Le rêve caché des évaluateurs d'entreprises

Par Bruno Husson, professeur associé, HEC et Henri Philippe, vice-président chez Accuracy.

Depuis quelques années, l'évaluation d'entreprises est au centre de nombreux débats qui dépassent le cercle restreint des financiers. La "juste valeur" des normes comptables IFRS a ainsi conduit les dirigeants d'entreprises et les commissaires aux comptes à s'intéresser de près aux méthodes d'évaluation ; compte tenu de l'importance des enjeux en matière de communication financière, cet intérêt est particulièrement marqué lors de l'évaluation des actifs incorporels inscrits au bilan des entreprises (dans la foulée d'une opération de croissance externe, et par la suite dans le cadre des tests de dépréciation périodiques). Parallèlement, "l'évaluation financière indépendante" est devenue le passage obligé de nombreuses opérations sur le marché boursier ; un nouveau chapitre du Règlement général de l'Autorité des marchés financiers, inséré à l'occasion de la transposition de la quatrième directive européenne sur les offres publiques d'acquisition, requiert ainsi l'intervention d'un expert indépendant dans toute situation de conflit d'intérêts potentiel et précise les principes à respecter dans la conduite des travaux d'évaluation. Paradoxalement, cette incursion croissante de l'évaluation financière dans la vie des entreprises ne s'est pas accompagnée d'une meilleure compréhension de ce qu'est la nature même de l'évaluation, y compris au sein de la communauté, certes très diverse, des évaluateurs. Permettez-nous de partager sur ce sujet les quelques réflexions qui suivent, fruits de notre expérience d'enseignants et de consultants en finance d'entreprise.

Pour définir l'évaluation d'entreprises, commençons par décrire ce qu'elle n'est pas. Évaluer ne signifie pas mettre en ?uvre des modèles financiers pour en tirer une moyenne ou une fourchette d'estimations. Autrement dit, évaluer une entreprise ne consiste en aucune façon à aligner les résultats issus de l'utilisation de toutes les méthodes et références d'évaluation disponibles (y compris les plus rudimentaires ou les moins appropriées) et laisser au lecteur la lourde charge de faire le tri entre le bon grain et l'ivraie. Si l'évaluation d'entreprises se limitait à cela, on aurait depuis longtemps développé des logiciels pour faire le travail... Il faut bien se résoudre à ce constat : l'évaluateur ne peut prétendre à la position confortable donnée par l'utilisation mécanique de modèles ou de références standard qui donne une fausse impression d'objectivité, car lorsqu'il évalue, il doit nécessairement s'engager. De fait, toute évaluation est subjective, car elle est toujours l'expression d'un point de vue à un moment donné sur les perspectives de l'entité évaluée : on évalue en se tournant vers l'avant et non en regardant dans un rétroviseur, sauf à supposer que le passé se renouvelle à l'identique. Pour autant, subjectivité ne signifie pas arbitraire, ce qui veut dire que les travaux de l'évaluateur ne sauraient se soustraire à l'analyse critique. Enfin, en dépit de l'assimilation très fréquente des deux verbes dans les rapports d'évaluation et jusque dans les textes réglementaires relatifs à l'évaluation indépendante, évaluer ne signifie pas non plus « valoriser ». Laissons la valorisation des entreprises à leurs dirigeants, qui ont la lourde charge de développer le portefeuille d'activités et de créer de la valeur. L'évaluateur ne participe pas à l'activité de l'entreprise, il ne la valorise donc pas, mais porte seulement un regard extérieur sur elle. Il est un tiers qui l'observe, tente de comprendre son marché, sa stratégie, son devenir, et retranscrit cette compréhension dans le langage financier qui lui est propre.

Pour donner à présent une définition positive de l'évaluation d'entreprises, disons qu'évaluer c'est tout simplement donner son opinion sur la valeur d'une entité. Il s'agit donc de prendre position, d'argumenter, de convaincre... Pour ce faire, l'évaluateur dispose bien sûr de la théorie financière et des modèles qui en sont issus. De ce fait, l'évaluateur est d'abord un expert en finance qui maîtrise les modèles financiers : grâce à sa compréhension des nombreux débats académiques de la théorie financière, il connaît les enjeux et surtout les limites de ces modèles, ce qui lui permet d'éviter bien des erreurs. Et les chausse-trapes qui guettent l'apprenti évaluateur ne manquent pas, qu'il s'agisse de l'impact de la structure financière sur la valeur des actifs (mal appréhendé en pratique à travers le calcul traditionnel du coût moyen du capital), de l'intégration du coût du risque (par construction variable selon le degré de diversification patrimoniale du destinataire de l'évaluation), de la prise en compte de la liquidité (trop rapidement réduite dans la pratique à la segmentation actif coté/non coté sur une bourse de valeurs), ou encore de l'avantage lié à la détention du contrôle (trop souvent pris en compte de manière rudimentaire via une prime forfaitaire). Pour autant, l'évaluateur joue un rôle qui va bien au-delà de la maîtrise de la cuisine financière, fût-elle raffinée et sophistiquée. Interprète, il écoute les chefs d'entreprise, comprend leur stratégie et est ainsi à même de la retranscrire fidèlement dans ses modèles. Pédagogue, il explique de façon transparente la démarche qu'il a suivie. Rhétoricien, il cherche à convaincre son auditoire par les raisonnements qu'il tient. En définitive, bien inconfortable est la position d'évaluateur : face à un public qui, de plus ou moins bonne foi, est toujours à la recherche de "La Valeur" de l'entreprise (la Vraie Valeur... !), il ne peut que proposer une opinion sur cette valeur, sa propre opinion forcément sujette à critique, à discussion, à débat.

Loin de nous l'idée de vouloir clore le débat sur ce qu'est l'évaluation d'entreprises, tant le domaine est complexe et en évolution constante. Plus modestement, nous souhaitons faciliter l'émergence d'un consensus sur la nature profonde du métier en faisant un rêve. Un rêve où les évaluateurs n'aligneraient plus des successions de méthodes ou de formules plus ou moins absconses pour proposer des tableaux de chiffres comme autant d'évidences, où les rapports d'évaluation revendiqueraient sans honte ou faux-semblant la subjectivité de leurs analyses, où les lecteurs de ces rapports n'auraient plus la naïveté ou ne feraient plus semblant de croire que les résultats des travaux d'évaluation, parce qu'ils reposent sur des calculs et des formules mathématiques, correspondent à des "réalités économiques" intangibles et universelles ... Bref, un rêve où l'évaluation d'entreprises cesserait d'être perçue comme une science exacte, où être évaluateur serait considéré comme un métier à part entière et non comme une pratique parmi d'autres des "professionnels du chiffre" consistant à mettre en ?uvre un ensemble parfaitement normé de techniques et de formules.

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Commentaires 2
à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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et bien si Wendel, Saint-Gobain et d'autres veulent réussir leurs augmentations de capital, il va falloir un effort certain pour les analyses inDEPENDANTES deviennent INDEPENDANTES. Sinon, tant pis pour eux.

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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L'éval financière ou comment recaser tous les mecs refoulés du M&A

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