu'un acteur ou un réalisateur accusé doit être interdit de travailler même avant de passer devant un tribunal. La cancel culture, qui consiste à effacer ou à exclure les auteurs présumés de délits et de crimes sexuels par précaution ou ras-le-bol, en ignorant l'enquête et la vérité judiciaire, convainc de plus en plus. Les défaillances de la justice, la longueur des procédures, les difficultés à obtenir des condamnations justifient la volonté des citoyens de soutenir d'autres moyens de punir les agresseurs, hors des tribunaux, prenant le risque insensé de condamner un innocent. « Il faut plus de pédagogie, réagit Laure Heinich, l'avocate de Judith Godrèche. Expliquer ce que signifie une peine perpétuelle, rappeler que des interdits d'exercer peuvent être prononcés. » « Un sondé sur deux déclare que le non-financement d'une production ou l'exclusion de la remise des Césars est une avancée, détaille Bruno Jeanbart d'OpinionWay. Une dérive notamment dénoncée par Julia Minkowski et Marie Dosé, avocates respectives de Benoît Jacquot et Jacques Doillon (non nommés aux Césars cette année). « Les personnes interrogées les plus dures ont moins de 35 ans », ajoute Jeanbart. Effet d'âge ou de génération ? Les jeunes changeront-ils d'avis en vieillissant ou la disparition de nos aînés provoquera-t-elle un bouleversement de la société sur ces questions ?
Un détail étonne : toutes questions confondues, les divergences sont faibles entre ceux se positionnant à droite et ceux au centre. Que l'on ait voté Emmanuel Macron ou Valérie Pécresse en 2022, on plébiscite quasiment à la même hauteur ces « annulations ». Notons que les électeurs d'Éric Zemmour sont pour la plupart réfractaires à ces sanctions sociétales. Qu'il s'agisse de comportements sexistes, d'agressions ou de viols, des faits pourtant distincts, les réponses des Français ne varient guère. « Tout est à peu près jugé de la même manière, poursuit Chloé Morin, comme si tout se valait. » Sur les actes qualifiés d'agression sexuelle, une distinction est en revanche nettement faite : seuls 36 % déclarent que « siffler une femme dans la rue » est une agression sexuelle, tandis qu'ils sont près de 90 % à affirmer qu'« une main aux fesses » et qu'« embrasser de force » le sont.
« Nous avons été surpris que la main aux fesses soit perçue comme il se doit, c'est-à-dire comme un délit », ajoute Bruno Jeanbart. « Le sondage marque clairement la progression de la tentation de la cancel culture à l'américaine dans l'opinion, conclue Chloé Morin. Selon des études, une partie de l'électorat des États-Unis se "trumpise" en réaction à cette tentation. » En France, le rejet de ces tentatives de bannir un artiste ou une création, d'essayer de proscrire les mis en cause sans attendre le verdict des magistrats favorise la popularité du Rassemblement national. Dans le dernier segment du sondage, loin devant Jean-Luc Mélenchon, dont La France insoumise revendique le plus féministe des programmes, la tête du classement des personnalités politiques défendant le mieux les femmes est occupée par... une femme : Marine Le Pen.
* Quand il aura vingt ans, Chloé Morin, Fayard.
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