Nos critiques littéraires de la semaine

« Un monde à refaire », de Claire Deya, « L'échappée », de Jean-François Dupont, « Le Banquet des Empouses », d'Olga Tokarczuk : découvrez nos critiques littéraires de la semaine.
Claire Deya.
Claire Deya. (Crédits : © LTD / Franck Ferville)

Réparer les morts-vivants

Après guerre, c'est toujours la même histoire. Celle des morts et celle des morts-vivants. Honorer les uns et réparer les autres. Veiller à ce que les crépuscules puissent devenir des aubes. Résister encore, même si différemment. C'est à ce travail, de deuil autant que de mémoire, que s'attelle Claire Deya, scénariste de formation, pour un premier roman éblouissant de maîtrise narrative. L'Histoire y fait des petits, des hommes et des femmes qui furent en quelque sorte les soutiers d'une gloire endeuillée.

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Hyères, printemps 1945. Sur les plages de la Riviera, il flotte comme un air d'insouciance encore inquiète. Les Allemands sont partis mais ont laissé derrière eux, partout dans le pays, sur ses côtes d'abord, de funestes « cadeaux ». En tout, 13 millions de mines et d'engins explosifs, de quoi prolonger ad nauseam le désastre. Il s'agit de les repérer et de les mettre hors d'état de nuire ; tâche que le gouvernement provisoire du général de Gaulle n'entend pas déléguer au secteur privé, mais à l'État, histoire de contribuer à la restauration de son autorité. D'étranges personnages entre chiens et loups vont s'en charger : résistants venus de tous les bords et poursuivre la lutte, d'autres qui se reprochent d'avoir jusqu'ici mal ou rien fait, des desperados en quête d'une bonne solde, mais aussi des prisonniers de guerre allemands à qui on ne laisse pas d'autre choix que le rachat... Et parmi cet étrange équipage, sur les bords de la Méditerranée donc, Vincent qui cherche Ariane, la femme qu'il aimait en secret avant guerre ; Fabien, le chef du groupe, qui a, lui, perdu pour toujours son épouse et prend ses ordres de Raymond Aubrac ; Lukas, qui voudrait ne plus jamais porter l'uniforme vert-de-gris de sa honte. Tant d'autres, entre deux mondes, deux destins. Jusqu'à Saskia, qui a tout perdu dans les camps, sa famille, son enfance, et qui découvre de retour chez elle que sa maison, les quelques biens qu'elle y avait laissés, lui ont été aussi ôtés.

C'est à un travail de deuil autant que de mémoire que s'attelle Claire Deya pour son premier roman

Claire Deya accompagne chacun avec une même générosité, un même élan symphonique. Elle sait détourner le mince cours d'eau de toutes ses histoires pour les réunir dans le grand fleuve romanesque de l'Histoire. Le lecteur, consolé, sortira de là aussi instruit que bouleversé.

Un monde à refaire, Claire Deya, L'Observatoire, 415 pages, 22 euros.

Ô adolescence

L'adolescence, la grande affaire de Jean-François Dupont. De livre en livre, il en cartographie la trace et les failles en laissant percer le regret de la sienne. Souvent plongés dans une réalité violente, ses jeunes héros conservaient une grâce sur la foi de laquelle on pouvait encore les tenir pour innocents. Son nouveau roman - couplé avec la réédition chez le même éditeur de son précédent ouvrage, Villa Wexler, en format poche - jette un regard moins compassionnel sur cet âge sans pitié.

Le sujet ? François, un homme vieillissant (60 ans et des poussières), ancien professeur de cinéma emprisonné pour le meurtre aussi gratuit que baroque de ses voisins, parvient à quitter sa prison avec la complicité de son geôlier. Il n'a plus qu'une idée, en finir avec une vie dont il entrevoit trop bien la fin, solitaire et souffreteuse.

Durant sa captivité, la guerre civile s'est installée dans le pays. Un conflit entre des bandes de diverses obédiences pour le contrôle du territoire. Raison supplémentaire pour François de mettre les bouts. Direction la Suisse, paradis de l'aide à mourir. Chemin faisant, il fait la rencontre d'une jeune violoncelliste paumée, Constance, et surtout d'une bande de bras cassés livrés à eux-mêmes, jeunes pieds nickelés incultes et sardoniques. Ils ont tôt fait de prendre en otage ce couple de hasard.

Futur proche ou réalité augmentée ? L'Échappée, roman épique et dérisoire, coruscant et contemplatif, questionne sans n'en rien laisser paraître une société parcellisée du tous contre tous. Jean-François Dupont excelle dans la tension ainsi créée entre un vieux prof au bout du rouleau et une jeunesse sans repères. « À quoi cela servait d'avoir tous ces films en tête et ne pouvoir en parler avec personne ? » se demande son héros, aussi dépité que s'il avait hérité de billets de Monopoly.

Brinquebalés de campements provisoires en sanatoriums désaffectés, à la merci de l'humeur imprévisible de leurs geôliers, François et Constance uniront le désenchantement de l'un et la grâce de l'autre pour frayer leur chemin vers la liberté. Arrivé au terme de cette aventure François sera-t-il toujours disposé à mourir ? L'Échappée est, à sa manière - paradoxale -, une leçon d'espérance.

L'échappéeJean-François Dupont, Asphalte, 208 pages, 20 euros.

Olga Tokarczuk, sorcière du style

Et si les Empouses étaient les nouvelles sorcières ? On pourrait voir dans ces démones mythologiques, narratrices du nouveau roman d'Olga Tokarczuk - le premier depuis son prix Nobel de littérature en 2018 -, des icônes du féminisme. Ces créatures vengeresses, qu'on ne verra jamais, font corps avec la nature. Tapies dans la mousse des sous-bois, dans les feuillages de la canopée, dans la brume humide, elles observent les curistes du sanatorium de Görbersdorf, bel échantillon de la société masculine du début du siècle dernier. C'est ici qu'en 1912 un futur ingénieur, Mieczyslaw Wojnicz, interrompt ses études pour soigner au grand air des Sudètes une tuberculose tout juste diagnostiquée.

Olga Tokarczuk maîtrise à la perfection le roman de sanatorium, genre qui s'est éteint avec l'arrivée du BCG et dont le mètre étalon reste La Montagne magique d'un autre Prix Nobel, Thomas Mann. On y retrouve tous les ingrédients : la galerie de personnages qui incarnent les différents mouvements de pensée d'une époque, les traitements, les repas, les chaises longues, la promenade, avec bien sûr les quintes de toux. Cette bande-son donne lieu à une savoureuse description sonore des expectorations des copensionnaires de Wojnicz. L'ingénieur hypersensible décrit la « symphonie de toux » qui se joue chaque soir, de celle « puissante et profonde » comme un tuba à celle sèche et saccadée « en cascade comme les perles d'un collier arraché au cou et tombé au sol », ou celle qui « a des sonorités d'une matière pourrissante à la fermentation séculaire ».

La sédentarité forcée implique une richesse d'échanges intellectuels dont sont dépourvus les curistes de la Pension des Messieurs, qui, chaque soir, dissertent sur la marche du monde. Imbibées de l'alcool local Schwärmerei, les conversations, quel que soit le sujet - art, guerre, littérature, politique ou théologie -, aboutissent à la question des femmes et de leur infériorité par rapport aux hommes. S'accumulent les propos caricaturaux, paraphrasés, apprend-on en note, de textes d'illustres auteurs comme Platon, Shakespeare, Racine, Kerouac, Nietzsche ou Freud. Si le lecteur ne s'englue pas dans la « lenteur sanatoriale » ni dans les palabres rances des poitrinaires misogynes, c'est qu'Olga Tokarczuk, véritable sorcière du style, parvient au moyen de roucoulements suspects au grenier, d'yeux qui observent et de légendes populaires à développer une tension, une attente du basculement dans l'épouvante promis par le sous-titre de l'ouvrage (Roman d'épouvante naturo-pathique). Le tout en s'emparant des questions d'époque que sont le crépuscule du patriarcat et la transition de genre. Jouissif.

Le banquet des empousesOlga Tokarczuk, traduit du polonais par Maryla Laurent, Noir sur Blanc, 304 pages, 23 euros.

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