Bruno Lafont : "Il faut créer un cadre de stabilité et de confiance"

Bruno Lafont, PDG de Lafarge, estime que pour que les entreprises françaises investissent en France, elles ont besoin de visibilité et de pérennité dans les grands choix économiques et technologiques
Bruno La­font, PDG de La­fa­rge.

La Tribune - Comment jugez-vous les premiers pas de la gauche au pouvoir ?
Bruno Lafont -
Il est encore beaucoup trop tôt pour se prononcer. Mais la question que doit se poser un gouvernement est : que faut-il faire pour que les industriels en général, français et étrangers et par exemple une société comme Lafarge, investissent en France ?
Il faut d'abord créer un cadre de stabilité et de confiance. C'est particulièrement nécessaire dans le domaine de la construction. Le nouveau gouvernement a annoncé qu'il y aura des changements.
Ces décisions auront ou pas un impact sur notre stratégie d'investissement, laquelle nous engage pour cinquante ans dans le cas de la construction d'une cimenterie. Prenons l'exemple de la réglementation sur le changement climatique. Lafarge s'est toujours montré favorable à la lutte contre le changement climatique en prenant notamment des engagements volontaires avant la mise en place de réglementations. La situation en France et en Europe est loin d'être stabilisée.
Sur ces sujets, l'Europe progresse en tâtonnant et c'est difficile pour une industrie lourde comme la nôtre d'évoluer dans un contexte où la réglementation peut être remise en cause tous les trois ans [à chaque nouvelle phase de l'ETS, le marché européen du carbone, ndlr]. Si l'industrie cimentière n'était plus considérée comme une industrie à risque de fuites de carbone, cela aurait un fort impact sur nos investissements. À cause de ce climat d'incertitude, Lafarge n'a probablement pas réalisé tous les investissements en Europe que l'on aurait pu y faire avec une meilleure visibilité. Je rappelle que nous sommes responsables de l'argent dépensé devant nos actionnaires.

 

Êtes-vous inquiet à propos de la fermeture de votre cimenterie de Frangey, avec l'arrivée de la gauche au pouvoir ?
Je précise que Lafarge ne délocalise pas mais adapte son dispositif industriel pour le marché français, avec la conviction que dans notre industrie il faut toujours produire au plus près du client. et je rappelle que les 69 salariés de la cimenterie se verront tous propo-ser un reclassement dans le groupe, et que 40 emplois seront maintenus sur le site jusqu'à sa reconversion industrielle.

 

Quel regard portez-vous sur le débat concernant les rémunérations des chefs d'entreprises ?
La France ne peut pas raisonner toute seule dans son coin. Nous ne sommes pas une île. Parmi les 50 plus hauts dirigeants de Lafarge, plus de la moitié ne sont pas Français et nos rémunérations sont liées au marché du travail au niveau mondial. Notre groupe a une politique salariale raisonnable et garde une attitude modérée mais, dans un monde très concurrentiel, il faut que Lafarge arrive à garder ses talents, et à les garder longtemps. J'ai besoin de ces talents pour construire l'avenir du groupe.

 

Pensez-vous toutefois que l'on doive aller vers plus de régulation des marchés ?
Avant de modifier la régulation bancaire avec Bâle III, les États auraient dû regarder si la précédente était bien appliquée. Ce point est très important. Car il faut comprendre les impacts des mesures qui sont prises. Le financement et la qualité de son système bancaire sont des atouts essentiels pour la compétitivité d'un pays, et au-delà de l'Europe. Un pays a besoin d'une industrie forte, d'un système bancaire solide et d'un État en bonne santé pour être attractif.

 

La situation de l'Espagne vous inquiète-t-elle ?
La crise espagnole aura-t-elle un impact en Europe ? C'est de plus en plus probable. Pour ce qui est de Lafarge, l'Espagne ne représente que moins de 2 % du CA.

 

Qu'est-ce qui pourrait inciter Lafarge à investir en France ?
Ce qui soutient notre activité, c'est la construction, un secteur qui implique de nombreux acteurs et investisseurs publics et privés, et qui repose sur la confiance. Cette confiance reviendra en fonction des perspectives de l'économie et des solutions qui se profileront sur l'endettement et l'Europe. Pour le moment, on ne sait pas ce qui va se passer, donc les décisions d'investissements sont reportées. Le meilleur indicateur, c'est l'emploi, qui peut donner confiance à un particulier pour investir dans une maison.

 

Quels sont les autres critères pour que Lafarge investisse dans un pays ?
Tous les pays du monde cherchent à être attractifs. Dans un monde globalisé, il existe une compétition, même dans les pays émergents, pour attirer les investissements. Les pays les plus attractifs sont ceux qui ont un cadre réglementaire stable et qui peuvent le démontrer. Certains ont besoin d'évoluer pour cela et apprennent progressivement les règles : accepter l'économie de marché, ne pas tout interdire et octroyer des permis d'exploitation suffisamment longs. Certains pays l'ont mieux compris que d'autres. Ainsi la Chine nous a réservé le meilleur accueil. Sans conteste, notre avancée en matière de développement durable a joué un rôle, les Chinois utilisent notre exemple pour faire progresser les pratiques vertueuses sur le plan de l'environnement dans le pays.

 

Pourtant vous avez eu quelques difficultés dans certains pays comme l'Algérie et le Bangladesh...
En Algérie, comme ailleurs, il y a eu besoin d'un apprentissage des deux côtés : Lafarge apprend de l'Algérie et vice-versa. L'Algérie est un pays qui a un très grand potentiel, je m'y rends personnellement deux fois par an. C'est à nous de faire ce travail pour démontrer que nous sommes un partenaire utile pour ce pays. C'est à nous de convaincre que nous créons de la richesse. Ce n'est jamais gagné et je ne me rebelle pas contre cet état de fait. Mon objectif prioritaire est de créer des activités à la fois profitables et responsables. Chaque fois que Lafarge arrive dans un pays, j'apprends quelque chose de ce pays, et nous nous adaptons car chaque pays est spécifique.

 

Et au Bangladesh ?
Nous exploitons une carrière de calcaire située en inde à 20 km de la frontière et qui approvisionne une cimenterie au Bangladesh. À la suite d'un litige qui a duré plusieurs mois, la Cour suprême indienne a donné raison à Lafarge et la production a repris au Bangladesh. D'une façon générale, quand on investit il ne faut pas avoir peur des risques mais il faut les évaluer et les répartir. Avec une présence dans 64 pays, nous avons bien réparti les risques, à la fois sur le plan de la démographie, de l'équilibre entre régions, des différents types d'économies... Certains sont producteurs de pétrole, d'autres de ressources naturelles. En cinq ans, nous avons transformé le portefeuille du groupe, grâce à un management dynamique qui nous permet d'être moins dépendants de la conjoncture macroéconomique, plus ouverts aux pays émergents, et plus compétitifs. Dans les prochaines années, nous allons extraire le maximum de valeur ajoutée de nos marchés existants.

 

Les pays émergents représentent aujourd'hui une part importante de votre portefeuille. Quelle est votre stratégie pour attaquer ces marchés ?
Oui, aujourd'hui, 57 % de notre activité s'effectue dans les pays émergents, mais aucun d'entre eux ne représente plus de 5 % de notre chiffre d'affaires. Nous abordons ces pays avec des objectifs précis de croissance, de génération de cash-flow, de rentabilité... Pour apporter à ces marchés plus de services et de solutions sources de croissance profitable, nous devons apprendre à mieux les connaître. C'est pourquoi nous avons commencé à y installer des « laboratoires de construction ». Ces laboratoires servent à transformer une découverte issue de la recherche en application adaptée à chaque marché, en nous permettant d'être proches des architectes et des constructeurs. Tout en s'assurant de la compétitivité de ces solutions, bien sûr. Nous avons déjà ouvert trois « construction labs », en France, en Chine et en inde. Nous en prévoyons dix en trois ans, en Afrique du nord et en Amérique Latine.

 

D'où espérez-vous tirer les économies que vous avez annoncées dans votre plan stratégique à trois ans ?
D'abord, à 60 % d'économie réalisées dans l'énergie, mais aussi sur la logistique et l'efficacité des usines. Pour l'énergie, on peut gagner en flexibilité pour que nos usines puissent fonctionner aux fuels alternatifs (que nous voulons faire passer de 15 % aujourd'hui à 30 % de notre consommation en 2015), ce qui implique une forte maîtrise des opérations. Autre exemple, nous adoptons une gestion plus performante des centrales électriques que nous possédons dans les pays mal desservis en infrastructures électriques, en inde, au Nigeria et en Irak, par exemple. Par ailleurs, une meilleure gestion de nos contrats électriques permet également de réaliser des économies significatives. L'électricité représente un peu moins de la moitié de notre facture énergétique, qui pèse 2,2 milliards d'euros. Dernier exemple, dans le transport : c'est en choisissant nos transporteurs, en leur proposant des stratégies gagnant-gagnant permettant par exemple de diminuer le taux d'accidents et en aménageant les trajets, que l'on peut rationaliser la consommation de carburant. Globalement, nous avons déjà réduit les coûts de plus d'un milliard d'euros en cinq ans, et c'est une belle bataille à gagner. En interne, les gens sont mobilisés, ils voient l'avantage compétitif que cela représente.

 

La priorité de Lafarge est aux désinvestissements, qui peuvent toutefois vous donner des marges de manœuvre. Le groupe a-t-il des acquisitions en vue ? Lafarge a été cité par la presse russe pour reprendre les actifs ciments de l'oligarque Deripaska...
Stratégiquement, le groupe bouge. Mais depuis 2008, c'est vrai, nous n'avons pas dépensé beaucoup d'argent pour notre croissance externe. Quand je dis que nous ne ferons pas d'acquisition majeure, cela veut dire que Lafarge ne fera pas d'acquisition supérieure à un milliard d'euros. Ma priorité, aujourd'hui, c'est de ramener la dette en dessous de dix milliards d'euros, le plus tôt possible en 2013, notamment grâce à des désinvestissements qui devraient représenter un milliard d'euros en 2012. Sont concernées les cessions que nous demande l'autorité britannique de la concurrence pour approuver la création d'une entité commune avec la filiale britannique du groupe anglo-américain. Par ailleurs, nous travaillons sur d'autres désinvestissements possibles, un peu partout dans le monde.

 

Quelles sont vos prévisions quant à l'évolution de votre activité ?
Nous prévoyons une croissance de 1 à 4 % de nos marchés ciment en 2012, et une croissance du marché mondial ciment de 4,6 % par an d'ici à 2015. Nous croyons à une reprise progressive en Amérique du nord. Pour l'Europe, c'est plus incertain, cela dépendra beaucoup des équilibres financiers. Tout choc supplémentaire aura un impact sur la croissance. On devra s'adapter. L'une des grandes inconnues concerne le prix de l'énergie. Il m'est aujourd'hui impossible de savoir quel sera ce prix dans vingt ans. En Europe, d'énormes progrès seraient possibles. il y a une vraie réflexion à mener sur la politique de l'énergie en europe.

 

Êtes-vous satisfait de la valorisation de Lafarge ?
Non, je ne suis pas satisfait mais nous devons travailler avec la conjoncture actuelle. C'est vrai, nous avons été malmenés par les marchés, et nous avons également été victimes de la crise. Mais je suis confiant dans notre capacité à nous adapter ; l'entreprise en sortira beaucoup plus forte.

 

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Repères

 

1956 : Naissance, le 8 juin.

 

1977 : Diplômé de HEC.

 

1982 : Diplômé de l'ENA.

 

1983 : Auditeur à la direction financière de Lafarge.

 

1986 - 1988 : Directeur financier de la branche sanitaire.

 

1988 - 1989 : Directeur du développement international.

 

1990 : Directeur des opérations ciment, granulats et béton pour la Turquie et la zone Méditerranée.

 

1998 : Président de la branche plâtre.

 

2003 - 2005 : Directeur général délégué du groupe.

 

2006 : Devient directeur général. Lafarge devient le 1er opérateur global en Amérique du Nord.

 

2007 : Devient président du conseil d'administration, le 3 mai.

 

2008 : Acquisition d'Orascom Cement, leader cimentier du Bassin méditerranéen et Moyen-Orient.

 

2011 : Lafarge et Anglo American annoncent la création d'un leader des matériaux de construction au Royaume-Uni.

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