Les patrons d'Airbus et de Safran s'opposent sur la stratégie de production de l'A320 Neo

La semaine dernière, lors de leur conférence respective avec les analystes pour commenter les résultats semestriels de leur groupe, Olivier Andriès et Guillaume Faury, les directeurs généraux de Safran et d'Airbus, ont affiché au grand jour leurs divergences au sujet de l'évolution du marché aéronautique. Et notamment sur le rythme d'augmentation de la production de l'A320 Neo, alors qu'Airbus prévoit de la porter à des niveaux jamais atteints dans l'histoire de l'aéronautique. La partie de ping-pong qu'ont jouée les deux patrons traduit un bras de fer intense entre les deux groupes sur la question cruciale des cadences de production. Les enjeux sont en effet énormes. Décryptage.
Fabrice Gliszczynski

C'est une drôle de partie de ping-pong qu'ont jouée la semaine dernière Olivier Andriès et Guillaume Faury, les patrons respectifs de Safran et d'Airbus. Une partie à distance, à quelques heures d'intervalle, au cours de laquelle le premier a décoché une flèche à l'encontre de la stratégie du second qui lui a répondu aussi sec le lendemain. Une joute oratoire qui a mis en lumière une forte tension entre les deux géants de l'aéronautique.

La semaine dernière en en effet, lors de leur conférence respective avec les analystes pour commenter les résultats semestriels de leur groupe (mercredi 28 juillet à 19h30 pour Safran, jeudi 29 juillet à 8h15 pour Airbus), les deux directeurs généraux ont affiché tour à tour leurs divergences au sujet de l'évolution du marché aéronautique. Et plus précisément du rythme de la montée en cadence de la production des avions moyen-courriers de la famille A320 Neo, le best seller d'Airbus, dont la plus grande partie est motorisée par CFM International, la filiale à 50-50 de Safran et General Electric.

Objectif d'Airbus : livrer 75 A320 Neo par mois en 2025

Après avoir adapté la production à la crise du transport aérien l'an dernier en réduisant la cadence des A320 Neo de 60 à 40 par mois, Airbus a annoncé, fin mai, un plan de croissance ambitieux qui vise à remonter à une cadence de 45 avions par mois au quatrième trimestre 2021, puis de 64 mi-2023. Jamais atteint dans l'histoire de l'aéronautique, un tel niveau dépasse non seulement celui d'avant-crise (60 appareils), mais aussi celui envisagé par Airbus, avant la pandémie, pour sa croissance à court terme (63). Le constructeur européen voit encore plus loin. Il a également remis sur la table deux autres projets qu'il avait déjà en tête avant-crise : monter à la cadence 70 puis 75. Le tout en fixant dès aujourd'hui un calendrier précis pour permettre à ses fournisseurs de s'organiser : d'ici au premier trimestre 2024 pour atteindre les 70 appareils par mois; d'ici à 2025 pour éventuellement grimper à 75 avions. Les ambitions sont impressionnantes. Un tel rythme équivaut en effet à 900 avions par an ! Pour autant, elles ne sont visiblement pas partagées par Safran.

Scepticisme de Safran

Interrogé mercredi 28 juillet par les analystes sur le projet de cadence 75 d'Airbus, le directeur général de Safran, Olivier Andriès, n'a pas caché son scepticisme. Selon le script en anglais d'un cabinet d'analyse financière que La Tribune s'est procuré (confirmé par des témoignages oraux), ce dernier a déclaré qu'il n'était "pas sûr que le marché ait l'appétit pour de telles cadences", et que des cadences bien supérieures à 60 ne pouvaient pas être pas être tenues dans la durée.

"Nous écoutons attentivement tous nos clients, les compagnies aériennes et les sociétés de leasing, et je dois dire que nous ne sommes pas sûrs que le marché ait l'appétit pour de telles cadences et  que des cadences bien supérieures à 60 appareils par mois puissent être durables", a-t-il déclaré, en précisant qu'au vu des grosses commandes obtenues par le Boeing 737 MAX au premier semestre, il ne fallait "pas parier sur un déséquilibre significatif des parts de marché entre Airbus et Boeing".

Dit autrement, il ne faut pas que les cadences prévues par Airbus visent à combler l'incapacité de Boeing de retrouver la part de marché qu'il détenait avant les déboires du 737 MAX, interdit de vol pendant 20 mois pour des raisons de sécurité après le crash d'Ethiopian Airlines en mai 2019, quelques mois après celui de Lion Air fin octobre 2018.

"Boeing a remporté un succès considérable au cours du premier semestre 2021 en décrochant plus de 500 commandes supplémentaires pour le MAX. La bonne nouvelle, c'est que le MAX a regagné suffisamment de confiance et que Boeing a obtenu de grosses commandes de Southwest, United, Alaska, Ryanair, et je suppose qu'il y en a d'autres à venir. Vous ne devriez pas parier sur un déséquilibre significatif des parts de marché entre les deux avionneurs", a fait valoir aux analystes Olivier Andriès.

Pour rappel, CFM équipe aussi la totalité des Boeing 737 MAX de ses moteurs Leap.

Si les deux avionneurs devaient se retrouver aux coudes à coudes, la production de chacun des deux devrait donc, selon le patron de Safran, se situer aux alentours de 60 appareils moyen-courriers par mois, soit 120 au total, comme l'a rappelé l'analyste financier qui l'avait interpellé sur le sujet. Et non dans dans un rapport 70-75 vs 50 en faveur d'Airbus.

Rappelant "que le nombre de moteurs Leap à livrer à Airbus en 2021 et 2022" était calé avec Airbus, Olivier Andriès a précisé que des discussions avaient lieu pour 2023. Ces discussions ressemblent fort à un véritable bras de fer si l'on en croit la virulence de la réponse d'Airbus.

Guillaume Faury se dit déçu

Une douzaine d'heures plus tard, le jeudi matin 29 juillet, lors du "call" d'Airbus" cette fois, les mêmes analystes interpellaient Guillaume Faury sur le "scepticisme" affiché "par certains fournisseurs". Alors que le patron d'Airbus avait eu vent des propos du directeur général de Safran, la réponse a fusé.

"Nous avons un carnet de commandes d'A320 qui approche les 6.000 avions. À une cadence de 40 appareils par mois, il faudra 15 ans pour les livrer. Si nous passons à une cadence 60, il faudra 10 ans ou plus. Vous pouvez imaginer que les clients qui ont un A320 ou un A321 dans leur carnet de commandes aujourd'hui ne veulent pas attendre 12 ou 15 ans (avant de les recevoir, Ndlr). Donc, et si vous faites simplement le calcul, il est évident que nous devons aller bien au-delà d'une cadence 60. Je suis donc prêt à faire le calcul avec les fournisseurs et les partenaires qui contestent la nécessité de dépasser la cadence 60. C'est un fait que nous le voyons dans notre carnet de commandes", a indiqué le patron d'Airbus.

Pour justifier son propos, il a assuré que les compagnies aériennes étaient à jour sur les PDP (pre-delivery payment, ou acomptes), un signe, a-t-il fait valoir, "qu'elles veulent vraiment prendre livraison de leurs avions dans les temps". Guillaume Faury a par ailleurs rappelé que l'annonce de ces prévisions de montée en cadence avait pour objectif de laisser le temps aux fournisseurs de se préparer. Et de lancer cette phrase forte;

"Je suis vraiment déçu de voir que certains partenaires habituels contestent encore les cadences. Ils contestaient la cadence 40 il y a un an. Nous avons réussi à la tenir."

Les craintes d'une hausse des cadences suivie d'une baisse

Le débat est complexe. Chez Safran, on s'interroge forcément sur la capacité de la chaîne de ses fournisseurs à absorber une telle hausse de cadence, sachant que le motoriste fournit non seulement une partie (la plus grande) des Airbus de la famille A320 Neo (l'autre partie est motorisée par Pratt & Whitney), mais aussi la totalité des moteurs du B737 MAX et ceux du C919 du groupe chinois Comac, certes en cours de certification, mais qui entrera en service au cours des prochaines années avec une montée en puissance à la clé. Par ailleurs, cette charge de travail déjà très forte pourrait s'alourdir si Boeing lançait un nouvel avion d'ici à 2023 sur le "Middle of the Market" (entre 220 et 260 sièges).

Quelle part de marché pour le Boeing 737 MAX?

L'équation d'une montée en cadence du moteur Leap est d'autant plus complexe qu'une hausse comme l'envisage Airbus suppose de lourds investissements pour toute la chaîne des fournisseurs, lesquels ont besoin d'avoir de la part des avionneurs de la visibilité sur le maintien dans la durée de cette cadence. Une production de 75 avions par mois aurait-elle vocation à être pérenne ou du moins à être garantie pendant une longue période ? Ou sera-t-elle revue à la baisse après quelques années, avant que les fournisseurs n'aient réalisé un retour sur investissement ? C'est l'une des craintes de Safran.

Selon certains observateurs, proches de Safran, la question se pose d'autant plus que les prévisions de livraisons d'avions monocouloirs à 20 ans des avionneurs ne justifient pas une production de 75 avions par mois sur cette période. Réalisées cette année, les dernières prévisions de Boeing tablent sur plus de 32.000 livraisons d'avions moyen-courriers neufs d'ici à 2039, soit une moyenne de plus de 1.600 appareils par mois sur cette période. Un chiffre très éloigné d'une production de 1.800 avions si Airbus et Boeing passaient tous les deux à une cadence de production de 75 appareils par mois. Mais le chiffre tient la route si Boeing 737 MAX ne parvient pas à suivre le rythme de l'A320 Neo. De nombreux experts tablent en effet sur une part de marché à 60 voire 70% pour Airbus au cours des prochaines années.

Mais, au-delà des divergences d'évolution du marché, d'autres raisons expliquent peut-être la prudence de Safran à l'égard des projets d'Airbus. Notamment celle de ne pas fragiliser le modèle économique du motoriste. Comme tous les constructeurs de moteurs, Safran gagne davantage sa vie sur le services après-vente des avions en activité (et notamment la vente de pièces détachées) que sur la vente de moteurs neufs. Par conséquent, les motoristes peuvent être pénalisés par une hausse des cadences de production d'avions neufs qui conduirait à accélérer le renouvellement des flottes.

Pour l'heure en tout cas, l'historique des avionneurs plaide pour eux, notamment Airbus qui a augmenté de manière continue sa production d'avions entre 2000 et 2019, tout en maintenant pendant la crise un niveau certes abaissé, mais relativement élevé au regard de l'effondrement du trafic aérien.

Fabrice Gliszczynski

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 12
à écrit le 06/08/2021 à 12:58
Signaler
D'un coté Safran (et tous les autres équipementiers UTC P&W, sur les moteurs, clim, trains d'atterrissage, et autres pieces critiques) qui offre gratuitement ses moteurs à airbus car ça lui permet de mettre la main sur la maintenance des flotte qui l...

le 08/08/2021 à 10:24
Signaler
Information intéressante, mais d'où tenez vous que les équipementiers font des cadeaux à Airbus? C'est Noël tous les jours à Toulouse ?

à écrit le 06/08/2021 à 9:59
Signaler
Merci pour ces précisions. En néolibéralisme toutes les entreprises sont subventionnées mais plus elles sont grosses et plus elles le sont, Petitcolin a été un directeur remarquable tandis que les bavards impénitents se succèdent à la tête d'airbus e...

à écrit le 05/08/2021 à 14:02
Signaler
... la position d'Airbus et les raisons de cette position sont limpides ! Pourrait-on connaître la position de Safran,et surtout les raisons ? ...difficile de se faire une opinion sans connaître au moins ces 2 points...

à écrit le 05/08/2021 à 11:24
Signaler
Juste pour l'annee 1944, les USA ont fabriques plus de 96000 avions. Les francais petits, tous petits.

le 05/08/2021 à 11:46
Signaler
Vivement la nouvelle zélande hein, t'es vraiment fatigué là ça se beaucoup, mais bon Corée du Sud 4 ème pays dans lequel on se suicide le plus quand même derrière l'Ukraine, la Russie et le Guyanna. Faut vraiment se reposer de temps en temps... :-)

le 05/08/2021 à 14:30
Signaler
A matins calmes, petit comme un cailloux dans leurs chaussures...

à écrit le 05/08/2021 à 11:06
Signaler
Afficher ses divergences publiquement de la part de ses 2 responsables de tel niveau est puéril… pour l intérêt de leur boîte et client il aurait mieux valu régler cela entre 4 yeux … reste à voir la sanction éventuelle du marché ou des clients

à écrit le 05/08/2021 à 9:53
Signaler
Le patron de Pratt et Withney a pris la même position que Safran. Donc il s' agit d une opposition de deux business model plutôt que de deux personnes

à écrit le 05/08/2021 à 9:11
Signaler
D'un côté Safran une boite qui a construit petit à petit son succès au mérite, de l'autre airbus méga subventionné par l'argent public et donc d'un côté des gens réalistes et de l’autre des qui se la racontent.

le 05/08/2021 à 19:40
Signaler
Vous qui avez une si fine analyse des entreprises, n'auriez-vous point entendu parler d'une certaine SNECMA nationalisée après guerre et ayant le monopole des moteurs militaires en France.....pas qu'un peu subventionnée avant de devenir Safran.....Po...

le 06/08/2021 à 10:00
Signaler
Merci pour ces précisions. En néolibéralisme toutes les entreprises sont subventionnées mais plus elles sont grosses et plus elles le sont, Petitcolin a été un directeur remarquable tandis que les bavards impénitents se succèdent à la tête d'airbus e...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.