Le marché des produits dérivés frémit en Europe. Depuis le feu vert historique, le 10 janvier dernier, du gendarme américain de la Bourse (SEC) autorisant onze fonds à lister des ETF bitcoin, les acteurs de la crypto sont en ébullition. Pour rappel, ces ETF « spot » (ou au comptant) offrent la possibilité aux investisseurs de placer leur argent dans ces fonds suivant les performances de cet actif numérique, sans avoir à détenir directement de bitcoins. Autrement dit, une aubaine pour tous les frileux de l'investissement 100% cryptos mais qui cherchent une rentabilité supérieure aux placements classiques. Parmi ces fonds autorisés outre-Atlantique, la scale-up suisse 21Shares, qui a noué un partenariat avec le fonds américain Ark Invest pour lancer son ETF, revendique 2,2 milliards de dollars d'encours en Europe et 40 produits cotés (46 avec les Etats-Unis) sur 11 places financières.
LA TRIBUNE - Quel premier bilan tirez-vous du lancement le 10 janvier de votre ETF bitcoin ?
MARINA BAUDÉAN - Obtenir l'approbation de la SEC, avec notre partenaire Ark Invest, pour notre produit « ARKB » représente un véritable exploit pour notre équipe et finalement pour l'ensemble du secteur. Nous en étions à notre troisième demande auprès de la SEC. Pour nous, c'est l'occasion de se lancer sur le marché américain car nous émettons déjà des ETP (Exchange Traded Products), l'autre famille des produits dérivés autorisés, en Europe. Mais ce qui a fait surtout du bruit, c'est l'arrivée d'un géant comme BlackRock sur ce marché. Cela valide la thèse de l'investissement en bitcoin. C'est un big deal.
En seulement un mois, nous avons collecté plus de 700 millions de dollars, soit l'une des 25 meilleures performances sur la période, tous ETF confondus. Nous avons donc atteint en un mois aux Etats-Unis ce que nous avons réalisé en cinq ans en Europe ! Aujourd'hui, l'encours atteint 1,4 milliard de dollars alors que le total d'actifs sous gestion en Europe atteint 2,7 milliards de dollars. C'est vraiment un autre monde. Dès le premier jour, nous avons réalisé 30% du volume réalisé par BlackRock.
Quelle est la différence entre ces ETP, émis en Europe, et les ETF bitcoin « spot » fraîchement autorisés aux Etats-Unis ?
Un ETF « mono-actif » (ou composé d'un seul sous-jacent), comme cela existe aux Etats-Unis avec l'ETF Cash bitcoin, ne peut pas exister selon la réglementation européenne car il y a une obligation de diversification des actifs pour les ETF en Europe. Les produits financiers qui vont permettre ce type d'exposition, à savoir sur un actif unique, sont sous la forme d'ETN (Exchange Traded Notes) ou d'ETC (Exchange-Traded Commodities). En Suisse, il n'y a pas de différenciation entre ETF, ETN et ETC. Tous ces produits financiers sont englobés sous l'appellation ETP (Exchange-Traded Products).
Ainsi, nous émettons un ETP qui réplique, notamment, à 1 pour 1 le cours du bitcoin et qui est collatéralisé à 100% sur son sous-jacent, soit des bitcoins en « cold storage », qui consiste à stocker les clés des jetons numériques hors ligne. Ainsi, ils sont mis en garantie pour les investisseurs, en cas de défaut de 21Shares. Cet ETP est listé sur des places européennes, comme Euronext Paris, où nous avons plus de 20 produits dérivés, depuis 2021. Le produit diversifié favori auprès de nos investisseurs est le "HODL", qui se base sur le top 5 des meilleurs capitalisations crypto, et le "GOLD", un panier or et crypto.
Arrivez-vous à convaincre les acteurs français d'investir sur ces produits financiers d'un nouveau genre ?
Les clients européens de ces trackers se trouvent d'abord en Suisse, puis en Allemagne - où une incitation fiscale motive à choisir un plan d'épargne non taxé sur les ETP - et aussi en Italie. En France, cela prend du temps, c'est un long travail d'évangélisation. Quelques sociétés de courtage proposent nos produits, comme Bourse Direct, Saxo Bank ou DeGiro....Mais les banques restent globalement fermées à ce type de produit. Les régulateurs, et notamment l'AMF en France, veulent une stabilité du marché financier et protéger l'investisseur final. Or, avec les cryptos, on se trouve face à une classe d'actifs très volatiles. Cette vision empêche les gens d'y accéder, les poussant à trouver des alternatives. De manière générale, il faut donc ouvrir un autre compte ailleurs pour investir dans les ETP. Ensuite, cela se traite exactement de la même manière qu'une action. Il reste à convaincre les family office, les asset et private managers qui ont davantage d'appétence au risque. En France, une banque s'est lancée dans la tokenisation d'un green bond (Société Générale avec sa filiale Forge Ndlr) car c'est souvent sous cet angle que la crypto est approchée, ou sous l'angle des MNBC (monnaie numérique de banque centrale).
Comment comptez-vous aborder le marché français ?
L'Etat subventionne des enveloppes fiscales. Mais globalement, les rendements proposés par les livrets ne sont pas à niveau, surtout en période d'inflation. Notre marge de manœuvre se trouve plutôt auprès de ceux qui veulent investir dans l'assurance-vie. Pour nous, il s'agit donc de voir comment nos produits peuvent intégrer cette enveloppe fiscale. Pour cela, il faut être éligible selon la réglementation européenne Ucits (pour pouvoir être distribués auprès d'investisseurs non qualifiés, Ndlr). Les contrats d'assurance-vie pourraient être dynamisés avec une allocation sur de la crypto. Cela se fait déjà au Luxembourg. Aussi, nous rencontrons des assureurs en France mais les procédures sont longues. C'est le paradoxe du marché français : nous avons un vivier de talents et d'entrepreneurs dans le domaine de la blockchain notamment, mais nous avons un rapport à l'investissement qui est ultra prudent. L'idée serait de devenir éligible avec des assureurs, comme Cardif, Axa, Arkéa ou Swiss Life, sur un fonds, à hauteur de 3% à 5% de cryptos. Certains de ces assureurs sont plus ouverts que d'autres, il faut convaincre en interne avant de valider cette nouvelle classe d'actifs.
Quels sont vos projets en Europe et aux Etats-Unis ?
On continue de pousser nos feux en Suisse, en Allemagne et en Italie qui est en train de se développer. En Belgique, les banques sont plus frileuses. Nous avons de bons retours au Luxembourg même si les flux y sont plus larges et leur provenance plus difficilement identifiable. En ce qui concerne la SEC, nous avons déposé une demande d'ETF Ethereum au comptant et nous nous efforçons d'obtenir son approbation dans un avenir proche.
Quelle sera la place financière la plus attractive pour les crypto ?
La France était très bien partie. Mais j'ai l'impression que l'Europe, qui est moins avancée, a ralenti son élan tout en reprenant ce que la France avait tracé, notamment avec le PSAN (le passeport pour devenir « prestataire de services sur les actifs numériques, Ndlr). Résultat, nous sommes dans une position d'attente, car nous avons peur d'être ensuite corrigés par l'Union européenne. La plupart des pays avancent. Le fait que les Etats-Unis, le plus gros marché, apporte de la transparence au niveau de cette classe d'actifs va motiver d'autres pays à le faire. C'est une nouvelle dynamique.
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