Et si le plus lourd était devant lui ? Carlos Tavares n'a pourtant pas ménagé ses efforts pour mener à bien le projet de fusion entre les groupes PSA (qu'il dirige depuis 2014) et FCA (Fiat Chrysler Automobiles) : négociations compliquées avec les familles actionnaires, les gouvernements français et italiens, les syndicats, Bruxelles... Adoptée lundi 4 janvier par les assemblées générales des actionnaires des deux entreprises, cette fusion doit donner naissance au quatrième groupe automobile mondial. Avec 8 millions de voitures produites, 180 milliards d'euros de chiffre d'affaires et 400.000 salariés, la nouvelle entité, baptisée Stellantis, n'a plus rien à voir avec PSA, un petit constructeur très européen. Pour Carlos Tavares, qui dirigera ce mastodonte, le chantier est immense.
Attention au choc des cultures
Le premier défi, bien connu et très caractéristique de l'industrie automobile, sera la gestion des différentes cultures d'entreprises. Les exemples de fusion ratée dans le secteur en raison d'un choc culturel mal encaissé sont légion (Renault-Volvo, Daimler-Chrysler, Volkswagen-Suzuki...). Et pourtant, le groupe doit harmoniser ses process et supprimer les doublons (et il y en aura nécessairement). Carlos Tavares devra être attentif à ne pas choquer les susceptibilités des uns et des autres... Sauf qu'il risque de demander davantage d'efforts à la partie FCA en exigeant qu'elle adopte les mêmes standards de rentabilité et de productivité que PSA.
Car, même si la fusion se construit sur le principe du 50-50, le groupe automobile français a une longueur d'avance tant dans sa restructuration que dans l'avancement de sa stratégie de repositionnement commercial de ses marques. Chez FCA, tout reste à faire.
Le premier chantier urgentissime à traiter, c'est bien entendu l'appareil industriel de FCA notoirement obsolète et sous-utilisé. Ainsi, d'après une note de LMC Automotive relevée par Les Echos en juin 2019, la dizaine d'usines italiennes de Fiat affichait un taux d'utilisation de 60% en moyenne... Selon des sources italiennes, cette moyenne dissimulerait de fortes disparités puisque certains sites auraient vu leur production quasiment réduite à néant faute de modèles à assembler... Une situation aux antipodes de celle de PSA, dont les usines françaises, pour répondre à la demande, ont recours au "trois-huit" (3 équipes par jour) et au "VSD" (vendredi, samedi, dimanche).
"Psychopathe de la performance"
Ce dossier est explosif, car Carlos Tavares, connu pour sa gestion au cordeau des capacités de production et qui s'est lui-même défini comme un "psychopathe de la performance", n'a pas l'intention de faire dans la dentelle. Sa méthode? Promettre des investissements aux usines les plus performantes : nouveaux modèles attribués à un site, nouvelles lignes plus performantes... L'enveloppe attribuée à une usine va de 100 à 400 millions d'euros. Mais pour cela, les syndicats doivent adopter en contrepartie un contrat de performance qui passe nécessairement par un ajustement des effectifs. C'est ce remède de cheval qu'il a imposé à PSA, mais également à Opel. En moins de deux ans, la marque allemande a perdu un quart de ses effectifs, non sans résistance puisque le puissant syndicat IG Metall a tenté de politiser l'affrontement avec Carlos Tavares en interpellant la chancelière allemande elle-même. En Italie, les syndicats sont au moins aussi puissants qu'en Allemagne, voire davantage. C'était d'ailleurs un caillou dans la chaussure de Sergio Marchionne, l'ancien patron de Fiat, qui a très peu restructuré les usines italiennes, sauf au prix de laborieuses négociations avec le gouvernement italien.
Mais Carlos Tavares ne laissera pas de temps au temps et exigera une restructuration au pas de course. Il devra pour cela trouver des ressources managériales pour la mise en oeuvre de ce chantier. Le départ de Yann Vincent, l'ancien patron industriel de PSA parti diriger ACC (la coentreprise avec Total pour une production européenne de batteries électriques), ne devrait pas aider, même s'il laisse derrière lui des cadres éprouvés à la méthode.
Le patron de PSA se sait très attendu par les marchés sur cette rationalisation industrielle. C'est l'un des piliers de son bilan. Chez PSA, il était parvenu à baisser le "point mort" de la production (seuil au-dessus duquel l'entreprise devient rentable) d'un million de voitures en deux ans seulement.
Des marques à revoir
Mais le deuxième axe de la méthode Tavares, également très attendu par les analystes, pourrait aussi être un point très critique chez FCA : il s'agit de la refonte des stratégies de marques. Avec ses sept marques, le groupe italo-américain affiche autant d'opportunités que d'investissements massifs. Fiat, Alfa Romeo, Maserati, Chrysler... Ces marques souffrent toutes d'un énorme déficit de positionnement et de portefeuille produit. Il va falloir redéfinir des territoires de marques spécifiques à chacune d'entre elles, en gérant la complémentarité avec les marques PSA. Il n'y a guère que Jeep et RAM, deux marques américaines, qui ont des positionnements plutôt clairs et sont très rentables.
Chez Fiat, par exemple, l'enjeu est de sortir d'une stratégie mono-modèle (la Fiat 500) et être capable d'étendre son univers de marque à d'autres segments, plus gros si possible comme des SUV ou de grandes berlines. C'est cette cohésion entre langage de marque et sa déclinaison par modèle qui crée de la valeur en vendant des voitures plus chères. Alfa Romeo et Maserati souffrent également d'un plan produit totalement insuffisant avec à peine trois modèles lancés ces trois dernières années.
Ce travail de repositionnement a rencontré un vrai succès chez PSA avec le repositionnement de Peugeot comme généraliste haut-de-gamme, Citroën la marque populaire, et DS la marque premium. L'arrivée d'Opel a suscité des interrogations sur la place que prendrait le constructeur allemand dans cet équilibre. Il semble désormais acquis que la marque à l'éclair soit devenue la généraliste typée allemande. Un bilan couronné de succès puisqu'en 2019, PSA gagnait environ 1.000 euros par voiture vendue contre 300 pour FCA.
Sauf que l'investissement dans une marque implique de lourds enjeux financiers. Les analystes parlent de plusieurs milliards d'euros par marque... Mais PSA apporte dans son panier toute une panoplie de technologies modernes qui allégera la facture finale et fera aussi gagner du temps de développement. La plateforme EMP2 équipée des moteurs Puretech, plus efficients, permettront de déployer un plan produit plus ambitieux.
Enfin, il faudra également être patient, car redéfinir un plan produit prend du temps, quatre à cinq ans minimum... Pour ne pas perdre de temps, Carlos Tavares mettra la pression sur les équipes d'entrée de jeu.
Electrification, R&D...
Carlos Tavares voudra également changer la culture commerciale de FCA et en finir avec les ventes dites "tactiques" (voiture de démonstration, 0km...) et les remises à outrance. Ce canal altère la valeur résiduelle des voitures (prix à la revente), un vrai cercle vicieux qui pénalise les ventes rentables. Cette méthode, qui impactera les volumes de vente dans un premier temps, sera assumée par le groupe.
L'électrification sera aussi un gros chantier pour la nouvelle direction de Stellantis. Le retard accusé par le groupe italo-américain en la matière l'avait contraint à signer un contrat d'achats de crédit CO2 à Tesla pour rester dans les clous des objectifs européens. Montant de la facture: 1,8 milliard d'euros sur trois ans. Carlos Tavares va passer en revue tout le portefeuille de gamme de FCA, et n'hésitera pas à arrêter la production des modèles les plus polluants. Il devra également amplifier la timide offensive de FCA en matière d'électrification (quelques hybrides rechargeables notamment chez Jeep, ou une Fiat 500 100% électrique). Il s'agit d'un travail titanesque pour des modèles qui n'ont pas été prévus pour accueillir une telle technologie.
Enfin, Carlos Tavares va devoir trouver la bonne composition pour toute la branche R&D, celle qui, en général, constitue souvent les derniers bastions de résistance contre les envahisseurs. Il va falloir trouver un bon équilibre en répartissant les attributions. Les sujets ne manquent pas : connectivité, voiture autonome, motorisations, design, plateformes... FCA semble avoir pris des bases de travail intéressantes en matière de voiture autonome. En outre, l'Italie dispose d'une forte tradition d'ingénierie automobile qui ne demande qu'à être mise en valeur. Chez PSA, il y a des forts acquis comme la plateforme ou les motorisations, mais il y aura nécessairement des doublons.
La cour des grands
La restructuration du groupe FCA s'annonce donc longue et complexe. Mais c'est justement le domaine d'expertise de Carlos Tavares. Il a prouvé que sa capacité à rationaliser l'outil industriel et à repositionner des marques a été fortement créatrice de valeur. Aucun investisseur ne doute de sa capacité à aller au bout de ce projet qui doit dégager plus de 5 milliards d'euros de synergies. Avec Stellantis, Carlos Tavares veut jouer dans la cour des grands en se positionnant au quatrième rang mondial des constructeurs automobiles, juste derrière son dernier employeur: l'Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi.
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