"Supprimer les vols aériens dès lors qu'une alternative ferroviaire existe en moins de 4h30"; "allouer des droits à voyager", sorte de quota d'heures de vol à ne pas dépasser; instaurer une "taxe progressive indexée sur la fréquence des voyages et de la distance parcourue" à la manière de l'impôt sur le revenu : voici quelques exemples des mesures radicales pour réduire l'impact de l'aviation française sur le réchauffement climatique d'ici à 2050 préconisées par le think tank de la transition carbone "Shift Project" et le "collectif Supaéro Décarbo", un groupe d'une centaine d'élèves et anciens élèves de l'Isae-Supaero, l'institut supérieur de l'aéronautique et de l'espace qui forme des ingénieurs de ces secteurs.
Baisse du trafic quasi-inévitable
Contrairement aux industriels du secteur et aux compagnies aériennes, ils expliquent dans un rapport qu'une réduction du trafic aérien est quasi inévitable pour permettre à l'aviation de respecter les ambitions de l'Accord de Paris sur le climat, lequel vise à limiter le réchauffement climatique à +2° en 2100 par rapport à la période pré-industrielle.
A leurs yeux, les innovations technologiques (avion à hydrogène, renouvellement des flottes, carburants alternatifs....) ne seront pas suffisantes pour y parvenir. Au mieux, elles pourraient permettre une très légère progression du trafic, mais pas de maintenir une croissance estimée à 4% par an à partir de 2024, au moment où le trafic aura retrouvé son niveau de 2019. La prévision fait débat. "Si le trafic retrouve son niveau de 2019 après 2024 et qu'il ne progresse ensuite de 2% environ chaque année comme certains experts le prévoient, l'équation change considérablement", fait valoir un profesionnel du secteur, peu complaisant à l'égard de ce rapport.
Le discours du Shift Project et du Supaero-Décarbo remet en question les objectifs des acteurs du secteur, dont la feuille de route visant à réduire de 50% les émissions de CO2 du secteur en 2050 par rapport à 2005, doit permettre de respecter l'Accord de Paris sans réduction de trafic. Les compagnies aériennes se sont en effet engagées à stabiliser leurs émissions à partir de 2020 à travers un système de compensation mondial des émissions (système Corsia) avant de les réduire grâce à la réorganisation de la gestion du ciel aérien, le renouvellement des flottes d'avions, l'utilisation accrue des carburants alternatifs ou encore la mise en service de nouveaux appareils moins énergivores, comme l'avion à hydrogène sur lequel travaille Airbus à l'horizon 2035.
Un projet qui suscite le scepticisme des auteurs du rapport. "On ne peut pas dire que l'avion à hydrogène va permettre de solutionner le problème", ont indiqué des rapporteurs du dossier lors d'une conférence de presse. Au regard de la quantité d'électrolyses nécessaires pour produire un hydrogène vert et de la quantité d'énergies renouvelables requises pour faire fonctionner ces électrolyses, un avion à hydrogène en 2035 est, en effet, jugé peu probable par les auteurs de l'étude. Par ailleurs, la question du type d'avions à hydrogène qui verra le jour et donc de son rayon d'action, est cruciale. "S'il n'y a en 2035 qu'un avion régional à hydrogène, on sera bien en dessous de notre scénario optimiste".
Une défiance sévère à l'égard d'un secteur pourtant capable, depuis sa création, de prouesses technologiques incroyables.
Définir un budget carbone à ne pas dépasser
Celle-ci s'explique par une approche différente. Pour justifier leur trajectoire de réduction des émissions, le Shift Project et le collectif Supaéro-Décarbo ont défini un budget carbone pour l'aviation d'ici à 2050 à ne pas dépasser. Calculé au prorata des émissions de CO2 du secteur en 2018 (2,56% des émissions totales au niveau mondial), ce budget s'élève à 536 millions de tonnes de CO2 d'ici à 2050 au niveau mondial et à 21,6 millions de tonnes au niveau français.
A partir de ce budget, le rapport a collecté "l'ensemble des mesures de décarbonation proposées par le secteur" et a établi deux scénarios de réduction de l'impact climatique du transport aérien compatibles avec les objectifs de l'Accord de Paris : le premier, baptisé "Maverick" s'appuie sur l'arrivée en 2035 d'un avion court et moyen-courrier à hydrogène et d'un avion long-courrier capable de voler avec 100% de carburant alternatif. Avec un renouvellement des flottes en 15 ans, une production de carburants supérieure aux projections actuelles et entièrement destinée aux compagnies aériennes, ce scénario est jugé très, très optimiste par ses auteurs, pour ne pas dire peu probable.
En revanche, le second, appelé "Iceman", est considéré comme plus réaliste puisqu'il décale l'arrivée des nouveaux avions de 5 ans, avec un renouvellement de la flotte mondiale en 25 ans. Dans ce scénario, seule la moitié de la production de carburants alternatifs est réservée au transport aérien. Pour autant, dans l'hypothèse d'un retour du trafic aérien à son niveau d'avant-crise en 2024 et d'une croissance de 4% par an jusqu'en 2050, aucun de ces deux scénarios n'est compatible avec le budget carbone, selon les auteurs du rapport, qui ne voient que trois possibilités pour rentrer dans les clous : parier sur davantage d'amélioration technique, "un pari très risqué"; augmenter le budget carbone du transport aérien en puisant dans les budgets d'autres secteurs (un peu à la manière des échanges de quotas d'émissions d'aujourd'hui); ou baisser le trafic.
Selon les auteurs du rapport, pour respecter le budget carbone dévolu au transport aérien malgré l'arrivée de différentes innovations technologiques, il faudrait diminuer la croissance du trafic mondial à +2,52% par an à partir de 2025 dans le scénario très optimiste, et le réduire de 0,8% par an dans le scénario le plus raisonnable. Les conclusions sont les mêmes en France. Même en appliquant des mesures immédiates de réduction des émissions, comme la décarbonation des opérations au sol, le remplacement des avions turboréacteurs par des avions à hélices (turbopropulseurs) moins gourmands en kérosène, ou encore la limitation du double emport de carburant qui permet de faire plusieurs vols dans la journée sans ravitailler. "Il faut limiter l'usage de l'avion pour tenir l'enveloppe du budget carbone". Et ce, soit en réduisant l'offre, soit la demande.
Baisser l'offre et la demande de transport aérien
Pour baisser l'offre, le rapport préconise de mettre plus de sièges dans les avions en faisant une croix sur les classes affaires et les premières classes, de mettre fin à l'offre aérienne dès lors qu'une alternative ferroviaire existe en 4h30 (hors vols vers les hubs), ce qui revient à supprimer la quasi-totalité des lignes intérieures de point-à-point, mais aussi de limiter l'aviation d'affaires, et de repenser le système des "miles" qui pousse à la surconsommation de voyage.
Mais là aussi, toutes ces mesures seraient insuffisantes. Au mieux, elles réduiraient les émissions de 10%. Combinées aux mesures d'amélioration technique, elles feraient décaler d'un an la date de consommation du budget carbone, sans pour autant permettre de rester dans le budget. Pour y parvenir, il faudra, selon les auteurs du rapport, diminuer la demande de transport aérien de 1,75% par an à partir de 2025 dans le cas du scénario d'amélioration technique jugé le plus probable (Iceman), ou une légère progression de 0,71% par an dans le cas du scénario le plus optimiste. Et donc prendre des mesures pour réduire l'envie de voyager par avion.
Le rapport identifie quatre pistes pour y parvenir. Il préconise tout d'abord "d'informer et de sensibiliser les parties prenantes et le grand public" en réglementant le mode de calcul des émissions hors CO2, et en développant un calculateur officiel de l'empreinte carbone d'un voyage quel que soit le mode de transport utilisé. Le rapport suggère aussi d'obliger les compagnies d'afficher la quantité de gaz à effet de serre émise pour les vols. Mais au-delà de la sensibilisation, les auteurs du rapport émettent l'idée de réglementer l'usage du transport aérien en allouant des droits à voyager ou en instaurant "une taxe progressive indexée sur la fréquence des voyages et la distance parcourue".
Le coût social sera majeur. Si le scénario jugé le plus probable se réalisait, le trafic mondial diminuerait de 19% en 2050 par rapport à 2019 et la production d'avions de 55% ! Le rapport préconise donc des transferts de personnel. Notamment dans le transport ferroviaire pour une partie des personnels des compagnies aériennes. Dans le secteur aéronautique, le rapport propose de "réallouer les capacités productives pour produire les équipements nécessaires à la transition énergétique".
L'équation économique et sociale est en effet majeure dans ce débat. Le secteur aérien représente 4,3% du PIB français et 435.000 emplois directs et indirects. Beaucoup plus si l'on tient compte des métiers liés au tourisme. Selon le ministère de l'Economie, ce secteur représente plus de 800.000 salariés et environ 2 millions d'emplois directs et indirects. Au-delà du cas français, il est clair qu'une baisse du trafic mondial risque d'impacter fortement les nombreux pays en voie de développement dont l'économie est fortement dépendante de l'activité touristique.
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