
C'est un paradoxe étonnant. Alors qu'EDF réutilise une partie de l'uranium consommé par ses centrales nucléaires, afin d'inscrire la filière dans des pratiques vertueuses d'économie circulaire, ce choix risque aujourd'hui d'écorner son image. Sur le papier, l'idée semble pourtant louable, puisqu'il s'agit de recycler des matières issues des combustibles déjà irradiés une première fois en réacteur, de manière à produire de l'électricité sans creuser à nouveau dans les mines. Seulement voilà : c'est la Russie, et plus particulièrement la filière Tenex du géant Rosatom, qui réalise l'opération de retraitement pour le compte de l'électricien tricolore. Un partenariat qui passe mal en ces temps de guerre en Ukraine.
Il faut dire que ni la France, ni aucun autre pays d'Europe de l'Ouest, ne disposent de l'outil industriel nécessaire pour recycler cet uranium, qui constitue près de 95% des combustibles usés dits « valorisables ». Aujourd'hui, la seule usine capable de s'en charger se trouve dans la région de Tomsk, en Sibérie. Mardi 29 novembre, la France a ainsi réceptionné la fameuse matière transformée en Russie, afin d'alimenter sa centrale de Cruas (Ardèche), la seule certifiée pour utiliser cet uranium de retraitement enrichi (URE).
Arbitrages économiques
Et ce commerce ne date pas d'hier, puisqu'EDF collabore avec Rosatom sur ce marché depuis les années 1970. « A l'époque, c'était moins cher d'aller voir les Russes, qui disposaient déjà des installations nécessaires [que de développer des capacités en Europe, ndlr] », glisse à La Tribune Valérie Faudon, déléguée générale de la Sfen, un syndicat de promotion de l'atome civil. Entre 1972 et 2010, l'Hexagone envoie ainsi plusieurs milliers de tonnes d'URT vers l'oblast de Tomsk, dans la ville fermée de Seversk, afin qu'il y soit recyclé grâce à un processus industriel lourd et polluant.
Mais en 2013, alors que les prix de l'uranium naturel chutent après l'accident de Fukushima (rendant son réemploi moins intéressant économiquement que l'extraction directe à la mine), ces relations sont suspendues. Elles ne seront réactivées qu'en 2018, malgré l'annexion de la Crimée par Moscou quelques années plus tôt.
« Quand EDF a annoncé relancer cette filière, Orano [l'entreprise française spécialisée dans les métiers du combustible nucléaire, ndlr] a été interrogée. Mais finalement, il était moins cher de sous-traiter ces opérations en Russie. EDF a pris sa décision sur une base purement économique », explique un proche du dossier souhaitant garder l'anonymat.
Et pour cause, même si Orano « maîtrisait technologiquement » le processus, la société aurait dû construire un atelier spécifique, ce qui aurait nécessité un investissement conséquent. « Avec le recul, cela peut paraître saugrenu [de s'être tourné vers Rosatom, ndlr]. Mais à l'époque ce choix paraissait raisonné », glisse la même source.
Néanmoins, ce partenariat ne révèle pas de dépendance à la Russie à proprement parler, étant donné que les centrales d'EDF peuvent tout à fait carburer sans cet URT recyclé. Avant d'alimenter les réacteurs, l'uranium naturel provenant des mines du Niger, du Kazakhstan, d'Ouzbékistan ou encore d'Australie se voit d'ailleurs converti puis enrichi dans l'Hexagone par Orano, sur les sites de Malvési (Aude) et du Tricastin (Drôme). Après ces deux étapes de transformation, les combustibles sont ensuite assemblés dans les usines du français Framatome ou de l'américain Westinghouse. « Si EDF continue quand même à réutiliser de l'URT pour sa centrale de Cruas, c'est surtout parce que ça lui permet d'alimenter un discours positif sur la capacité de recyclage du nucléaire. Mais ça reste facultatif », rappelle Teva Meyer, chercheur à l'IRIS et spécialiste de la géopolitique du nucléaire.
Vers une filière européenne de recyclage de l'URT ?
Il n'empêche, la flambée récente des cours de l'uranium naturel et l'accumulation de l'URT non recyclé (34.000 tonnes au Tricastin, dont les deux tiers appartiennent à EDF) poussent l'électricien tricolore à se repencher sérieusement sur la question. D'autant que l'équation économique pourrait bien s'inverser, alors que de nombreux pays entendent construire de nouvelles centrales nucléaires, ce qui devrait encore pousser à la hausse les prix de l'uranium.
Dans ces conditions, EDF espère faire certifier les vingt réacteurs tricolores du palier de 1.300 MW afin qu'ils carburent eux aussi à l'URT, aux côtés de Cruas. Ce qui permettrait à l'Hexagone de consommer environ 1.350 tonnes d'URT chaque année. Un chiffre à comparer avec les 7.000 tonnes d'uranium naturel qu'absorbe le parc aujourd'hui.
« Pendant 10 ans, on a entreposé de l'URT. C'est comme si on avait une mine à disposition, qu'on pourrait remobiliser quand le cours de l'uranium naturel monte », glisse un acteur du secteur.
Mais s'il veut y parvenir, l'électricien devra s'appuyer sur une chaîne d'approvisionnement sûre. Or, même si pour l'heure, Rosatom échappe à toute sanction liée à la guerre en Ukraine, dépendre de l'entreprise russe pour recycler la fameuse matière constitue une épée de Damoclès.
« On reprend la filière russe, mais pas à grande échelle. Le but serait de disposer d'une filière européenne pour ne pas faire reposer la sécurité d'approvisionnement sur la Russie », expliquait ainsi EDF à La Tribune en février.
Pour ce faire, le groupe affirme déjà « travailler » avec Orano et Westinghouse pour construire une usine de conversion de l'URT sur le Vieux continent, ce qui « prendra une dizaine d'années », selon un porte-parole.
De son côté, Orano se montre prudent. Car un tel programme ne semble pas faire partie de ses plans. Preuve en est : son vaste projet d'extension de l'usine d'enrichissement de l'uranium au Tricastin élude la question, puisqu'il ne prévoit pas de modules pour recycler l'URT. « Nous serons à disposition si besoin, mais il faut une demande claire pour lancer un tel investissement », explique l'entreprise à La Tribune. Aujourd'hui comme hier, la balle se trouve donc dans le camp d'EDF.
GLOSSAIRE(*) L'uranium naturel : c'est l'uranium issu de la roche. C'est un métal relativement répandu dans la croûte terrestre. Toutefois, il ne peut pas être utilisé directement dans les combustibles nucléaires car il doit d'abord être enrichi. L'uranium naturel enrichi : l'enrichissement consiste à augmenter la proportion d'uranium 235 dans l'uranium naturel pour rendre possible une réaction de fission nucléaire. Cet uranium naturel enrichi est ensuite transformé en oxyde d'uranium (UOX) pour fabriquer les crayons combustibles qui alimentent les réacteurs nucléaires. L'uranium de retraitement ou URT : c'est l'uranium issu des combustibles usés, c'est-à-dire ceux ayant déjà été irradiés une fois dans le cœur d'un réacteur nucléaire. L'uranium de retraitement enrichi ou URE : pour pouvoir être utilisé de nouveau dans un réacteur nucléaire, l'URT doit être converti et enrichi. Ces deux étapes de recyclage s'effectuent aujourd'hui uniquement en Russie.
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(*) Le glossaire a été rédigé par Juliette Raynal.
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