Faut-il s'inquiéter d'un monde de taux négatifs ?

Les taux d'intérêt sont historiquement bas, et même négatifs pour les emprunts de certains États ou retraités de l'inflation. Et la BCE s'apprête à les baisser encore plus.
Delphine Cuny
(Crédits : Source Observatoire Crédit Logement/ infographie "La Tribune")

1. Ces taux bas sont-ils inédits ?

Les taux d'intérêt sont historiquement bas dans de nombreux pays développés, un phénomène quasi généralisé. C'est en Suisse ( - 0,75 %) et au Danemark ( - 0,65 %) qu'ils sont les plus bas. Au Japon, les taux sont à - 0,10 % depuis janvier 2016. En zone euro, la Banque centrale européenne (BCE) a abaissé à 0,00 % en mars 2016 son principal taux directeur (le taux d'intérêt des opérations principales de refinancement, auquel les banques empruntent auprès de la BCE pour une durée d'une semaine). Au Royaume-Uni, les taux sont à 0,75 %.

Aux États-Unis, la Réserve fédérale américaine (FED), qui avait commencé à remonter légèrement ses taux depuis décembre 2015, les a abaissés à 2,25 % fin juillet, pour la première fois depuis la crise de 2008. Les taux restent élevés dans les économies plus émergentes (4,25 % en Chine, 6 % au Brésil, 19 % en Turquie), à la croissance et l'inflation plus fortes.

Infographie, H301, p.16, Taux des crédits immobiliers vs taux d’inflation vs taux des emprunts d’État (OAT)

2. Pourquoi les taux sont-ils si bas ?

Les banques centrales baissent les taux dans le but de stimuler la croissance économique en rendant les conditions de crédit favorables, ce qui incite les ménages à consommer et les entreprises à investir. Elles ont massivement baissé les taux après la crise financière de 2008, de façon concertée, pour fournir des liquidités aux banques, réduire les tensions sur les marchés de capitaux, éviter le rationnement du crédit et lutter contre la récession. Le taux des opérations principales de refinancement de la BCE a été divisé par trois entre octobre 2008 et avril 2009. Le mandat premier de la Banque centrale européenne est la stabilité des prix, à savoir une inflation « inférieure à, mais proche de 2 % » : or, en 2014, elle tombe à 0,4 % et l'économie est menacée par la déflation.

Avec des taux au niveau plancher, cet instrument ne suffisant plus, la BCE décide en 2015 d'utiliser la politique monétaire « non conventionnelle », dans les pas de la Banque du Japon, la Banque d'Angleterre et la FED : l'assouplissement quantitatif (« quantitative easing » ou QE), un programme d'achat de dettes (d'États au départ, puis un peu d'entreprises) sur les marchés. Le QE vise à inciter les banques à octroyer plus facilement du crédit, ce qui doit relancer les investissements et l'emploi.

3. Jusqu'à quand ces taux seront-ils si bas ?

« Impossible de répondre » à cette question, a déclaré Christine Lagarde, la future présidente de la BCE, lors de son audition au Parlement européen le 4 septembre. En cause, l'inflation trop faible, dont le retour est devenu l'Arlésienne des banques centrales. À l'issue de sa réunion de politique monétaire fin juillet, la BCE, encore présidée par Mario Draghi jusqu'au 31 octobre, a prévenu que les taux resteraient « aux niveaux actuels, ou à des niveaux plus faibles, au moins pendant le premier semestre 2020 et en tout cas, aussi longtemps que nécessaire pour assurer la poursuite de la convergence durable de l'inflation vers son objectif à moyen terme » .

La BCE devait même annoncer une nouvelle baisse des taux ce jeudi 12 septembre : les marchés financiers anticipent une diminution de 10 points de base du taux d'intérêt de la facilité de dépôt, qui est négatif depuis 2014 et passerait de - 0,40 % à - 0,50 % (voire - 0,60 % dès maintenant ou en décembre). Ce taux définit la rémunération que les banques perçoivent lorsqu'elles déposent des liquidités pour 24 heures à la BCE : les banques sont donc en fait « taxées » sur ces liquidités excédentaires, afin de les inciter à faire travailler leur argent (en finançant et prêtant).

Le mouvement attendu de « normalisation » monétaire (retour à des taux plus « normaux » et une politique monétaire plus conventionnelle) au niveau mondial ne s'est pas matérialisé. Le gouverneur de la Banque de Japon, Haruhiko Kuroda, a même déclaré la semaine dernière qu'une baisse des taux « plus avant en territoire négatif est toujours une option » , alors que l'inflation stagne à un plus bas en deux ans (0,6 % en rythme annuel en juillet), tandis que les tensions commerciales accroissent les risques de ralentissement de l'économie mondiale.

4. Pourquoi parle-t-on de taux négatifs ?

Des États et des entreprises empruntent actuellement à taux négatifs. C'est le cas notamment de la France qui a émis début septembre sur le marché obligataire pour plus de 5,5 milliards d'euros de dettes à dix et quinze ans à taux négatifs. Pourquoi les investisseurs sont-ils prêts à « perdre de l'argent » pour prêter à la France ? Ils achètent en fait une obligation plus chère que sa valeur faciale et acceptent d'être remboursés à terme d'un montant inférieur à celui prêté car les emprunts d'État sont des titres faciles à écouler et des valeurs refuge dans un contexte d'incertitude économique et géopolitique.

Pour les banques, c'est un meilleur placement que de laisser les dépôts à la BCE au taux de - 0,4 %. La demande des investisseurs pour la dette de pays sans risque de défaut, nourrie aussi par le QE des banques centrales, augmente, donc le prix de l'obligation et le rendement offert diminue. Certains États, comme la Suisse, l'Allemagne et les Pays-Bas, n'ont plus une seule émission obligataire à taux positif, même à trente ans. Cette recherche d'actifs de qualité s'étend à la dette des entreprises les plus solides (en catégorie d'investissement). Plus de 17.000 milliards de dollars d'obligations dans le monde (souveraines et corporate) présentent un tel rendement négatif, soit un quart du marché des titres de qualité.

On parle également de taux négatifs retraités de l'inflation. Il s'agit de comparer le taux d'intérêt « réel » au taux « nominal » ou « facial » (qui apparaît sur les contrats de prêt ou de produit d'épargne) : ce taux réel mesure ce que les économistes appellent « le pouvoir d'achat de l'argent ». Si l'inflation est supérieure au taux d'intérêt, le rendement « réel » de l'épargne est négatif : le produit rapporte toujours des intérêts, mais ces derniers sont « grignotés » par l'inflation en termes de pouvoir d'achat. C'est par exemple le cas du livret A, dont le taux est fixé par l'État à 0,75 % depuis 2015, et dont le rendement réel est négatif depuis 2017.

De son côté, l'emprunteur peut renégocier les conditions de son prêt, et donc diminuer ses mensualités, ou s'endetter sur une plus longue durée, à des taux historiquement bas (en moyenne 1,17 % en août hors assurance et sûretés, dans l'ancien et le neuf). Il n'est pas « payé » par sa banque pour emprunter et le crédit n'est pas « gratuit » : l'inflation n'est qu'un des éléments permettant de mesurer le pouvoir d'achat en matière d'immobilier (prix au mètre, évolution des revenus, apport personnel, etc). Des taux réels négatifs ont déjà existé « au début des années 1950, puis en 1958 ou en 1974 », après le premier choc pétrolier, relève l'observatoire Crédit Logement CSA, mais en raison d'une inflation supérieure à 10 % à l'époque.

5. Qui sont les gagnants de ces taux ?

Les États en premier lieu : ils peuvent ainsi réduire leur dette publique (comme l'Allemagne) ou se refinancer à des conditions très avantageuses. Selon la Cour des comptes, la baisse des taux d'intérêt devrait générer 400 millions d'euros d'économies sur le coût de financement de l'État français cette année et « jusqu'à 4 milliards pour l'année 2020 ». Les entreprises aussi, notamment les plus solides, peuvent diminuer le coût de leur dette et investir. Les ménages également, s'ils sont emprunteurs. Indirectement, les banques centrales, puisqu'elles ont réalisé des plus-values sur les dettes rachetées dans le cadre du QE : elles ont dégagé des bénéfices qui sont reversés aux États.

Infographie, H301, p.17, Delphine, Taux d’intérêt nominal et taux réel des dépôts bancaires à court terme en zone euro

6. Qui sont les perdants ?

Les épargnants, qui ont misé sur les produits de taux, les préférés des Français notamment (65 % de leurs placements, en assurance vie en euros ou en dépôts bancaires selon la Banque de France). « Avec les taux zéro, inférieurs à l'inflation, les petits épargnants ont vu un tiers de leur capital partir en fumée en dix ans » s'est emporté un eurodéputé néerlandais, Derk Jan Eppink, lors de l'audition de Christine Lagarde, se demandant si la future présidente de la BCE ne serait pas « la mauvaise fée du citoyen. Vous punissez les épargnants, vous récompensez les endettés. » Cependant, les épargnants sont aussi généralement emprunteurs et/ou propriétaires de leur logement : l'impact global est difficile à mesurer pour les ménages.

Pour trouver du rendement, les épargnants doivent se tourner vers des placements plus risqués comme les actions (le CAC 40 a gagné 18 % depuis janvier), les métaux précieux (le cours de l'or a progressé de 17 % depuis janvier, celui de l'argent aussi), voire le bitcoin (qui a triplé de 3 700 dollars à 10 700 dollars... après avoir perdu plus de 70 % de sa valeur l'an dernier), l'investissement dans le non-coté, le crowdlending (prêt participatif aux PME), etc. Pourtant, sans doute inquiets pour l'avenir et peu portés sur la prise de risques, les Français laissent dormir 585 milliards d'euros sur leurs comptes courants, un record depuis 2009.

La rentabilité des banques est fragilisée : elles gagnent de l'argent sur la différence entre les intérêts qu'elles perçoivent sur les crédits qu'elles accordent et les intérêts qu'elles versent sur les livrets d'épargne de leurs clients ainsi que leurs propres dettes. Même si elles se refinancent à taux zéro, l'équation se complique quand les taux des prêts se rapprochent de zéro. Les assureurs sont aussi coincés entre le faible rendement de leurs placements et les engagements de rémunération pris dans les contrats d'assurance vie.

7. Comment survivent les banques ?

Les banques compensent en partie la perte de marge nette d'intérêts grâce au volume (en octroyant beaucoup de crédits) et à l'activité d'assurance (emprunteur, habitation, auto, vie) ainsi que les services financiers à l'international (crédit conso, location longue durée, etc). Cependant, la rentabilité des banques européennes se détériore, même si elles dégagent encore d'importants bénéfices. Elles se restructurent, diminuent le nombre d'agences et les effectifs.

La BCE envisage des mesures compensatrices : comme le font les banques centrales en Suède, au Japon, en Suisse, elle pourrait exempter une partie des dépôts du taux de rémunération négatif. Aucune banque française n'applique de taux négatif sur les dépôts des particuliers et des PME : trop risqué sur le plan commercial. Certaines banques, en Suisse, en Allemagne, au Danemark, ont commencé à le faire sur des dépôts dépassant 100 000 euros ou 1 à 2 millions, pour les clients de banque privée.

8. Y a-t-il un risque de surendettement ?

Le Haut conseil de stabilité financière, présidé par le ministre de l'Économie et des Finances, s'inquiète depuis plusieurs mois de la croissance du crédit en France (supérieure à 6 % sur un an), plus forte qu'ailleurs en zone euro. L'endettement du secteur privé non financier (ménages et entreprises), a atteint 132,3 % du PIB français au quatrième trimestre 2018, en hausse de plus de 4 points sur un an, contre 118,9 % en moyenne dans la zone euro, 92,2 % en Allemagne et 106,2 % en Italie (155,5 % au Royaume-Uni).

Le Haut conseil a imposé un matelas de fonds propres supplémentaire aux banques pour éviter un resserrement brutal du crédit en cas de retournement. Les entreprises ont plutôt allégé ou restructuré leur bilan avec de la dette moins chère. Même si les banques sont de plus en plus souples sur les conditions d'octroi de prêts, le Haut conseil considère que « le risque de crédit des ménages emprunteurs reste maîtrisé ». Le fait que les crédits immobiliers en France soient à taux fixes dans 98 % des cas permet de se prémunir contre un retour de bâton en cas de remontée des taux. Le nombre de dossiers de surendettement est retombé à son plus bas niveau depuis trente ans.

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LE CHIFFRE: 400 millions d'euros

soit, les économies pour l'État français en 2019 que va entraîner la baisse des taux d'intérêt, selon la Cour des comptes.

Delphine Cuny

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Commentaires 8
à écrit le 18/09/2019 à 20:38
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Les taux bas et leurs conséquences sont une chose, leurs causes me semblent pires. Cet objectif de vers 2% d'inflation, vraiment, quand on y regarde, tout mettre sur le comment avant de regarder le pourquoi, vouloir faire rentrer la réalité dans l'im...

à écrit le 18/09/2019 à 14:00
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L'or était la solution. Maintenant nous avons Bitcoin, une technologie qui nous permet de nous projeter dans l'avenir, au sens monétaire. Et de retrouver la notion de préférence temporelle. De pouvoir privilégier le long terme, au détriment du court ...

à écrit le 18/09/2019 à 13:06
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Les taux d'intéret négatifs détruisent du capital.Il faut effectivement s'inquiéter de la destruction du capital a une échelle qui augmente sans cesse.De l'argent qui disparait dans un trou noir,rien d'autre.

le 18/09/2019 à 19:19
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les taux d'intérêts bas détruisent aussi de la dette... demandez au chéri de ces dames. Et manifestement il y a un capital inutilisé suffisant pour que des états se refinancent à des taux négatis sur 10 ans et pour des centaines de milliards €. L...

le 19/09/2019 à 6:17
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@certes les taux négatifs ne détruisent pas la dette,l'augmentation des dettes(pulique ,privée,entreprises) est exponentielle!Ils détruisent l'épargne,et s'il n'y a plus d'intéret a épargner,c'est tout le système financier qui ne sert plus a rien,...

à écrit le 18/09/2019 à 9:30
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Je m'inquiète surtout de cette absence de politiques dans un contexte d'une dette de 2000 milliards hors de contrôle..

à écrit le 18/09/2019 à 9:21
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Qui croit un seul instant que l'on se saurait trouver de l'argent pas cher en France pour financer un bon projet? Dès lors, il n'y a que des inconvénients: création de bulles: immobilier, prix de l'or, niveau des bourses - rappelons que le plus fortu...

à écrit le 18/09/2019 à 8:57
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Les taux bas et négatifs sont le signe que l'économie est sur la mauvaise pente. La rupture technologique en marche, la démolition du système financier par l'apparition de nouvelles formes d'echanges d'argent, la croyance durable en une économie à c...

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