Prêt, dons et autres cagnottes : le financement participatif opère sa mue

Professionnalisé avec l'essor du Web et mieux réglementé depuis 2014, le marché du « crowdfunding » est en pleine mutation. Dans un secteur très fragmenté, chacun ajuste sa stratégie en quête de rentabilité.
Juliette Raynal
(Crédits : DR)

Le cadeau de départ d'un collègue, l'exposition photo d'une amie, le documentaire d'un cousin ou encore le voyage au bout du monde d'un couple d'amis récemment mariés... Qui n'a jamais été sollicité, d'une manière ou d'une autre, pour participer au financement d'un projet d'un proche ? C'est ce qu'on appelle le financement participatif ou crowdfunding en anglais (littéralement « le financement par la foule »). Cet appel à la générosité n'a rien de nouveau. Il existe depuis des siècles. La statue de la Liberté, à New York, n'aurait sans doute jamais vu le jour en 1886 sans la participation de millions d'Américains pour financer son socle. Entre-temps, Internet a fait son apparition et a permis de démultiplier la force de frappe de ces collectes en abolissant les frontières et en permettant de réaliser des financements à l'échelle internationale, à l'image de la montre connectée Pebble qui avait collecté 10,3 millions de dollars sur la plateforme américaine Kickstarter, née en 2009.

Le financement participatif consiste à collecter des fonds auprès d'un ensemble de contributeurs via une plateforme en ligne dans le but de financer un projet de manière directe. En France, l'instauration d'un cadre réglementaire en 2014 a permis de crédibiliser ces nouveaux acteurs de la finance et a contribué à la professionnalisation du secteur. Le marché tricolore, particulièrement fragmenté avec ses 175 plateformes, s'articule aujourd'hui autour de trois grandes typologies : le don avec ou sans contrepartie, le prêt et l'investissement en capital. Les internautes peuvent prendre part à ces campagnes par simple générosité ou dans la perspective d'un gain. La participation à une campagne de crowdfunding, via le prêt ou l'investissement, est alors perçue comme un placement. En 2018, la finance alternative a pesé 1,4 milliard d'euros. Un montant en hausse de 39 % par rapport à 2017, selon le décompte du cabinet KPMG. Malgré cette belle dynamique, quelques signaux montrent que certains moteurs du marché s'essoufflent.

Parmi eux, la mise en liquidation judiciaire, en novembre dernier, d'Unilend, le pionnier du prêt participatif aux PME, le crowdlending dans le jargon. De son côté, la collecte par le don, méthode historique de levée de fonds auprès des particuliers, enregistrait pour la première fois en 2018 un recul des montants recueillis. Certes léger ( - 2 %), mais un repli tout de même.

En parallèle, les montants collectés à travers les cagnottes en ligne, de plus en plus ouvertes au public pour soutenir des causes variées, ont atteint des sommets : 330 millions d'euros en 2018, contre 225 millions en 2017. Le financement des projets immobiliers s'envole et celui des énergies renouvelables (ENR) attire de plus en plus d'investisseurs. Ces évolutions montrent que le marché du crowdfunding tricolore opère sa mue. Le point sur les principales transformations que traverse cet écosystème aux multiples facettes.

Des collectes aux montants records

« Nous avons dû faire face à énormément de contributions et de visites dans un très court laps de temps. Toutes les équipes techniques se sont mobilisées pour gérer cet afflux record. » L'anecdote que rapporte Alix Poulet, directrice générale de Leetchi, illustre une tendance de fond que n'avait pas anticipé le leader des cagnottes en ligne (200 millions d'euros collectés en 2018) : l'essor des cagnottes solidaires. Le 7 janvier dernier, un proche de l'ex-boxeur Christophe Dettinger, accusé d'avoir agressé des policiers au cours de la manifestation parisienne des « gilets jaunes », crée une cagnotte publique pour le soutenir.

En l'espace de quelques heures, le montant de cette enveloppe 2.0 explose : 146000 euros, versés par 8845 donateurs, sont réunis, un record pour la plateforme de collecte française. Trois jours plus tard, le record est de nouveau battu par la cagnotte créée, cette fois-ci, en soutien aux forces de l'ordre (1,4 million d'euros), un afflux de dons contraignant même les équipes de Leetchi d'apporter un correctif technique pour maintenir le site à jour. Les cagnottes solidaires sont des cagnottes publiques. Les créateurs proposent de soutenir une personne en difficulté, d'aider une famille à financer un traitement médical onéreux ou encore de venir en aide aux animaux. Tous misent sur les réseaux sociaux pour dépasser le premier cercle d'amis et rem plir leur objectif de collecte, beaucoup plus élevé que celui des cagnottes privées.

« Aujourd'hui, la majeure partie de notre activité repose encore sur les cadeaux en commun mais la tendance devrait s'inverser à court terme. Les cagnottes solidaires ont représenté un quart de notre activité en 2018, soit 50 millions d'euros. Ce montant a doublé en l'espace d'un an », commente Alix Poulet. « Les pots solidaires prennent clairement de l'ampleur. La médiatisation des cagnottes créées à l'occasion des mobilisations des "gilets jaunes" a contribué à faire connaître ce mode de collecte de dons auprès du grand public », atteste Ghislain Foucque, le directeur général du site Lepotcommun, désormais filiale du groupe BPCE, même si ce segment représente aujourd'hui moins de 10 % de son activité.

La simplicité est plébiscitée

L'engouement pour ces cagnottes, extrêmement simples d'utilisation (pas de limite de temps, ni de seuil requis pour toucher les fonds, ni de stratégie de contreparties à mettre en place), est tel qu'elles font désormais de l'ombre aux plateformes de financement participatif spécialisées dans le don, comme KissKissBankBank et Ulule. « Une partie des fonds qui était collectée sur ces plateformes se retrouve désormais sur les cagnottes en ligne. Les frontières entre ces deux univers deviennent de plus en plus poreuses », atteste Mikaël Ptachek, responsable fintech chez KPMG.

En réponse à ce mouvement, Ulule a récemment lancé une nouvelle plateforme : Okpal. « Nous proposons sous cette marque un système de collecte simplifié. C'est du don pur, sans contrepartie. Il permet de créer une cagnotte en ligne en quelques clics. Nous nous adaptons à l'émergence de nouveaux systèmes », explique Alexandre Boucherot, son fondateur et dirigeant. Ce dernier fait ici référence au mastodonte du secteur : l'américain GofundMe (littéralement « viens me financer ») et ses 5 milliards de dollars collectés depuis sa création en 2010, contre 4,1 milliards de dollars pour Kickstarter.

Le site spécialisé dans le financement participatif des causes personnelles s'est lancé officiellement en France en juin 2017 et se targue d'avoir hébergé la plus importante cagnotte française avec les 2,6 millions de dollars réunis par l'influenceur Jérôme Jarre pour venir en aide aux Somaliens frappés par la famine. Pour attirer l'attention du public, la plateforme californienne n'hésite pas à basculer dans le larmoyant en incitant les créateurs à trouver des titres accrocheurs et à mettre en scène les personnes concernées.

Financer l'économie réelle

Une autre tendance s'opère sur le marché tricolore : le financement de l'économie réelle. « En 2018, le financement des entreprises a atteint 698 millions d'euros. C'est un montant en hausse de 32 % », indique Mikaël Ptachek. Reste que le finance« La mobilisation des "gilets jaunes" a contribué à faire connaître ce mode de collecte » ment des entreprises par le crowdfunding, et plus particulièrement par le crowdlending, demeure complexe comme l'atteste la fermeture d'Unilend ou plus récemment la mise en suspens de cette activité par la plateforme Lendopolis, détenue par KissKissBankBank passée sous le giron de La Banque Postale.

Alors que les banques proposent des offres de prêt très agressives à destination des PME, ces plateformes apparaissent peu compétitives aux yeux des entreprises qui cherchent à se financer. En effet, les taux d'intérêt y sont plus élevés que ceux d'un prêt bancaire. Et la promesse de délais plus courts et des contraintes allégées (les entreprises emprunteuses ne sont pas obligées de gager des actifs) ne suffisent plus à attirer les bons dossiers. Lendopolis explique ainsi s'être retrouvée avec les entreprises les plus fragiles à financer, la menant à un taux de défaut de 15 %. « Nous n'avons pas réussi à trouver le bon équilibre entre le volume nécessaire et la qualité. C'est un marché complexe et le modèle du 100 % crowd [financement par la foule exclusivement, ndlr] qui s'inscrit dans notre ADN peine à fonctionner », reconnaît Vincent Ricordeau, cofondateur et dirigeant de KissKissBankBank.

October (ex-Lendix) est le seul acteur à tirer son épingle du jeu. Cette plateforme a justement fait le choix de faire appel aux investisseurs institutionnels pour financer les projets des PME aux côtés des investisseurs particuliers. Aujourd'hui, 70 % des montants prêtés le sont par les institutionnels, comme CNP et la Matmut. Un moyen pour October de décrocher des projets plus importants et d'augmenter ses volumes, le nerf de la guerre dans cette activité où les plate-formes se rémunèrent grâce aux commissions prélevées sur les montants collectés.

Aujourd'hui, October se targue d'avoir prêté un total de 270 millions d'euros à 600 PME depuis sa création en 2014. « Nous aidons un véritable écosystème à se développer. Le chiffre d'affaires cumulé de toutes les entreprises que nous avons financées s'élève à 6,6 milliards d'euros et cela représente 2.6616 emplois », souligne Olivier Goy, son dirigeant. Malgré cette performance, le frenchy reste très loin derrière la plate-forme britannique Funding Circle, au modèle similaire, qui a permis à plus de 50.000 entreprises de se financer pour un montant dépassant les 5,5 milliards d'euros. « Sur les six derniers mois, l'activité à l'étranger [October est présent en Espagne, en Italie et aux Pays-Bas, ndlr] a représenté 45 % des volumes prêtés », précise Olivier Goy soulignant l'importance d'une stratégie à l'international où les taux pratiqués par les banques ne sont pas aussi agressifs qu'en France.

Miser sur les énergies renouvelables

« Dans ce contexte hyperconcurrentiel, les acteurs du crowdfunding s'orientent aussi vers des produits complémentaires où ils ne se retrouvent pas en concurrence frontale avec les banques comme les ENR et l'immobilier », analyse Mikaël Ptachek de KPMG. Lendopolis entend ainsi se concentrer sur le financement des projets dans le secteur des énergies renouvelables, qui ont représenté près de 50 % des 10,5 millions d'euros collectés sur la plateforme en 2018.

« En 2019, nous pensons doubler, voire tripler ce segment », indique le dirigeant qui mise sur les synergies fortes avec la Banque Postale, dont les conseillers distribuent ces produits auprès des clients patrimoniaux et banque privée. La diffusion du crowdfunding auprès des particuliers constitue, en effet, un enjeu clé pour le développement du secteur.

« Les vecteurs principaux de distribution des produits financiers restent les acteurs traditionnels : les banques, les assureurs et les cabinets en gestion de patrimoine », pointe Stéphanie Savel, présidente de l'association Financement Participatif France et dirigeante de Wiseed. La plateforme bordelaise Lumo, petit acteur des ENR (1,8 million d'euros collectés en 2018) racheté en juin dernier par la Société Générale, en a bien conscience et mise sur une intégration dans toutes les antennes de distribution de la banque de la Défense afin d'accélérer en France et à l'international.

En quête d'un modèle économique

Pour grandir, les acteurs des énergies renouvelables diversifient également leurs activités en s'ouvrant au spectre plus large de la transition énergétique. « Nous voulons nous positionner sur la mobilité douce, le stockage ou encore la rénovation énergétique », indique Olivier Houdaille, directeur général de Lumo. Le montpelliérain Enerfip entend aussi initier cette ouverture et prévoit de se lancer dans le financement de l'immobilier durable en 2019. L'occasion de surfer sur l'engouement pour le crowdfunding immobilier qui a enregistré une hausse de 83 % en 2018 avec 185 millions d'euros collectés, selon le baromètre publié par la plateforme Fundimmo.

La raison de ce succès ? Des taux très attractifs pour les particuliers et un moyen pour les porteurs de projets de renforcer leurs fonds propres afin de faire levier auprès des banques. Dans les mois à venir, les acteurs du crowdfunding, dont très peu sont rentables, devraient poursuivre ces ajustements dans l'espoir de trouver un modèle économique plus robuste. « Nous allons également assister à une consolidation du secteur. Certains acteurs vont fusionner pour mutualiser leurs forces et gagner en volumes. Le crowdfunding est un segment de la fintech qui repose essentiellement sur un seul produit à deux faces, le financement et l'épargne, où il est difficile de se différencier. Si les taux bancaires demeurent bas, tous les acteurs vont devoir s'adapter », prévient Mikaël Ptachek.

Le "crowfunding" français dans tous ses états :

  • Financement des entreprises (startup, TPE/PME et ESS) : 689 millions d'euros. Exemple de plateformes : October (113 M€) ; Credit.fr (plus de 20 M€) ); Wised (13,6 M€).
  • Cadeaux communs et causes solidaires (cagnottes en ligne) : 330 millions d'euros. Exemple de plateformes : Leetchi (200 M€; Le Pot commun (100 M€); Paypal - NC -)
  • Projets immobiliers : 185 millions d'euros. Exemple de plateformes : Wiseed (24,9 M€); Homunity (23,1 M€); Fundimmo (20,6 M€)
  • Projets financés par le don (forte dominante culturelle) : 81 millions d'euros. Exemples de plateformes : Ulule (31 M€); KissKissBankBank (30 M€)
  • Énergies renouvelables et environnement : 49 millions d'euros. Exemples de plateformes : Lendosphere (17 M€); Enerfip (8 M€); Lendopolis (4,7 M€)

Juliette Raynal

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