Bras de fer entre les compagnies aériennes et les aéroports sur le maintien du gel des "slots"

Face à l'effondremenent du trafic aérien provoquée par le Covid-19, l'Europe avait voté en mars la suspension pour l'été de la règle du "use-it-or-lose-it" sur les créneaux horaires de décollages et d'atterrissages ("slots"), laquelle permet donc aux compagnies aériennes de pouvoir annuler des vols sans perdre leurs créneaux pour l'été suivant. Les conditions d'exploitation n'étant pas revenues à la normale, les compagnies demandent la prolongation de ce moratoire pour la prochaine saison hiver. Face à la multiplication des annulations de vols, les aéroports sont contre et dénoncent les abus des compagnies, qui annuleraient leurs vols de manière tardive empêchant ainsi de réattribuer les créneaux à d'autres opérateurs. Pour permettre d'éviter le gaspillage des ressources aéroportuaires et des pratiques anticoncurrentielles, l'EUACA, l'association des gendarme européens des créneaux, préconise le maintien du moratoire mais assortie de conditions.
Fabrice Gliszczynski

Grosses tensions entre les compagnies aériennes et les aéroports européens. Non pas sur la question du montant des redevances aéroportuaires cette fois, mais sur la reconduction ou pas cet hiver de la suspension de la règle du "use-it-or-lose-it" ("on s'en sert ou on le perd"), point clé du Règlement européen sur l'utilisation des créneaux horaires de décollage et d'atterrissage ("slots"). Mise en place pour cet été, la suspension de cette règle permet aux compagnies aériennes frappées par la crise du coronavirus de réduire leurs vols sans craindre de perdre leurs autorisations de décollage et d'atterrissage pour la prochaine saison estivale, en 2021. En effet, la règle du "use-it-or-lose-it" exige des compagnies aériennes qu'elles utilisent leurs créneaux horaires à au moins 80% de leur capacité pour qu'elles puissent les conserver la saison suivante. Cette reconduction est également appelée "droit du grand-père" dans le secteur. En cas d'utilisation moindre, les compagnies aériennes sont obligées de les restituer aux entités gestionnaires des créneaux (Cohor en France), lesquelles les réattribuent à d'autres transporteurs.

Si elle permet de donner de la visibilité aux compagnies aériennes en termes d'investissements de flotte et de personnels, cette règle a l'inconvénient, en cas de chute de trafic, d'inciter les compagnies à voler avec peu ou pas de passagers pour ne pas perdre des actifs aussi précieux et les voir distribués à des concurrents.

Un moratoire pour éviter les vols à vide

L'exploitation de "vols à vide" s'est vérifiée en février au moment de la propagation du Covid-19 en Europe, avant que le conseil et le Parlement européen n'adoptent mi-mars -comme ils l'avaient fait après le 11-Septembre, pendant l'épidémie de Sras en 2003 et la crise financière de 2008-2009- un moratoire sur le Règlement sur les créneaux jusqu'à la fin de la saison estivale (fin octobre), suspendant de fait la règle du "use-it-or-lose-it".

Confrontées à un effondrement du trafic aérien sans précédent, les compagnies aériennes ont ainsi pu supprimer des vols en ayant l'assurance de conserver les slots pour l'été 2021. Répondant au principe de "cas de force majeure" inscrite dans le Règlement créneaux, ce moratoire se justifiait d'autant plus que quelques jours après sa promulgation, les différentes mesures de confinement ou de fermetures des frontières décidées ici et là dans le monde ont entraîné l'arrêt quasi-total du transport aérien mondial pendant près de trois mois, entre avril et mi-juin.

Depuis, l'activité a redémarré. Mais les restrictions aux voyages sont encore nombreuses et la faiblesse du trafic oblige les compagnies aériennes à limiter leur programme de vols. Pour les transporteurs, la question de prolonger le moratoire sur la règle du "use-it-or-lose-it" l'hiver prochain ne se pose même pas. Elle est nécessaire.

Les compagnies veulent une décision maintenant

Alors que Bruxelles a jusqu'au 15 septembre pour trancher, les compagnies poussent la Commission à prolonger dès maintenant le moratoire. Elle peut le faire à travers un "acte délégué" évitant de repasser par le Conseil et le Parlement européen.

Pour les transporteurs, une telle décision relève du bon sens. Les conditions d'exploitation ne sont pas revenues à la normale et ne le seront pas non plus cet hiver. L'évolution de la situation sanitaire, le degré d'ouverture des frontières et tout simplement la faiblesse des réservations de billets d'avions pour l'hiver justifient aux yeux des compagnies aériennes de prolonger dès aujourd'hui le moratoire sur les créneaux, afin de bénéficier de la flexibilité nécessaire pour adapter à la baisse leur programme de vols pendant cette période de basse saison qui s'annonce d'ores et déjà douloureuse.

Les transporteurs ne pourront en effet pas compter sur les bénéfices réalisés cet été pour passer l'hiver. Pour rappel, les compagnies européennes devraient collectivement perdre 19 milliards d'euros cette année.

"Le moratoire actuel a été très utile pour donner aux compagnies aériennes une certaine souplesse dans le redémarrage. Et cette flexibilité sera la clé pour survivre à la saison hivernale. C'est pourquoi nous demandons aux régulateurs d'étendre le moratoire au niveau mondial",  expliquait récemment Alexandre de Juniac, le directeur général de l'association internationale du transport aérien (IATA).

Même son de cloche du côté d'Airlines for Europe (A4E), l'association des compagnies européennes.

"Cet hiver pourrait être une saison décisive pour l'aviation. Nous demandons instamment aux régulateurs d'accorder cette prolongation sans délai et de donner aux compagnies aériennes européennes les meilleures chances de se remettre de cette crise sans précédent. Forcer les compagnies aériennes à exploiter des vols afin de conserver des créneaux horaires serait irresponsable tant sur le plan financier qu'environnemental", explique Thomas Reynaert, directeur général de Airlines for Europe, qui demande à Bruxelles de décider la prolongation du moratoire avant le 31 juillet.

Pour les aéroports, reconduire le moratoire aujourd'hui n'est pas justifié

Les aéroports et les gestionnaires des créneaux horaires (coordonnateurs) ne l'entendent pas de cette oreille. Pour l'ACI Europe, l'association des aéroports européens, la décision de prolonger aujourd'hui le moratoire est prématurée et d'ailleurs ne se justifie pas.

"La décision de prolonger ou non le moratoire actuel doit être fondée sur des données claires concernant les prévisions de trafic et le lien avec la pandémie de Covid-19", explique l'ACI Europe.

Elle rejoint ainsi l'European Airport Coordinators Association (EUACA), l'association des gendarmes des slots, qui rappelle qu'un faible niveau de réservations n'est pas considéré comme un  cas de force majeure.

"À un moment donné, les conditions causées par la pandémie de Covid-19 ne doivent pas être considérées comme imprévisibles plus longtemps. Tout allégement de la règle du "use-it-or-lose-it" devrait donc se faire pour un temps limité, afin de maintenir les objectifs du règlement sur les créneaux horaires, à savoir faciliter la concurrence et encourager l'entrée sur le marché (...). Le secteur de l'aviation est maintenant en phase de reprise, l'effet de surprise est terminé. Pour la prochaine saison hiver 2020, l'incertitude liée à la situation du Covid-19 est connue", explique l'EUACA.

 Et d'ajouter :

"l'objectif d'un moratoire pour l'hiver ne doit pas consister à geler le niveau de concurrence dans un aéroport en protégeant les portefeuilles de créneaux horaires des transporteurs aériens qui n'ont pas l'intention d'exploiter leurs créneaux ou ne peuvent plus les exploiter parce qu'ils ont décidé de réduire définitivement leur flotte et leur personnel".

En ligne avec ce discours, les aéroports français en rajoutent une couche.

"Nous ne sommes pas favorables à une prolongation du moratoire sans que cela s'établisse sur des bases objectives et sans concertation avec les aéroports et les coordonnateurs. Notre préoccupation vise à éviter le gaspillage des capacités et des ressources aéroportuaires qui ont un coût important pour les aéroports, mais également les dérives de certaines compagnies qui peuvent fausser la concurrence et impacter davantage la connectivité aérienne de certains aéroports mise en mal par le Covid-19", explique à La Tribune Thomas Juin, le président de l'Union des aéroports français (UAF).

Les compagnies abusent-elles des annulations de dernière minute?

Quelles sont ces dérives des compagnies aériennes dénoncées par les aéroports et les coordonnateurs ? Il y a en plusieurs. La principale concerne les annulations de vol au dernier moment. Elles sont coûteuses pour les aéroports qui ont programmé des ressources et des infrastructures. Surtout, déplorent-ils, ces annulations sont tellement tardives que les créneaux horaires de ces vols annulés ne peuvent être distribués à d'autres compagnies qui pourraient utiliser la place vacante (sans remettre en cause la conservation pour l'été 2021 de ce créneau ou série de créneaux à la compagnie qui a annulé le vol).

Un gaspillage des capacités préjudiciable selon un observateur, alors que de nombreux aéroports réfléchissent à réduire la capacité aérogares et la capacité pistes pour faire face aux nouvelles contraintes sanitaires imposées par le coronavirus (distanciation physique, temps de demi-tours des avions plus longs en raison du renforcement des opérations de nettoyage....).

Surtout, les aéroports et les coordonnateurs suspectent certaines compagnies d'annuler les vols tardivement de manière préméditée. Plus précisément de programmer des vols tout en sachant pertinemment qu'elles ne pourront les exploiter à cause d'un trafic insuffisant ou d'une restriction de voyage non levée, pour ensuite les annuler au dernier moment dans le but d'éviter que le créneau soit utilisé par une autre compagnie.

Une pratique encouragée de manière involontaire par les règles du moratoire

"Le moratoire de l'été stipule que pour en bénéficier les compagnies doivent annuler les créneaux avant l'exploitation pour qu'ils puissent être réattribués, mais ne précise pas de délais préalables pour ces annulations, explique un expert

Autrement dit, la seule programmation du vol assure le maintien du créneau dans le portefeuille de la compagnie, même si le vol est annulé par la suite. D'où, peut-être, la tentation pour certains transporteurs de programmer des vols pour conserver le maximum de créneaux avec tous les désagréments à la clé pour les consommateurs.

Les aéroports, mais aussi les différents coordonnateurs, redoutent que de tels comportements se perpétuent l'hiver prochain en cas de reconduction du moratoire. Car, en dépit des baisses de capacité annoncées, les compagnies ont demandé le même niveau de créneaux,... voire davantage.

"Pour la prochaine saison hiver, de nombreuses compagnies ont maintenu le niveau de créneaux horaires en vigueur l'hiver dernier alors qu'elles ont annoncé des baisses importantes du nombre de vols. Sur certains aéroports, les demandes de créneaux pour l'hiver prochain ont même été supérieures de 30% à celles de l'hiver dernier", fait remarquer un expert.

Si le moratoire était reconduit tel quel, il suffirait aux compagnies aériennes de programmer des vols, puis de les annuler, afin de conserver pour l'hiver suivant la totalité des créneaux horaires.

Pis, les aéroports et les coordonnateurs craignent que des compagnies installées sur des aéroports puissent même profiter de cette période pour...augmenter leur portefeuille de créneaux horaires tout en assurant moins de vols. Comment ? En ayant demandé et obtenu de nouveaux créneaux horaires pour l'hiver sur certains aéroports et utilisant le même procédé "programmation puis annulation".

La solution, prolonger le moratoire, selon les compagnies

Condamnant de telles pratiques, Air France reconnait ne pas avoir abaissé le programme de vols pour l'hiver prévu avant la crise du Covid-19, mais justifie cette décision par l'absence de visibilité sur la prolongation du moratoire.

"S'il y a un moratoire, nous adapterons notre programme à la baisse, sinon nous essaierons comment n'importe quelle compagnie de protéger au maximum notre portefeuille de créneaux en opérant des vols à perte. Cela serait une aberration économique et environnementale", explique la compagnie française.

Selon A4E, une décision aujourd'hui sur le moratoire permettrait d'ajuster le programme hiver dès le mois d'août. "Cela apporterait de la visibilité aux compagnies aériennes et leur permettrait d'établir des horaires solides et réalistes. Cela signifie que les créneaux qu'elles n'ont pas l'intention d'exploiter pourraient déjà être rendus aux coordonnateurs pour être réattribués à la mi-août, bien avant le début de la saison hiver. Cela permettrait aux coordonnateurs et aux aéroports de mieux planifier leurs opérations", assure Airlines for Europe.

D'une manière générale, les compagnies aériennes rejettent les différentes accusations qui leur sont faites.

"Les transporteurs du Groupe Lufthansa n'annulent pas les vols déjà programmés afin de maintenir leurs créneaux horaires", assure le groupe.

Réservations tardives

Pour expliquer les annulations tardives, les compagnies invoquent l'imprévisibilité de la demande et la tendance actuelle aux ventes de dernière minute. Selon IATA, 80% des billets sont en effet réservés 20 jours avant le vol et 60% 10 jours avant. Et encore, il s'agit de billets achetés dont le volume est souvent nettement insuffisant pour remplir un avion.

"Dans ces circonstances, quand, à l'approche de la date du départ prévu, il devient clair que la demande est limitée, il est inévitable que les compagnies aériennes annulent certains vols", fait valoir A4E.

Mais au-delà des faibles remplissages, les compagnies justifient les annulations de vols par la somme d'éléments impondérables qu'elles ne maîtrisent pas, en particulier sur l'ouverture des frontières.

"Quand nous annulons, c'est pour des raisons qui ne sont pas de notre fait, dit-on à Air France, et nous jouons de manière générale la transparence avec Aéroports de Paris en les prévenant de notre programme au moins quatre à six semaines à l'avance. Nous sommes prêts à agir ainsi avec tous les aéroports européens. Car ces impondérables risquent de perdurer cet hiver".

Les compagnies rejettent également les attaques qui leur sont faites de demander le maintien du moratoire pour limiter la concurrence.

"Avec une telle crise, tous les transporteurs d'Airlines for Europe sont unanimes pour demander la poursuite de ce moratoire", explique un observateur.

Ryanair en tout cas, dont la solidité aurait pu conduire à chercher à profiter des difficultés de ses concurrents en demandant des créneaux horaires sur des aéroports sur lesquels elle n'est pas présente, confirme soutenir le maintien du moratoire cet hiver.

Face à ce qui "relève du bon sens", les compagnies cherchent à comprendre la position des aéroports. Si elles comprennent les problèmes d'attribution de ressources qu'engendrent les annulations tardives, certaines d'entre elles craignent en revanche que la vraie explication soit ailleurs.

"Certaines compagnies soupçonnent les aéroports de vouloir les faire voler à tout prix en faisant fi de la demande réelle dans le seul but d'engranger les recettes liées aux redevances aéroportuaires",  confie un observateur.

Un moratoire sous conditions?

Pour tenter de trouver un compromis, l'EUACA suggère en effet que la poursuite du moratoire cet hiver soit assortie de certaines conditions pour les compagnies aériennes. L'association des gendarmes des créneaux préconise notamment que, pour conserver les slots malgré une annulation, les vols doivent être annulés au moins quatre semaines avant le départ prévu. Passé ce délai, la compagnie qui annulerait un vol perdrait son créneau pour la saison suivante. Selon, l'EUACA, les statistiques montrent que les vols sont en moyenne annulés 21 jours avant le départ.

Une idée partagée par les aéroports de l'ACI Europe qui se contenteraient d'être prévenus d'une annulation trois semaines avant le vol.

Si l'association Airlines for Europe est d'accord sur le principe, la date limite doit être plus rapprochée du départ du vol, au motif que les consommateurs réservent très tardivement.

"La demande se manifestant entre 10 et 14 jours avant le départ, nous pouvons accepter de restituer les créneaux deux semaines à l'avance, mais pas quatre", explique A4E.

Les nouvelles demandes de slots non protégées par le moratoire

Par ailleurs, afin d'éviter que des compagnies profitent du moratoire pour augmenter leur portefeuille de créneaux, les coordonnateurs et l'ACI proposent aussi que les nouveaux créneaux obtenus pour cet hiver ne soient pas protégés par le moratoire et qu'ils soient donc perdus en cas d'annulation des vols. Une demande qu'Airlines for Europe est prête à accepter.

Les aéroports demandent aussi que les créneaux d'une compagnie ayant décidé de quitter un aéroport ne soient pas protégés par le moratoire et rejoignent automatiquement le pool des créneaux disponibles en vue d'être réalloués. Cette question est essentiellement un sujet britannique où des compagnies chercheraient à vendre des créneaux sur les aéroports qu'elles ont décidé de quitter.

Enfin, la question de la forme que prendrait la poursuite du moratoire peut également faire débat. Les compagnies préfèreraient passer par la mise en place d'un code de bonne conduite plutôt que par la révision du Règlement sur les créneaux afin d'en éviter les lourdeurs administratives.

Reste à voir ce que fera la Commission européenne. Mais aussi les Etats européens. Car après avoir injecté des sommes pharaoniques pour sauver leur compagnie historique, on imagine mal les Etats soutenir des décisions qui pénaliseraient davantage leur transporteur. Pour autant, avec un trafic qui ne devrait pas retrouver le niveau qui était le sien avant trois à cinq ans, un tel moratoire ne pourra pas durer éternellement.

Fabrice Gliszczynski

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Commentaires 3
à écrit le 15/07/2020 à 18:58
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Certains aéroports veulent récupérer les slots non utilisés pour les donner à qui ? Pour l’essentiel, cela permettra aux compagnies low cost de «rapatrier» beaucoup de vols vers les aéroports principaux depuis des aéroports excentrés : de «Paris»-Be...

à écrit le 15/07/2020 à 14:15
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Citation "Car après avoir injecté des sommes pharaoniques pour sauver leur compagnie historique, on imagine mal les Etats soutenir des décisions qui pénaliseraient davantage leur transporteur" En effet, les pertes des aéroports sont négligeables co...

à écrit le 15/07/2020 à 9:11
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Logique qu'il y ai des tensions montantes puisque le gâteau à se partager s'est réduit brutalement la part distribuée à chacun de ses acteurs s'en est réduite d'autant forcément. La région des pays de Loire devrait décorer les zadistes pour avoir...

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