
Turbulences dans le monde du nucléaire. Ce lundi 14 juin, la chaîne de télévision américaine CNN a révélé une potentielle fuite radioactive au niveau de la centrale nucléaire de Taishan, située dans la province du Guangdong dans le sud de la Chine. C'est la branche américaine de Framatome, filiale d'EDF, qui a alerté le département de l'Energie de l'administration Biden, via une lettre dont CNN a eu connaissance.
La centrale de Taishan n'est pas exploitée par EDF, mais par TNPJVC, une joint-venture dont EDF est toutefois actionnaire minoritaire (30%), aux côtés du chinois CGN (70%). La centrale est par ailleurs composée de deux réacteurs de type EPR, construits par EDF et basés sur la technologie des réacteurs à eau sous pression. L'énergéticien tricolore a confirmé ce matin avoir été informé de "l'augmentation de la concentration de certains gaz rares dans le circuit du réacteur numéro 1", entré en service en décembre 2018. Cet incident, et surtout la manière étonnante dont il a été révélé, soulèvent un certain nombre de questions. Etat des lieux.
1 - Est-ce un incident grave ?
Nicolas Goldberg, consultant énergie chez Colombus Consulting, se montre d'emblée rassurant.
"Nous ne sommes pas face à un nouveau Fukushima, affirme-t-il. La centrale continue de fonctionner, ce qui laisse penser qu'il n'y aura pas de conséquence majeure sur l'environnement et la population", poursuit-il.
La révélation de CNN, basée sur la lettre de Framatome adressée au département américain de l'énergie, reste toutefois anxiogène. La chaîne évoque, en effet, une "menace radiologique imminente", mais aussi le fait que les autorités de sûreté chinoises auraient relevé les limites acceptables de radiation à l'extérieur du site pour ne pas avoir à mettre la centrale à l'arrêt. Interrogé sur cette possible révision à la hausse du seuil réglementaire par l'autorité de sûreté chinoise, EDF n'a pas souhaité faire de commentaire. Un porte-parole s'est contenté d'indiquer que : "les seuils pratiqués en Chine sont ceux que l'on rencontre dans de nombreux pays. Ils se situent dans le cadre de la moyenne internationale".
Entretenant le flou autour de cet incident, la chaîne américaine précise toutefois : "l'administration Biden estime que l'installation nucléaire n'est pas encore à un niveau de crise". CNN ajoute également que "les responsables américains ont estimé que la situation ne constituait pas actuellement une menace grave pour la sécurité des travailleurs de l'usine ou du public chinois". Malgré ces affirmations rassurantes de l'administration Biden, la situation est prise très au sérieux puisque plusieurs réunions du conseil de sécurité nationale américain se sont déroulées à des niveaux élevés au cours de la semaine passée, relève Le Monde.
De son côté, EDF indique que "la présence de certains gaz rares dans le circuit primaire est un phénomène connu, étudié et prévu par les procédures d'exploitation des réacteurs". Dans un communiqué distinct, Framatome ajoute que "sur la base des informations disponibles, le réacteur est actuellement dans son domaine de fonctionnement et de sûreté autorisé".
Un porte-parole d'EDF complète :
"Nous sommes en-dessous de l'échelle d'Ines. Ce n'est même pas 1 sur l'échelle d'Ines. [Cette échelle internationale permet de classer les événements nucléaires civils selon leur niveau de gravité, ndlr]. Il n'y a pas de caractérisation d'un événement nucléaire. Nous sommes sur une exploitation normale, c'est-à-dire encadrée par des seuils autorisés et validés par l'autorité de sûreté".
2 - Que signifie la présence de gaz rares dans le circuit primaire ? Y a-t-il un risque de contamination ?
Le circuit primaire du réacteur est le circuit où circule l'eau sous pression qui permet de dégager la chaleur générée par le cœur du réacteur. Une concentration de gaz rares dans ce circuit traduit une dégradation de la gaine de quelques crayons combustibles. Or, cette gaine constitue la première des trois barrières de confinement de la radioactivité d'un réacteur.
Aujourd'hui, l'origine de cette dégradation dans la centrale de Taishan reste inconnue. Mais ce phénomène a déjà pu être observé en France. Deux causes avaient alors été identifiées sur le parc nucléaire tricolore : l'une liée à un problème d'assemblage du combustible qui endommage la gaine, l'autre liée à un "corps migrant", c'est-à-dire une pièce qui s'est retrouvée enfermée dans le circuit, qui se déplace et qui endommage les combustibles.
Ces gaz se dissolvent dans l'eau et leur présence ne provoque pas de montée en pression. Une partie est toutefois rejetée dans l'atmosphère.
"Les informations transmises par l'exploitant montrent que la valeur des rejets atmosphériques respecte les contraintes réglementaires. Il ne s'agit donc pas d'une contamination, mais de rejets maîtrisés", précise un porte-parole d'EDF.
Les gaz rares en question sont le xénon et le krypton."Ce sont des gaz atmosphériques non toxiques et chimiquement inertes. Ils ne sont pas considérés comme dangereux pour l'environnement", ajoute le groupe français.
3 - La responsabilité de Framatome est-elle engagée ?
"Il est encore prématuré de répondre à cette question", réagit EDF. Framatome est le concepteur des deux EPR de Taishan, c'est aussi lui le fournisseur des combustibles. Or ce sont les gaines des combustibles qui sont à l'origine d'une perte d'étanchéité. Ces derniers ont été fabriqués en France dans l'usine de Romans-sur-Isère, dans la Drôme. Compte tenu de cette fragilité, les chaînes de fabrication de Framatome vont-elles faire l'objet de contrôle dans les jours à venir ? EDF, pourtant maison mère de Framatome, n'a pas répondu à cette question. En revanche, en tant qu'actionnaire minoritaire, EDF a sollicité, samedi dernier, un conseil d'administration exceptionnel de TPNJVC pour que le management présente l'ensemble des données et les décisions nécessaires.
4 - Quelles possibles conséquences économiques pour EDF ?
Si la situation se dégradait (des mesures sont actuellement effectuées toutes les heures), ce serait un coup dur pour EDF dont la santé économique est déjà très fragilisée par un lourd endettement. Pour se relancer, l'historien historique table notamment sur la vente de six nouveaux EPR à Jaitapur, en Inde, dans le cadre d'un méga contrat. EDF est également entré en négociations pour vendre deux EPR supplémentaires au Royaume-Uni.
Or la conclusion de ces ventes est cruciale pour EDF alors que jusqu'à présent la technologie EPR, née au début des années 90, a enchaîné les déboires. Ainsi, les deux EPR de Taishan sont actuellement les seuls EPR à être en fonctionnement dans le monde.
Le premier chantier d'EPR, lancé en 2005 en Finlande, a multiplié les contretemps et dérapages budgétaires, si bien que celui-ci n'est toujours pas terminé. Et, le deuxième chantier n'a pas fait mieux : l'EPR de Flamanville (Manche) en France, en travaux depuis 2007, ne devrait pas entrer en service avant la fin 2022.
Au-delà des EPR, EDF souhaite prendre une place de leader dans le marché à venir des petits réacteurs modulaires (SMR en anglais) et il mise sur son savoir-faire pour se distinguer des très nombreux concurrents.
5 - Quels impacts pour les relations géopolitiques ?
"La manière dont l'information a été remontée interroge sur le circuit d'information", pointe Nicolas Goldberg. Pour rappel, l'information n'a pas été révélée par l'exploitant chinois ou par les autorités de sûreté chinoises. C'est la filiale américaine de Framatome, qui appartient à EDF, qui a remonté l'information au département de l'énergie de l'administration Biden. Administration américaine qui a choisi de contacter CNN pour révéler l'information dans la presse.
"Cela pourrait compliquer les relations partenariales entre la Chine et les Etats-Unis et la France pourrait être prise au milieu de tout ça, car Framatome appartient à EDF, qui est très largement détenu par l'Etat français", explique le consultant en énergie.
Or la Chine et la France ont une relation partenariale sur le nucléaire qui est extrêmement structurante, l'Hexagone ayant largement participé au programme nucléaire chinois, dans le cadre notamment de transferts de technologies. "Et les EPR en construction au Royaume-Uni, le sont sous pavillon franco-chinois", souligne Nicolas Goldberg.
"De leurs côtés, les Etats-Unis sont un peu à la traîne sur le nucléaire et ils essayent de revenir dans le jeu géopolitique du nucléaire avec les SMR. Il y a notamment une volonté de construire des réacteurs américains en Pologne", ajoute l'expert, alors que la France brigue également le marché polonais.
"La compétition géopolitique entre les acteurs doit être mise en relief au regard de cet événement", conclut-il.
La fuite des autorités américaines à CNN sur un sujet aussi sensible survient en effet alors que les tensions diplomatiques et économiques sino-américaines n'ont pas diminué depuis l'élection de Joe Biden.
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