Alors que le premier anniversaire des violents affrontements du 25 mars 2023 entre les forces de l'ordre et les manifestants s'opposant au projet d'un gigantesque réservoir agricole d'eau dans les Deux-Sèvres s'approche, la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) remet de l'huile sur le feu. Le stockage hydrique agricole figure en effet parmi les « cinq grands blocs » sur lesquels le principal syndicat des agriculteurs veut du « concret » afin de sortir, au moins jusqu'à l'été, de la crise agricole.
« Depuis le Varenne de l'eau et du changement climatique (réflexion et concertation menée en 2022 sous l'impulsion du Président de la République, ndlr), ce qui nous intéresse est combien on est capable de stocker de mètres cubes supplémentaires, dans le respect évidemment du cadre (réglementaire, ndlr). Aujourd'hui, on a beaucoup de projets qui sont en l'air depuis des mois, voire des années, voire des dizaines d'années. Comment on fait très concrètement pour rendre ces projets opérants? », a questionné le président de la FNSEA lors d'une conférence de presse le 20 mars.
« Toujours quelque chose qui s'additionne »
« On a donné un exemple au Premier ministre » (rencontré la veille par le syndicat) : des réserves de substitution dans la Vienne « ayant obtenu un permis de construire, purgées de tout recours, et en l'air depuis plus de dix ans. Est-ce qu'à un moment, on le fait ou on ne le fait pas? », a précisé Arnaud Rousseau.
Interrogé sur les points de blocages, le syndicaliste a évoqué un Projet de territoire pour la gestion de l'eau (PTGE) et une Analyse hydrologie-milieux-usages-climat (HMUC) locaux.
« Il y a toujours la petite demande de feuille complémentaire, il y a toujours quelque chose qui s'additionne (...). Si on veut faire des études complémentaires, on les fait en amont de l'autorisation du permis », a-t-il plaidé.
Des projets financés à 70% par une Agence de l'eau
De la trentaine de projets de retenues de substitution autorisées par le préfet dans la Vienne, après la présentation d'études d'impact voire des résultats d'une enquête administratives, certains sont en effet purgés de tout recours administratif ou judiciaire, confirme Benoît Grimonprez, professeur de droit rural et de l'environnement à l'Université de Poitiers. Ils pourraient donc déjà être lancés s'ils n'étaient financés que par des fonds privés.
Sauf que ces gigantesques réservoirs de stockage, appelés par leurs détracteurs « méga-bassines », sont financés à 70% en moyenne par les Agences de l'eau, des établissements publics créés en 1964. Or, pour ce faire, dans la Vienne, l'Agence de l'eau Loire-Bretagne doit d'abord vérifier la conformité de ces projets à un « protocole d'accord » signé en 2022. Et ce dernier doit d'abord être jugé équivalent à un PTGE, document auquel l'Etat confie depuis 2019 l'objectif « d'atteindre, dans la durée, un équilibre entre besoins et ressources disponibles en respectant la bonne fonctionnalité des écosystèmes aquatiques, en anticipant le changement climatique et en s'y adaptant ».
« L'enjeu est de vérifier si les projets respectent le protocole, mais aussi si ce protocole est assez exigeant par rapport aux conditions de gestion de l'eau sur le bassin », résume Benoît Grimonprez.
Un blocage qui pourrait encore durer longtemps
Elément supplémentaire de paralysie: le protocole en question prévoit le respect des résultats d'une l'étude HMUC portant sur les volumes d'eau disponibles dans le milieu. Une évaluation menée par un bureau indépendant et complètement différente de l'étude d'impact nécessaire pour l'autorisation préfectorale, en ce qu'elle se réfère à l'ensemble du territoire, et non pas à un seul projet, explique Benoît Grimonprez.
« C'est normal que l'argent public soit versé à des conditions particulières. Or, l'Agence de l'eau de Loire-Bretagne finance seulement des projets de retenues de substitution. Et la HMUC détermine les volumes à financer en stockage », explique son directeur général, Martin Gutton.
Problème: ces résultats, publiés fin 2023, font état de volumes inférieurs à ceux initialement prévus dans l'autorisation préfectorale des retenues de substitution. Cela impliquerait donc de revoir le nombre de bassines autorisées, ainsi que les engagements et les compensations environnementaux promis par les irrigants, qui dépendent aussi des volumes prélevés, note Benoît Grimonprez.
Et puisque la décision de l'Agence de l'eau Loire-Bretagne n'est soumise à aucun délai, « ce blocage, pendant lequel on continuerait d'avoir des projets autorisés mais non financés, pourrait durer encore longtemps », reconnaît-il. Avec un effet négatif sur la motivation et les capacités financières des irrigants à l'origine du projet, souligne le juriste.
Malgré de nombreux désaccords, y compris entre collectivités locales et agriculteurs, le Conseil départemental de la Vienne espère toutefois finaliser l'intégration du protocole d'accord existant dans un PTGE plus global avant la fin de l'année en cours, affirme Martin Gutton. Il devra ensuite être validé par la préfète coordinatrice de bassin.
Des agences publiques mais indépendantes
Alors, que peut bien faire le gouvernement, auquel la FNSEA met la pression? « Rien du tout », répond le spécialiste : « Ces agences sont en effet indépendantes et souveraines ». Leur programme de financement est fixé en lien avec les Comités de bassin rassemblant toutes les parties prenantes (collectivités locales, industriels, agriculteurs, État, consommateurs, ONG...) d'un grand bassin versant, qui adoptent des Schéma directeur d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) s'imposant même aux préfets lors de leurs autorisations.
Quant à la conformité des projets de retenues aux PTGE, le gouvernement pourrait certes décider de supprimer cette exigence.
« Mais ce n'est pas sûr que cela assurerait un financement de l'agence de l'eau. Au contraire, l'absence d'un tel instrument, imaginé pour déminer les conflits dans les territoires puisqu'il fait état d'un consensus, raviverait les affrontements binaires entre irrigants et opposants, qui pourraient continuer de paralyser l'agence de l'eau », analyse Benoît Grimonprez.
Des promesses sans impact?
Les autres concessions accordées par l'exécutif aux agriculteurs depuis le début de la crise, d'ailleurs, risquent aussi de se révéler d'une portée limitée, estime le professeur de droit. Les décrets annoncés visant à réduire les délais de recours et de contentieux contre les projets agricoles de la gestion de l'eau ne décourageront pas la sollicitude des opposants.
Quant à l'« inscription dans la loi que l'agriculture est d'intérêt général, au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation », associée à celle de la « souveraineté agricole et alimentaire », l'intention semble justement être de permettre aux décisions les concernant de ne pas tenir compte des exigences de gestion locale de l'eau. Pour être sûr d'atteindre un tel objectif, il faudrait toutefois réviser aussi la loi sur l'eau, les règlements et les documents locaux qui s'imposent directement aux préfets, analyse Benoît Grimonprez. Ce qui ne se fera pas en un claquement de doigts.
« Et si les exigences réglementaires étaient allégées, les tribunaux administratifs pourraient néanmoins continuer de remettre en cause les autorisations obtenues, en s'appuyant sur les études d'impact et les connaissances scientifiques », alerte Martin Gutton.
La FNSEA pressée
Certes, une modification législative pourrait au moins simplifier l'empilement de réglementations, et faire en sorte que toutes les études auxquelles un projet doit se conformer soient rendues avant son autorisation. L'association de collectivités locales Amorce travaille sur une proposition de loi transpartisane dans ce sens. Mais cela prendrait plusieurs mois d'élaboration, puis de mise en oeuvre, alors que la FNSEA semble plutôt exiger le déblocage des projets dans les prochaines semaines.
Une autre contrainte réglementaire presse en effet les agriculteurs: en vertu d'une directive-cadre de l'Union européenne adoptée en 2000 et transposée en France en 2004, les prélèvements estivaux des agriculteurs risquent d'être fortement réduits dès 2027.
Gouvernance concertée ou gestion sectorielle?
Les demandes de la FNSEA soulèvent donc finalement une question de fond: est-il souhaitable de remettre en cause le modèle même de gouvernance décentralisée et concertée de l'eau jusqu'à présent choisi par la France ?
« Dans un bassin structurellement en déficit comme celui où sont conçus les projets de la Vienne, le PTGE est indispensable en ce qu'il permet d'atteindre l'équilibre », note Martin Gutton.
« L'eau est un patrimoine commun, qui ne peut pas faire l'objet d'une gestion seulement sectorielle comme le voudrait le monde agricole. On ne peut pas échapper à la nécessité de discuter localement des projets », tranche donc le directeur général de l'Agence de l'eau Loire-Bretagne.
Le risque est sinon que « les usages agricoles finissent par passer automatiquement devant l'accès à l'eau potable », souligne le délégué général d'Amorce, Nicolas Garnier. Une perspective que, du point de vue des collectivités locales et de leurs usagers, il juge « dramatique ».
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