Stablecoins : comment le dollar assure sa domination sur le marché

DOSSIER CRYPTO-STABLECOINS. Le marché des stablecoins, ces jetons sécurisés et adossés à une devise qui jouent le rôle de monnaie intermédiaire, est en plein boum depuis deux ans. Or, ces stablecoins restent largement dominés par le dollar. De quoi s'interroger sur la place de l'euro dans le nouveau monde dit de la finance décentralisée. Pour l'heure, les autorités européennes restent discrètes sur le sujet.
Jeanne Dussueil
(Crédits : Reuters)

Le sujet est sensible. Alors que les réflexions s'accélèrent pour installer une monnaie digitale du futur, à l'image de l'euro numérique, la Banque centrale européenne (BCE) n'arrive pas à prendre position sur la question de la souveraineté à l'aune du déferlement des stablecoins, ces jetons adossés à une devise pour assurer une certaine stabilité aux cryptomonnaies. Or, ces stablecoins, un marché évalué à 137 milliards de dollars fin janvier 2023, sont adossés à 98,9%... au dollar.

Cette domination du billet vert inquiète pourtant Fabio Panetta, membre du directoire de la BCE (et futur gouverneur de la Banque d'Italie) : « s'ils sont largement adoptés, les stablecoins peuvent présenter des risques sérieux, tant pour notre souveraineté monétaire et notre stabilité financière que pour la structure du marché, la compétitivité et l'indépendance technologique de l'UE », s'alarmait-il déjà en novembre 2020. Mais, depuis, silence radio sur le sujet de la part de la BCE.

Pourtant, les stablecoins sont devenus incontournables et jouent un rôle central de monnaie « intermédiaire » dans les achats et ventes de cryptomonnaies sur les plateformes d'échange. D'autres usages, comme celui de faciliter les transferts de fonds de gros, intéressent déjà les banques.

> Episode 1. Crypto-actifs : pourquoi les stablecoins sont devenus incontournables

La place infime des stablecoins euro

A l'inverse, la demande du public pour les stablecoins libellés en euros reste... anecdotique. Parmi les challengers, la catégorie des stablecoins adossés à l' euro se classe même loin derrière d'autres valeurs. Par exemple, les stablecoins adossés à des matières premières, tel l'or (à 67% de cette catégorie), pèsent 1,45 milliard de dollars grâce principalement aux Paxos Gold et au Tether Gold.

Les jetons stables de l'euro n'auraient à peine que 0,2 % de part de marché parmi les alternatives au dollar. Sur cette part infime, deux grandes pièces dominent le marché : l' EUR Tether et Stasis euro - une fintech basée à Malte -, qui représentent ensemble environ la moitié du total, constate la BCE. En volume, les stablecoins euro seraient même dépassés par ceux de Singapour ou ceux adossés à la roupie indonésienne, entre autres, selon le site spécialisé CoinGecko.

S'il existe bien quelques tentatives en faveur de l'euro, comme celle de l'entreprise américaine Circle avec le lancement depuis la France du crypto-actif EUROC,

« en Europe, on parle déjà des « so called (soi-disant) stablecoins euro, tellement leur développement est marginal. On ne veut pas en entendre parler... », constate  Faustine Fleuret, présidente de l'ADAN, l'association de défense des actifs numériques qui revendique la neutralité technologique.

Pourtant, « c'est retranscrire dans les échanges la domination future. Il s'agit de pouvoir économique et d'influence ». « On a aujourd'hui l'opportunité de se détacher de la dépendance à la politique monétaire des Etats-Unis. L'autre dépendance, celle à des acteurs américains, va avoir des conséquences sur le paiement dans le Web 3 », prévient Faustine Fleuret. Ce sont aussi autant de « données des citoyens contrôlés par des entités étrangères », insiste-t-elle.

 « Le risque est de voir s'accroître le poids des acteurs stablecoins en dollars qui ira renforcer la domination du dollar », abonde l'économiste spécialisée Nathalie Janson.

Ironie de l'histoire, la Russie, qui cherche à contourner les sanctions, tente d'utiliser le stablecoin Tether (USDT), émis par une entreprise privée basée à Hong Kong et adossé au dollar.

A l'image du jeton Tether créé en 2014, les principaux émetteurs sont tous des acteurs américains : Binance (avec le jeton BUSD), True USD (TUSD), Dai (DAI) et USD Coin (USDC) de Circle. « La profondeur du marché assure une liquidité importante ce qui explique que le premier stablecoin, Tether, est né en dollar. A partir du moment où le stablecoin dollar s'est développé, il a bénéficié d'effets de réseaux traditionnels et l'arrivée tardive de l'euro ne joue pas en sa faveur », explique Nathalie Janson.

Des cryptomonnaies adossées aux réserves du Trésor américain

Sous le parapluie du dollar, ces stablecoins doivent néanmoins constituer des réserves en cas de chute des cours des cryptos, des réserves qui doivent être elles-mêmes à l'abri. Le scandale de la faillite de Terra, un pseudo stablecoin, ou de la plateforme FTX, sans parler de la banque SVB, très prisée de l'écosystème de la Silicon Valley, sont passés par là.

« Les risques sont, comme on l'a vu avec Circle (dont les réserves étaient auprès de SVB), d'avoir des réserves dans des banques qui sont confrontées à des problèmes de stabilité. Les stablecoin doivent s'assurer que leurs réserves sont détenues dans des banques solides. Circle comme beaucoup d'autres déposant non assurés n'ont pas vérifié la solidité financière de leurs banques. C'est la raison pour laquelle Circle a demandé si la Fed pouvait accepter leurs dépôts pour éviter d'être confronté à ce risque à nouveau », rappelle Nathalie Janson. Bref, faire comme les banques régulées.... La banque centrale n'a pas répondu à cette demande.

Les entreprises privées propriétaires cherchent pourtant de plus en plus le bouclier protecteur des autorités monétaires. Un comble dans l'univers des cryptos ! « Tether présente une haute exposition aux bonds du Trésor américain », note ainsi dans un rapport l'European Securities and Markets Authority (ESMA).

Un risque systémique dans les deux sens

Ce superviseur européen des marchés explique : « les principaux émetteurs de stablecoins cherchent à assurer une parité vis-à-vis du dollar en détenant des actifs sûrs, tels des bons du Trésor américain, des titres de créances négociables ou des dépôts bancaires (...) la variation du montant de stablecoins en circulation a contribué à l'augmentation des émissions de titres de créances négociables aux États-Unis, ce qui illustre les implications des stablecoins pour la stabilité financière et le financement de l'économie réelle ».

Pour restaurer la confiance passablement ébranlée par la faillite FTX,  Circle publie désormais un rapport détaillé mensuel sur le montant et la composition de ses réserves. Celui-ci a révélé que « ses jetons USDC étaient garantis à 61 % par des liquidités et des titres ayant une échéance initiale inférieure ou égale à 90 jours, et à 22 % par des billets de trésorerie émis aux États-Unis ou à l'étranger (des "Yankee CD") », observait la Banque de France dans une publication de février 2023.

Et la dépendance aurait tendance à se nouer dans les deux sens :

« Ce ne sont pas seulement les entreprises cryptos qui font reposer leurs garanties sur les banques. Le risque existe aussi auprès de l'établissement bancaire qui a dopé ses réserves avec ces fonds en cryptos. Ainsi, quand les volumes des stablecoins dans les banques deviendront beaucoup plus importants, on sera face à un risque systémique », anticipe de son côté Faustine Fleuret.

Le come-back de l'Europe grâce à MiCA ?

L'Europe peut-elle reprendre la main ? « On a fait un pari perdant en Europe, en se disant que la monnaie numérique de banque centrale - avec le projet de l'euro numérique qui peine à émerger -, permettrait d'être le nouveau moyen d'échange à la place des stablecoins dollars », tranche Faustine Fleuret.

Or, selon l'ADAN, la prochaine réglementation européenne MiCA (Market for Crypto Assets), qui doit entrer en vigueur en 2024, ne risque pas d'inverser le rapport de force. « Le régime prévu pour les stablecoins est extrêmement strict mais il ne s'appliquera pas à tous. Ce sont des règles très lourdes pour les émetteurs de stablecoins euro, calquées sur les exigences appliquées aux émetteurs de monnaie électronique. Par exemple, il faudra être enregistré comme établissement de crédit, autrement dit comme une banque, pour pouvoir les émettre. Il y aurait un régime ad hoc pour eux mais il y a des éléments contradictoires. Au final, cela reste flou pour un certain nombre d'acteurs. »

Jeanne Dussueil

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.