"L'Europe doit reconnaître l'alimentation comme secteur stratégique"

Les territoires jouent un rôle central dans la transition et la résilience alimentaires. Mais leur capacité d'action doit être renforcée par une révision des approches de l'Etat et de l'Europe, plaide l'association des grandes villes France urbaine, qui compte peser dans le débat.
Giulietta Gamberini
(Crédits : Jean-Paul Pelissier)

Transition, résilience, souveraineté alimentaire : les difficultés rencontrées par les chaînes logistiques traditionnelles pendant le confinement ont attribué une place centrale à ces notions dans le cadre des politiques publiques de l'ère Covid. France urbaine, organisation représentant les métropoles françaises, promeut depuis des années une alimentation territoriale plus durable, et compte renforcer son action dans ce domaine. Son conseiller en charge des stratégies alimentaires territoriales, Kader Makhlouf, a expliqué à La Tribune les principaux enjeux des mois à venir pour les territoires.

LA TRIBUNE - La crise liée au Covid a remis l'accent sur la nécessité de renforcer la souveraineté alimentaire nationale. Quel rôle peuvent jouer les territoires ?

KADER MAKHLOUF - La crise l'a prouvé: les grandes villes occupent une place essentielle dans le système alimentaire, qui doit être confortée davantage. Elles sont les premiers pôles de consommation. Elles ont donc une vision globale de l'alimentation, dans toutes ses étapes, de la production au recyclage des déchets, en passant par l'approvisionnement et, justement, par la consommation. Elles représentent également un acteur central dans la lutte contre la précarité alimentaire, qui est en train de s'aggraver, puisque c'est dans les territoires urbains que vivent deux tiers des personnes les plus pauvres en France. Et elles constituent un maillon central de la relation entre espaces urbains, péri-urbains et ruraux. La transition alimentaire ne peut donc pas se faire sans les villes.

De nombreux facteurs de la résilience locale dépendent néanmoins de réglementations en discussion au niveau national, voire européen. Quels sont les principaux rendez-vous que les instances locales doivent avoir à l'esprit ?

Beaucoup de leviers peuvent être mobilisés et sont déjà utilisés à l'échelle locale : en matière de restauration scolaire, de foncier agricole, d'actions d'éducation et de sensibilisation, de lutte contre la précarité... Mais si on veut aller plus loin et accélérer le mouvement, c'est vrai que l'action locale dépend aussi de ce qui peut être fait, ou par l'Etat, voire par l'Union européenne. Au niveau national, les échéances à suivre avec attention sont nombreuses : la traduction législative des nombreuses mesures en matière d'alimentation de la Convention européenne pour le climat ; la redéfinition de certains financements publics, très importants pour soutenir les stratégies alimentaires territoriales ; l'affinement du plan de relance français ; la négociation en cours entre l'Union européenne, l'Etat et les régions sur les fonds structurels européens pour la période 2021-2027 ; ainsi que le débat sur la nouvelle Politique agricole commune (PAC).

Lire aussi : Convention climat: "La philosophie n'a jamais été celle d'une décroissance radicale"

Quelles sont notamment vos attentes sur la PAC ?

Nous voulons d'abord faire reconnaître que l'agriculture et l'alimentation sont des secteurs stratégiques, qu'il faut mieux protéger. L'Europe est par exemple trop dépendante du commerce extérieur pour son approvisionnement en protéines végétales, alors qu'elle aurait la capacité d'en produire suffisamment. Elle doit être beaucoup plus vigilante face à ces facteurs de vulnérabilité du système alimentaire actuel, que la crise a soulignés. Nous plaidons aussi pour le transformation de la PAC en une politique non seulement agricole, mais aussi alimentaire commune, afin qu'on arrête de raisonner en silos, en séparant la production du reste de la chaîne. Cela implique aussi d'en rééquilibrer les deux piliers traditionnels, au profit de la dimension territoriale et des petites productions, jusqu'à présent sacrifiées au financement des grandes exploitations.

Dans le domaine de l'alimentation, nous souhaitons également une évolution des règles européennes qui régissent les marchés publics, pour qu'on puisse faciliter le recours aux productions locales et intégrer des critères de proximités géographique et de protection de l'environnement dans les appels d'offres. Il s'agit de sortir du principe du droit à la concurrence à tous prix. Par rapport au moment où ce principe a été érigé en fondement du droit européen, le contexte, et notamment les attentes des citoyens, ont changé. Et si l'alimentation est un secteur stratégique, qui relève de la souveraineté nationale, il demande des aménagements particuliers. Les volumes d'achats des collectivités dans la restauration collective par exemple sont tellement importants que si on pouvait plus facilement se fournir en produits locaux, cela serait très vertueux.

Nous demandons également que dorénavant les projets des villes en matière d'alimentation durable soient éligibles aux fonds européens structurels et d'investissement, notamment au fonds européen dédié au développement régional, le Feder. Enfin, nous voudrions que l'UE prenne des engagements beaucoup plus forts en matière de précarité alimentaire. Les choix qui seront faits dans ce domaine en diront beaucoup sur le type d'Europe que l'on veut promouvoir, et contribueront à creuser, ou pas, le fossé entre l'UE et ses citoyens.

La résilience alimentaire, et sa déclinaison territoriale, ont-elles été suffisamment prises en compte dans le plan de relance français ?

En théorie, beaucoup d'efforts semblent être faits sur la résilience et, d'une manière plus générale, sur la transition écologique. Mais nous attendons davantage de détails sur le volet dédié à l'alimentation durable. On évoqué le montant de 1,3 milliard d'euros, auquel s'ajouterait 1,2 milliard pour la biodiversité. Mais nous espérons avoir des précisions dans les semaines voire les jours à venir. Nous attendons également de savoir comment cet argent pourra être mobilisé par les territoires, et ce qu'il pourra financer. Nous comptons participer à l'élaboration de ces décisions, ainsi que veiller à ce que ces enveloppes profitent aux territoires dans le domaine de l'alimentation, et à ce que les villes puissent obtenir des financements le plus simplement possible.

Aujourd'hui, comment jugez-vous les financements dont vous disposez pour la transition alimentaire territoriale ?

On pourrait aller beaucoup plus loin. Par exemple, le dispositif consacré au déploiement des projets alimentaires territoriaux (PAT) était trop faible. Or, ces projets ont montré leur efficacité pendant la crise et méritent donc d'être confortés davantage à l'avenir. De même, le soutien public à la précarité devrait aller beaucoup plus loin, notamment dans une période exceptionnelle comme celle d'aujourd'hui. Les financements sont des choix politiques, et une alimentation saine et accessible à tous est un service essentiel. Nous souhaitons d'ailleurs une mise en cohérence de l'ensemble des dispositifs de soutien de l'Etat et de l'UE.

Comment les acteurs locaux peuvent-ils imposer leur vision ?

Nous ferons tout ce qui est dans notre capacité pour peser dans le débat public, en nous adressant non seulement à l'Etat, mais aussi à l'UE, aux citoyens, aux acteurs privés, puisque chacun doit prendre sa part de responsabilité. Depuis le renouvellement des équipes municipales en juin, la volonté politique des villes en ce sens s'est renforcée : dans toutes les métropoles, il existe des postes consacrés à ce travail sur l'alimentation. Et nous bénéficions d'une évolution positive : la transition du système alimentaire est l'objet d'une grande attente citoyenne et fait de plus en plus consensus.

Le rôle central des villes dans le système alimentaire n'a d'ailleurs plus besoin d'être prouvé : toute accélération de la transition ne peut se faire qu'avec les villes et avec les élus. Les associations de citoyens, de producteurs, de solidarité, se font de plus en plus entendre. Les grandes entreprises de l'agro-alimentaire commencent à évoluer, sous la pression des consommateurs, de plus en plus vigilants et exigeants. Pour avancer, il faudra associer tous les maillons de la chaîne. Et pour rééquilibrer le rapport de force, il faudra trouver la meilleure coordination possible antre les partisans, nombreux, de la transition alimentaire.

Giulietta Gamberini

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Commentaires 3
à écrit le 16/10/2020 à 10:15
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Si on importe beaucoup de soja OGM, qui 'aide' sans doute la déforestation, n'est-ce pas qu'on élève trop d'animaux ? On exporte de la viande, ça fait des devises mais n'y a-t-il pas un "hic" quelque part ? Je sais que le monde a été divisé fonctionn...

à écrit le 16/10/2020 à 10:11
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Vous parlez de cet administration européenne qui impose a ses membres administrés d'être moins capable de décision souveraine?

à écrit le 16/10/2020 à 8:22
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L'agriculture européenne obsédée par la monoculture, maïs, blé, soja, colza, tournesol alimentent la spéculation boursière et donc seulement les marchés financiers, or nous sommes sous dictature financière il est bien évident que l'alimentation ne se...

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