Une électricité décarbonée, abondante et compétitive : le nerf de la guerre de la réindustrialisation verte

Pour que les projets de méga-usines se concrétisent sur son territoire et que les sites existants puissent se décarboner, la France devra pousser tous les curseurs afin de produire environ 40% d'électricité en plus à l'horizon 2035. Quant au prix des électrons, les industriels, soutenus par le gouvernement, poussent pour qu'il soit le plus bas possible. Un scénario que redoute EDF, dont la santé financière est déjà très abîmée.
Juliette Raynal
(Crédits : DR)

Sur le site d'ArcelorMittal à Dunkerque, la cokerie a disparu. Les wagons remplis de petits blocs de charbon ne sillonnent plus cette usine vertigineuse née en 1962 sur les rives du troisième port de l'Hexagone. Désormais, les hauts fourneaux fonctionnent à l'électricité. Quelques kilomètres plus loin, l'usine géante de la startup Verkor produit des gigawatts de batteries électriques. Ses fournisseurs, le groupe français Orano et le chinois XTC, ne se trouvent qu'à quelques encablures, sur la commune de Dunkerque également. À l'Est de Lyon, le cimentier Vicat fabrique, avec EDF, du méthanol décarboné, un carburant prometteur pour le monde maritime. Sur le site d'Holosolis à Hambach, en Moselle, près de 1.700 personnes s'activent. La production annuelle avoisine les 10 millions de panneaux solaires. Son concurrent Carbon fabrique, lui, depuis Fos-sur-Mer, dans les Bouches du Rhône, des lingots, wafers, cellules et modules photovoltaïques en quantités industrielles grâce à ses centaines de fours électriques qui fonctionnent en permanence. Toujours du côté de l'étang de Berre, le consortium GravitHY réduit du minerai de fer via l'hydrogène produit sur place par une armée d'électrolyseurs.

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Voici un petit aperçu de ce à quoi pourrait ressembler le paysage industriel français dans quelques années. Mais cette métamorphose, si chère à l'exécutif, ne pourra s'opérer qu'à une seule condition : que les industriels puissent bénéficier d'une électricité à la fois décarbonée, abondante et compétitive. Sans ces trois critères réunis, le souhait du ministre de l'Économie Bruno Le Maire, qui entend faire de la France la première puissance industrielle décarbonée en Europe, restera un doux rêve. « Sans cela, il sera impossible de conserver l'industrie lourde sur le sol français », prévient, en effet, le Brésilien José Noldin, à la tête de GravitHY.

Production électrique : « il faut pousser tous les curseurs au maximum »

La décarbonation de l'industrie passe, en effet, par une consommation accrue d'électricité que ce soit pour remplacer directement les énergies fossiles dans les processus de fabrication ou pour fabriquer de l'hydrogène propre. L'industrie pourrait consommer à elle seule 160 térawattheures (TWh) à l'horizon 2035, contre 115 TWh en 2021, soit une hausse de près de 40%, selon les dernières prévisions, revues à la hausse début juin, du gestionnaire du réseau de lignes à haute tension RTE.

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Dans un document de travail, publié le 12 juin dernier, le secrétariat général à la planification écologique recommande ainsi de « pousser tous les curseurs au maximum », alors que la production d'électricité a chuté en 2022 à son plus faible niveau depuis 1992 (445 térawattheures). Pour répondre à ces besoins grandissants, RTE préconise de doubler la production d'énergies renouvelables afin d'atteindre, a minima,  250 TWh de production en 2035, contre 120 TWh aujourd'hui. Il faudra également maximiser la disponibilité du parc nucléaire existant, les nouveaux réacteurs (6 à 14) ne devant entrer en service qu'après 2035. Au-delà de cette échéance charnière, l'exécutif songe même à déployer 45 gigawatts (GW) d'éolien en mer à l'horizon 2050, c'est-à-dire 5 de plus que la cible initiale. Soit une véritable course contre la montre puisqu'aujourd'hui seul un parc, celui de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), est en service pour une capacité de 0,5 GW.

Si ces projections restent très ambitieuses, elles font plutôt l'objet d'un consensus. En revanche, la question de la définition du prix, elle, est beaucoup plus complexe tant les intérêts entre industriels et producteurs d'énergie, principalement EDF, sont contraires. Les premiers souhaitant logiquement accéder à un prix du mégawattheure le plus attractif possible, ce qui abîmerait encore davantage la santé économique du second, dont la dette culminait à 65 milliards d'euros en 2022.

L'épineuse question du prix

« En Europe, le prix moyen de l'électricité pour l'année prochaine est de 140 euros le mégawattheure. Aux États-Unis, des industriels comparables aux nôtres ont, eux, accès à une électricité de l'ordre de 35 euros le mégawattheure. Il y a un rapport de 1 à 4. C'est énorme », s'alarme Nicolas de Warren, président de l'Uniden, qui regroupe en France les industries les plus consommatrices d'énergie (chimique, pharmaceutique, sidérurgie, agroalimentaire, etc.).

« Nos adhérents dans l'industrie chimique et agroalimentaire sont soumis à la concurrence internationale. Dès lors que le prix de l'électricité est trop élevé, ils sont en grandes difficultés sur les marchés mondiaux », renchérit Frank Roubanovitch, président de la CLEEE, qui regroupe des entreprises du tertiaire et de l'industrie grandes consommatrices d'énergie, mais dans une moindre mesure que les ogres de l'Uniden.

Les membres de la CLEEE souhaiteraient ainsi accéder à une électricité aux alentours de 60 euros le mégawattheure (MWh). Un prix « contenu », qui refléterait les coûts de production d'EDF, associés à une marge nécessaire aux investissements. Ce qui correspond peu ou prou aux dernières estimations réalisées par le régulateur de l'énergie, qui table sur un coût de production de l'ordre de 57 ou 58 euros le MWh pour le parc nucléaire existant d'EDF. Les industriels de l'Uniden plaident, eux, pour un prix bien plus bas.

« L'électricité est leur matière première. Elle peut représenter entre 30 et 40% de leurs coûts de production », justifie Nicolas de Warren.

Pendant une dizaine d'années, la compétitivité des entreprises françaises a, en partie, été préservée grâce au mécanisme de l'Arenh, qui régule les prix de vente de l'électricité nucléaire. Ces dernières pouvant acheter un certain volume d'électrons au prix de 42 euros le mégawattheure. Mais le dispositif a montré ses limites, tant du côté des industriels consommateurs qui se sont retrouvés exposés à la flambée des prix sur le marché européen pour une partie de leur consommation, que du côté d'EDF qui a vu sa rentabilité se dégrader avec un prix de vente ne reflétant plus ses coûts de production. Surtout, le mécanisme de l'Arenh est voué à disparaître dès la fin 2025. « Or, pour les industriels, 2025 c'est demain », ne cessent de rappeler les associations du secteur.

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Vers une généralisation des contrats de long terme

En remplacement, la France défend auprès de Bruxelles la mise en place de contrats pour différence et de contrats d'approvisionnement de long terme noués entre les industriels et EDF, dont les profils linéaires de consommation et de production sont très semblables. Dans un rapport commandé par le gouvernement, Philippe Darmayan, ex-président d'ArcelorMittal France, préconise ainsi de systématiser ce type de contrats.

« Il s'agit d'appliquer au nucléaire les fameux PPA [power purchase agreements, ndlr] très courants dans les énergies renouvelables, et qui ont permis aux producteurs de développer leurs capacités », explique à La Tribune, l'ancien dirigeant du poids lourd de la sidérurgie.

Concrètement, l'idée est de généraliser des contrats d'une durée de 15 ans à travers lesquels les consommateurs industriels s'engagent à investir dans le nucléaire, en échange d'un prix de l'électron attractif. Ces contrats iraient donc au-delà d'une simple relation commerciale.

« Nous sommes prêts à faire des avances en tête sur le parc nucléaire existant pour permettre son prolongement au-delà de 50 ans. Ce sont des dépenses importantes, mais les coûts sont documentés. En revanche, nous ne nous prononçons pas sur le nouveau nucléaire car ce n'est plus les mêmes ordres de coûts », précise Nicolas de Warren.

Bras de fer entre l'État et EDF

Si sur le fond, l'électricien historique est, lui aussi, favorable au déploiement de ces contrats de long terme. En revanche, sans surprise, un bras de fer s'annonce sur la question du prix. Un niveau proche de celui de l'Arenh, évoqué par le rapport Darmayan, serait inenvisageable pour EDF, pour qui le montant doit être significativement plus élevé, afin de reconstituer ses marges et financer les investissements.

« Quand on est client, on cherche le prix le plus bas possible. Mais quand on est producteur, je ne dirais pas qu'on cherche le prix le plus haut possible, mais on a quelques contraintes pour assurer une soutenabilité durable de l'offre ! », s'est justifié Luc Rémont, lors d'un colloque organisé le 8 juin par l'Union française de l'électricité (UFE), affirmant que le tarif doit refléter les « opérations, la maintenance et la continuité d'exploitation ».

« Si on se mettait à fournir gratuitement de l'électricité à tout le monde, cela ferait sans doute des heureux, mais ce ne serait pas durable ! À la fin, il n'y aurait plus d'électricité du tout », a-t-il ajouté.

Sur ce tableau, « il y a une vision diamétralement opposée entre l'entreprise et l'État [qui détient désormais 100% du capital d'EDF, ndlr] », confie un connaisseur du dossier. Pour la Première ministre et Bercy, l'enjeu est avant tout de prendre le train de cette deuxième révolution industrielle. De son côté, EDF ne veut pas être sacrifié sur l'autel de la réindustrialisation.

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Un numéro d'équilibriste se prépare donc en coulisses pour trouver un prix permettant, à la fois, d'assurer la compétitivité et la décarbonation de l'industrie française, mais aussi de construire le nouveau programme nucléaire. Et, même si ces futurs contrats relèveront du droit privé, « il y aura forcément un arbitrage de l'État sur la définition du prix », avance  Philippe Darmayan, car « il est redevable de la décarbonation de l'industrie, mais aussi de la production d'électricité », pointe-t-il.

En atteste l'intervention du gouvernement dans la conclusion d'un contrat d'approvisionnement de dix ans, tout juste officialisé, entre EDF et le producteur d'aluminium Trimet France, basé en Savoie. « Les discussions commerciales se sont déroulées sous l'œil bienveillant de l'Etat, qui était attaché à ce que les négociations se passent bien, tant sous l'angle de la transition énergétique que celui de la décarbonation de l'industrie », explique l'entourage des deux ministres concernés. Après de long mois de négociations, les deux parties sont parvenues à s'accorder sur un prix (qui demeure confidentiel mais qui serait inférieur à ceux de marchés), pour un volume de 22 térawattheures, en échange d'une avance en tête « assez significative ». Cet accord reste toutefois « très atypique », reconnaîssent les cabinets des deux ministères, car « tout son équilibre repose sur le fait qu'EDF est actionnaire et connaît la comptabilité de Trimet ». Il n'y a donc pas d'asymétrie d'information.

EDF opposé aux consortiums

Mais ce n'est pas tout. EDF se montre également frileux à l'idée de nouer lesdits partenariats avec des groupements d'entreprises, comme le consortium Exeltium né en 2008. À l'époque, une trentaine d'industriels électro-intensifs lui avaient versé quelque 1,75 milliard d'euros en échange de droits de tirage sur le parc nucléaire à un tarif préférentiel sur 25 ans.

Dans son rapport, Philippe Darmayan plaide pour que différents groupes homogènes d'industriels achètent en commun de l'électricité nucléaire via des contrats de long terme. Il préconise d'inclure dans ce dispositif des fonds d'infrastructures afin que ces derniers prennent en charge une partie de la garantie et du financement. Objectif affiché : permettre à toutes les entreprises, même les moins vaillantes, de bénéficier de ce type d'outil.

De son côté, EDF craint que ces regroupements et cette intermédiation se fassent à ses dépens. L'entreprise souhaite, au contraire, privilégier les contrats de gré à gré afin d'éviter que les prix ne soient trop tirés vers le bas. L'électricien redoute également que les consortiums se délitent au fur et à mesure des années, à l'image d'Exeltium, qui a perdu de grands consommateurs au fil du temps.

Définir d'urgence les modalités

« Une solution de gré à gré ne marchera qu'avec quelques clients, mais ne permettra pas la décarbonation globale de l'industrie », rétorque Philippe Darmayan.

L'ancien dirigeant d'ArcelorMittal appelle ainsi à définir d'urgence les modalités de ces contrats : quels volumes sont concernés ? Quel partage des risques si EDF ne produit pas autant ? Que se passe-t-il si un consommateur fait défaut ?

Selon lui, les parties prenantes doivent s'atteler à définir ces caractéristiques avant même que la généralisation de ces contrats de long terme ne soit actée par Bruxelles dans le cadre de la réforme du marché de l'électricité, qui doit aboutir d'ici la fin de l'année. « Plus on s'attarde, plus la France risque de ne pas atteindre ses objectifs de décarbonation de 2030 », prévient-il, avant de conclure sur une question rhétorique : « Le projet de société d'EDF n'est-il pas de faciliter la décarbonation ? » De quoi rappeler à l'électricien qu'il n'est pas tout à fait une entreprise comme les autres...

Juliette Raynal

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Commentaires 7
à écrit le 29/06/2023 à 9:20
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Les ENR exigent un adossement à de puissantes centrales pilotables pour garantir la permanence de la production. Au moment où je rédige ces lignes la production de la France dépend pour 68% du Nuc, 13% de l'Hydro et 8% du gaz.. (Source Electricity Ma...

le 29/06/2023 à 14:13
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le nuke , lui aussi n est pas pilotable. C est evident. Comment on debranche un reacteur en fission nucleaire ? c est une reaction chimique incontrolable et permanente. La seule solution est de debrancher, , la reaction chimique continuant a consomme...

le 29/06/2023 à 14:21
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L allemagne arrive a plus de 50% d ENR....et veut 98% d ENR en 2030 sans nuke et sans charbon ou gaz fossile !!!!!

le 30/06/2023 à 6:48
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@ 'pendant ce temps, dans le reste du monde' : remarquable réponse, on sent chez vous le spécialiste pointu et compétent!

à écrit le 29/06/2023 à 7:12
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Bonjour, Ils est certains que de l'électricité a un prix abordable favorise la reindustrialisation... Mais faut ils que les réacteur d'EDF fonctionnent, que la maintenance soit faite correctement, et que les techniciens ne sois pas en grève.......

le 29/06/2023 à 12:48
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Des réacteurs ont été inspectés (hors ceux corrodés pour lesquelles des opérations étaient menées, nouveaux tuyaux soudés sur site, ça évite les erreurs de précision et ensuite les "contraintes" quand vous forcez les tubes à aller où il faut en les '...

à écrit le 29/06/2023 à 7:12
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"Réindustrialisation verte" Hum... faut déjà de la réindustrialisation non polluante, ce qui n'est pas le cas avec toutes ces usines à goudron qui se font et j'imagine d'autres industries ultra polluantes car les chinois n'en veulent/peuvent plus et ...

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