C'est la guerre. Une véritable guerre entre industriels du monde entier pour se procurer de la poudre pour propulser les obus et des explosifs, et ainsi armer ces munitions servant pour l'artillerie. Et pour cause, la pénurie est mondiale. Or, l'industrie chimique, qui fabrique la nitrocellulose et l'acide nitrique nécessaires à la fabrication des poudres, est aujourd'hui sous-dimensionnée pour répondre à l'accélération explosive de la demande des grands fabricants de munitions (Rheinmetall, BAE Systems, General Dynamics, Nexter...).
C'est dans cette industrie que se situe le principal goulet d'étranglement freinant la production des obus. Car aujourd'hui, il n'y a pas beaucoup de fournisseurs de poudres, notamment en Europe, et les délais d'approvisionnement sont longs, trop longs à l'échelle de la guerre à haute intensité qui se joue sur les champs de bataille en Ukraine (18 mois), glisse-t-on à La Tribune. Car les forces ukrainiennes consomment plus de 5.000 obus par jour. Soit au moins 1.825.000 obus par an.
Dans le même temps, les Etats-Unis, déjà le plus gros consommateur de poudres au monde en raison des armes de petit calibre en libre circulation, ont décidé de multiplier par dix leur production. Même ambition de la Pologne. Toute la chaîne de sous-traitance souffre pour augmenter ses cadences. Outre la poudre, Eurenco éprouve des difficultés à se fournir en conteneurs plastiques qui sont nécessaires pour charger les chambres modulaires. Et faut-il rappeler que les approvisionnements longs fournis par des sous-traitants (achats) correspondent à 50% du cycle de production. Les 50% restants se situent dans la chaîne d'assemblage située chez le maître d'œuvre.
Désinvestissement massif dans les années 1990
Le conflit russo-ukrainien a aussi cruellement révélé la vulnérabilité des pays occidentaux, qui ont désinvesti à partir des années 1990 dans leur outil de production des matériels militaires, notamment la fabrication des poudres et des explosifs, pour profiter des dividendes de la paix après l'effondrement de l'Union soviétique et la chute du mur de Berlin. Tous les sites en Europe se sont retrouvés en situation de surcapacités en raison de la faible demande à partir de cette époque... jusqu'à la guerre en Ukraine. « On se retrouve aujourd'hui à devoir remettre en route des chaînes de production et de construire des installations comme à Bergerac », glisse un industriel. Ainsi, à Bergerac, Eurenco (ex-SNPE) va relancer la production de poudres, qui avait été arrêtée dans les années 1990. Depuis 2020, Eurenco a déjà doublé sa production et devrait à nouveau la doubler en 2025 avec la mise en service de sa nouvelle usine de production.
Dans le cadre de l'économie de guerre, le ministre des Armées Sébastien Lecornu va visiter ce mardi ce site aujourd'hui en chantier à peine dépollué. Cette nouvelle usine devrait être opérationnelle au premier semestre 2025. Dans le détail, elle fabriquera de la poudre en partie pour Nexter qui assemble les obus de 155 mm à côté de Bourges, à La Chapelle-Saint-Ursin. C'est le projet le plus emblématique de la politique de relocalisation de fabrications de composants ou de matières premières considérées comme souveraines par la France dans le cadre de l'économie de guerre. Le ministère des Armées a très fortement soutenu le projet.
« On a des moyens d'action sans faire d'impasse pour traiter en urgence ces dossiers », (permis de construire, normes environnementales...), avait expliqué début mars chez Delair le chef du service des affaires industrielles et de l'intelligence économique de la DGA, Alexandre Lahousse.
En attendant la mise en service de cette usine, le ministère trouve des solutions pour faire la soudure. Ainsi, il a demandé à Eurenco et Nexter de recycler des poudres de 155 mm des canons d'artillerie AuF1 et TRF, qui étaient vouées à la destruction. Ainsi, les industriels les ont requalifiées sur plusieurs systèmes d'armes, dont le canon Caesar. Ils sont désormais produits en série depuis Bergerac par Eurenco, qui a augmenté ses capacités de production en contournant la pénurie de poudre. « Nous avons mis en place une solution intérimaire en attendant de retrouver notre souveraineté avec la nouvelle usine de Bergerac », avait précisé Alexandre Lahousse. Eurenco a déjà livré 10.000 charges modulaires, correspondant à 1.500 obus.
10 kilos de poudre par obus
Selon un expert, il faut 10 kilos de poudres par obus. Pour fabriquer 1 million d'obus par an en Europe, comme le souhaite le commissaire Thierry Breton, il faut donc 10.000 tonnes de poudres. « On en est loin », constate un expert. Surtout en Europe où les réglementations, notamment Reach et Seveso, ont rendu la fabrication des poudres beaucoup plus compliquée - il a fallu certifier de nouvelles molécules - et les prix se sont envolés. « Ces réglementations ont joué sur la capacité de l'industrie chimique à être compétitive », note l'expert en poudres. Résultat, certains fabricants de poudres ont jeté l'éponge, d'autres ont pris beaucoup de temps pour faire évoluer leur catalogue produits en conformité avec Reach.
Mais le comble du comble, c'est qu'il n'existe pas une poudre dite universelle pour propulser l'ensemble des obus du monde entier. Clairement, une poudre fabriquée en Inde, au Brésil ou en Afrique du Sud ne sera pas forcément adaptée à l'ensemble des systèmes d'armes vendus ou donnés à l'Ukraine, souligne cet expert. « Les charges modulaires du canon Caesar sont un peu plus technologique qu'un sac de poudre », avait rappelé Alexandre Lahousse.
Ce qui rajoute de la complexité à la complexité d'un marché complètement déstabilisé par la guerre en Ukraine. Au final, la chaîne de fabrication de munitions se retrouve avec des obus sans poudres, ni explosifs. Tous les industriels sont allés au plus simple : fabriquer des corps d'obus. « On est rapidement arrivé à une surcapacité de production de corps d'obus », souligne cet industriel. Tout le paradoxe d'une industrie qui doit se reconfigurer pour une économie de guerre mais par temps de paix...
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