Salman Rushdie : Candide e (s) t le prophète

Dans « Le Couteau », Salman Rushdie délaisse l’ironie pour le premier degré. Le grand incroyant réfléchit aux prémonitions… et aux miracles.
Salman Rushdie, écrivain américano-britannique d'origine indienne.
Salman Rushdie, écrivain américano-britannique d'origine indienne. (Crédits : © LTD / AARON KOTOWSKI)

Peut-on rester un Candide autoproclamé quand les islamistes veulent votre peau ? A-t-on le droit de croire aux prémonitions et aux miracles quand on a de très très bonnes raisons de se méfier des prophètes ? Dans ce livre-récit, Salman Rushdie met en sourdine sa belle ironie et la fantaisie de ses divagations pour raconter, au premier degré et à la première personne, une histoire, celle d'un écrivain de 75 ans au moment des faits qui, le 12 août 2022, a manqué d'être assassiné par un fou de Dieu de 24 ans armé d'un couteau, et qui cherche à comprendre ce qui lui est arrivé.

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« Lorsque quelqu'un vous inflige quinze blessures, cela devient une affaire décidément très personnelle. Une histoire à la première personne », se justifie le maître dans l'art - et la malice - des mises à distance que permet la troisième personne. Comme si le « je » signait l'acceptation par Rushdie d'un rôle qu'il refuse depuis ce jour de février 1989 où l'ayatollah Khomeyni le condamna à mort pour avoir osé ridiculiser Mahomet dans Les Versets sataniques.

Rushdie icône de la Liberté d'Expression...

Trente-cinq ans plus tard, il a beau avouer une nouvelle fois : « Sincèrement, j'aurais été heureux de ne plus jamais reparler des Versets sataniques. Mon pauvre livre pernicieux. Un jour peut-être ce livre et son pernicieux auteur retrouveront-ils tous les deux la liberté », il tente néanmoins d'en prendre son parti. De s'y résoudre : « Si le destin m'a transformé en Rushdie icône de la Liberté d'Expression, une sorte de poupée Barbie vertueuse amoureuse de la liberté, alors j'assumerai ce sort. » Fût-ce contraint et forcé, Salman Rushdie est la preuve vivante, borgne et fichtrement couturée mais vivante, de l'universalisme de la laïcité. Au-delà, très au-delà du concept. D'ailleurs l'Indien de naissance devenu citoyen britannique puis américain n'emploie pas une seule fois ce mot. Ce n'est pas son sujet ; c'est sa destinée, « son karma, son kismet » - « ces notions inexistantes », ainsi qu'il l'écrit sans le croire mais en le pensant.

Ce que le texte révèle, c'est cette tension entre le besoin, via l'écriture, de « reprendre le contrôle sur l'événement », avec force rationalité s'il vous plaît, et le jaillissement de considérations irrationnelles - pour le moins inattendues de la part d'un grand incroyant comme lui - sur les « prémonitions », les « prophéties » et les « préfigurations ». Prenons-les dans l'ordre.

Les prémonitions, d'abord : deux nuits avant de prendre l'avion pour aller donner cette conférence dans l'amphithéâtre de Chautauqua et vivre les vingt-sept secondes de sa rencontre « intime » avec l'islamiste que dans le texte il refuse de nommer et rebaptise « le A. », il raconte avoir fait un rêve où il était attaqué par un gladiateur dans un amphithéâtre romain. « Ce n'était pas la première fois que je faisais un tel rêve. À deux reprises auparavant, tandis que dans mon rêve je me roulais à terre avec frénésie, mon véritable moi, endormi mais criant également, avait projeté son corps, mon corps, hors du lit et je m'étais éveillé en m'écrasant douloureusement sur le sol de la chambre. Cette fois-ci, je ne tombai pas du lit. Mon épouse, Eliza, la romancière, poète et photographe Rachel Eliza Griffiths, me réveilla juste à temps. C'était comme une prémonition (même si les prémonitions sont des choses auxquelles je ne crois pas). » Tout (la contradiction, la force, la fragilité) est dans la parenthèse.

« La fatwa pouvait me faire dérailler »

La prophétie, ensuite : « Il y a vingt ans, le roman qui est devenu Shalimar le clown est né d'une simple image que je ne parvenais pas à chasser de mon esprit, celle d'un mort allongé au sol alors qu'un deuxième homme, son assassin, se tient au-dessus de lui, un couteau ensanglanté à la main. [...] Quand j'y repense aujourd'hui, je suis ébranlé. Je ne vois pas en général mes livres comme des prophéties. J'ai eu quelques ennuis avec des prophètes dans ma vie et je ne postule pas pour ce genre d'emploi. Mais il est difficile, en repensant à la genèse de ce roman, de ne pas voir dans cette image, à tout le moins, une prémonition. » On aurait aimé qu'il pousse plus loin l'exploration de la façon (grandement paradoxale) dont Candide - ainsi se portraitura-t-il dans Quichotte - se met à marcher sur les traces du prophète.

La préfiguration, enfin : sa rencontre digne d'une comédie romantique hollywoodienne avec celle qui allait devenir sa femme, Eliza, et dont il fit la connaissance en 2017, à l'occasion du festival PEN America World Voices. La bascule s'opéra pendant l'after. « Le rooftop où se déroulait la fête était composé d'un espace intérieur et d'une terrasse à l'air libre séparés sur toute la longueur par des portes coulissantes en verre. Je suggérai de sortir pour contempler les lumières de la ville. Elle passa la première. Marchant à sa suite, j'omis de remarquer un détail important, à savoir que tandis qu'une des portes coulissantes était ouverte, celle par laquelle elle venait de passer, l'autre était fermée. En m'avançant, complètement distrait par la présence de cette femme brillante et superbe, je heurtai violemment la porte en verre et tombai au sol de façon dramatique. [...] Mes lunettes s'étaient brisées et m'avaient blessé le nez, donc le sang ruisselait sur mon visage. Eliza accourut auprès de moi et se mit à éponger le sang sur mon nez. J'entendais des voix criant que j'avais fait une chute. C'était un véritable brouhaha. Je me remis debout avec un peu d'aide et, me sentant ébranlé, déclarai que je ferais mieux de commander un taxi et de rentrer chez moi. Eliza m'accompagna dans l'ascenseur. Un taxi était là. J'y montai. Puis Eliza y prit place également. Et, comme il me plaisait à le dire chaque fois que nous nous mettions à raconter notre histoire à nos amis, nous ne nous sommes plus quittés depuis. [...] Il est évident que si je n'avais pas eu cette violente rencontre avec la porte de verre coulissante, Eliza ne serait jamais montée dans un taxi avec moi. [...] Il m'apparaît désormais que cette scène de comédie romantique présente d'étranges ressemblances avec la scène de l'agression : les lunettes cassées, le sang (beaucoup moins, mais tout de même, du sang), la chute au sol dans une sorte d'étourdissement, les gens qui se rassemblent et me surplombent. C'est une sorte de préfiguration comique. Mais la grande différence c'est qu'il s'agit d'une scène heureuse. Il est ici question d'amour. »

Et d'amoooooouuuuuuur, Rushdie nous entretient longuement dans Le Couteau, qui se lit comme une ode à Eliza. On aura compris, parce qu'il le répète presque à chaque page, que c'est grâce à elle qu'il se « détourne de la haine pour [s]e tourner vers l'amour. » L'amour et l'écriture. « La fatwa pouvait me faire dérailler, me détruire en tant qu'artiste de deux façons : si je me mettais à écrire des livres "effrayés" ou si je me mettais à écrire des livres "vengeurs". Les deux options [...] feraient de moi une simple créature de cette attaque. » Au lieu de quoi il entend se glisser dans la tête du « A. », qui est, après Eliza et lui-même, le troisième personnage important de cette histoire. « De son propre aveu, il avait à peine lu deux pages de mes écrits et regardé deux ou trois vidéos de moi sur YouTube. On peut donc en déduire que, quels qu'aient été les motifs de l'agression, ce n'étaient pas Les Versets sataniques qui étaient en cause. » Pour comprendre lesdits « motifs », Rushdie est comme hanté par le désir d'une confrontation avec « le A. » à la manière d'un Samuel Beckett - auquel reviennent les honneurs de l'exergue -, qui survécut de justesse à l'attaque au couteau d'un voyou, le 7 janvier 1938, à Paris, et qui s'adressa directement à ce dernier au tribunal pour lui demander pourquoi il avait agi ainsi. À la fin du livre, Rushdie considère ne plus avoir besoin de son « moment Samuel Beckett », mais de voir la prison où est enfermé « le A. » ; la voyant, il se sent « bêtement heureux » et a envie de... danser. Dans l'intervalle, il déroule quatre sessions de conversation imaginaire entre « le A. » et lui, qui eussent dû être géniales et dont on ne retiendra que la dernière réplique : « Je vous comprends bien à présent, mon assassin raté, hypocrite assassin, mon semblable, mon frère. Vous pouviez envisager un meurtre parce que vous étiez incapable de rire. »

Le couteau enragé du « A. » aurait-il entaillé aussi l'humour de Salman Rushdie ? Du temps de Joseph Anton, le double de papier qui est le héros éponyme de son autobiographie d'il y a douze ans, sa plume se riait de lui. Cette faculté-là, il ne l'a pas encore tout à fait recouvrée... Il n'en est que plus émouvant. Il faut voir comment il s'emploie à convaincre de la vigueur de son incroyance (« Mon athéisme demeure intact. Cela ne va pas changer dans cette vie de la seconde chance. ») tout en confiant vouloir « réfléchir aux miracles et à l'irruption du miraculeux dans la vie de quelqu'un qui ne croit pas à l'existence des miracles et qui pourtant a passé sa vie à créer des mondes imaginaires dans lesquels ils existent ». Il ne sait pas davantage quoi faire des miracles que des prémonitions ou de la destinée. « Non je ne crois pas aux miracles mais mes livres oui, et pour reprendre la formule de Whitman, comment cela ? Je me contredis ? Eh bien soit, je me contredis ! Je ne crois pas aux miracles mais ma survie est miraculeuse. Bon, d'accord, qu'il en soit ainsi. » Amen, donc.

LE COUTEAU - RÉFLEXIONS SUITE À UNE TENTATIVE D'ASSASSINAT
Salman Rushdie, traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Gérard Meudal, Gallimard, 272 pages, 23 euros.

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