Capitalisme et climat : la judiciarisation progresse de procès en procès

Le procès Exxon ou encore la mise en faillite de l'énergéticien californien PG & E, qui a préféré cette solution plutôt que rendre des comptes sur les dommages environnementaux liés à ses lignes de transport d'électricité, mettent en exergue un phénomène : l'action de la justice contre des entreprises qui ne prennent pas de mesures concrètes dans la lutte contre le réchauffement climatique. Cette judiciarisation croissante porte en elle une force médiatique qui permet aux acteurs civils de faire avancer les préoccupations de la société face à des intérêts privés et fait du juge l'accélérateur de la transformation du système. Par Patrick D'Humières, président de l'Académie durable internationale, professeur à Sciences Po.
« Mariage toxique », une fresque réalisée non loin de la plateforme chimique de Pont-de-Claix, dans l’agglomération grenobloise.
« Mariage toxique », une fresque réalisée non loin de la plateforme chimique de Pont-de-Claix, dans l’agglomération grenobloise. (Crédits : FRANCOIS HENRY/RÉA)

Les procès en légitimité sont le lot du capitalisme depuis son origine ; le débat qui monte aujourd'hui, aux États-Unis notamment, sur la reconquête d'un espace de « biens communs » contre la privatisation mal assumée des services essentiels, n'est qu'une étape critique de plus ; elle pousse plutôt le système à s'adapter, comme on le voit avec la prise en charge croissante des enjeux de durabilité par quelques grandes firmes pionnières.

Le débat sur le partage de la valeur, faisant suite aux analyses économiques très documentées de Branko Milanovic, Thomas Piketty ou Joseph Stiglitz, sur l'incroyable déséquilibre dans l'accumulation des richesses entre les 1 % et moins de « gagnants » de la mondialisation et le reste de la planète, s'avère plus dérangeant ; de fait, on revient à la thèse de Marx sur la paupérisation générale, qu'alimente Christine Lagarde, la présidente de la BCE, quand elle se plaint de l'asymétrie gigantesque entre le défaut d'investissements et l'immensité des besoins, dans un océan de liquidités qui a de plus en plus de mal à se rémunérer alors que la crise du pouvoir d'achat des classes moyennes se traduit en tensions politiques violentes.

Si les banquiers centraux sont conscients du contexte, plus que les chefs d'État, il est une catégorie d'acteurs de premier rang étrangement absente à la barre, alors qu'ils sont cités en premier chef : les gestionnaires d'actifs et managers des firmes qui alimentent le court-termisme structurel, dont il n'existe pas de représentation engagée au G7, au G20, ou dans les organisations pilotes ; ils ont le nez dans le guidon et se persuadent qu'ils n'ont pas le pouvoir de « changer la roue en roulant », considérant qu'ils font le job en rajoutant ici une « raison d'être » politique à leur objet social ou en publiant là des indicateurs extrafinanciers ; ils savent qu'ils vont dans le mur du climat et des remises en cause sociétales mais continuent de « jouer sur le pont » des airs anciens...

Les solutions d'ordres judiciaires sont amenées à se multiplier

La conséquence de cette « procrastination des CEO » est de voir les firmes ayant une dette environnementale, sociale, sanitaire importante, devenir des « dinosaures », selon l'expression du président de Total, dont il faudra annuler la valeur des actifs parce que plus personne ne voudra les assumer. Le procès Exxon intenté par le procureur du Massachusetts au groupe pétrolier, peu convaincu de sa responsabilité climatique, est un signal fort du déplacement de la solution vers la justice. Au final, c'est l'actionnaire qui est visé, pour n'avoir pas agi à temps.

Quand l'énergéticien californien PG & E préfère se mettre en faillite plutôt que de rendre des comptes sur les dommages environnementaux liés à ses lignes de transport d'électricité, soupçonnées de causer des incendies, c'est pour tenter de protéger l'actionnaire appelé à régler toutes les fautes reprochées à l'entreprise. Ce phénomène qui fait du juge l'accélérateur de la transformation du système va s'amplifier pour trois raisons. Il est d'abord très efficace ; la crainte de pénalités élevées est évidemment un risque majeur pour la pérennité des firmes.

On a vu en France à quel point la sous-estimation par Alstom du risque de corruption l'a conduit dans une impasse. Ou encore le récent refus, très symbolique, d'ArcelorMittal de reprendre l'aciérie d'Ilva, en Italie, faute d'immunité juridique sur les pollutions passées. Et comment ne pas évoquer le cas Monsanto, sorti du marché par les condamnations judiciaires plus que scientifiques ou commerciales. La judiciarisation porte aussi en elle une force médiatique qui permet aux acteurs civils de faire avancer les préoccupations de la société face à des intérêts privés qui voudraient passer à côté de leur responsabilité directe ; le procès Lafarge a déjà été rendu médiatiquement, comme celui du « dieselgate ». Les fautes sont des tremplins pour l'accusation publique. On comprend que les citoyens s'en émeuvent et s'en emparent car ils voient bien que le rapport de force leur est dommageable, quand on laisse grandir les firmes au-dessus des États.

Épée de Damocles

Le troisième facteur qui va emmener en justice tous les acteurs économiques qui n'auront ni leur bonne foi, ni leur sincérité pour se défendre, est objectif ; les firmes ne font pas encore et assez l'analyse préventive et courante des effets de leurs externalités négatives et de leurs impacts sociétaux ; elles procèdent à des études dites de matérialité et à des cartographies élargies de leurs risques mais les gouvernances passent peu de temps à les caractériser et les traiter et préfèrent souvent se protéger des pertes de ressources tangibles plutôt que d'anticiper des pénalités judiciaires hypothétiques dans plusieurs années. Et ce, en dépit d'une jurisprudence du ministère de la Justice américain qui demande désormais à rendre les profits indus au-delà des sanctions infligées.

Il y aura demain des groupes mis à terre pour n'avoir pas pris à temps et au bon niveau les mesures visant à réduire leur pollution, la prise en charge de leurs déchets au nom de la responsabilité du metteur en marché et avoir nui à la santé et au patrimoine naturel de l'humanité autant qu'aux droits des citoyens en faisant croire le contraire, etc. Cette épée de Damoclès qui pèse au-dessus des détenteurs d'actifs sensibles ne doit pas nous conduire à regretter la pression d'une société du risque et de la précaution qui incarne une conception éminemment démocratique et juste du système.

Elle doit conduire les gouvernances à s'impliquer beaucoup plus sérieusement dans le nettoyage de leur portefeuille, dans la réduction drastique de leurs risques sociétaux, à prendre en charge sans faiblesse la réduction du réchauffement climatique selon la trajectoire de l'accord de Paris signé en 2015, et enfin à choisir leur camp : celui de la société civile et de la planète, seule vocation finale de l'entreprise.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 5
à écrit le 24/11/2019 à 17:18
Signaler
la novlangue a la con! en 40 an le taux de gens pauvres est passe de 40% a 10%, c'est ca, la pauperisation? le revenu des francais a cru, et largmenent plus que l'inflation et/ou que la productivite, c'est ca la pauperisation a la francaise? y a 4...

à écrit le 24/11/2019 à 10:04
Signaler
En résumé on compte sur la publicité et la contre publicité pour trouver la ligne droite, suivant des critères plus ou moins fallacieux, dépendant du but a atteindre! C'est ce que l'on peut encore appeler: "Manipulation"!

à écrit le 24/11/2019 à 9:49
Signaler
Que les juges vous écoutent ! De toutes façons soit ils agissent soit la planète et son humanité sont foutues.

le 24/11/2019 à 10:12
Signaler
@ citoyen blasé Hélas, rien, pas même les juges ne pourront éviter la catastrophe. En ce Qui concerne l'accaparement par le privé de tout ce qui devrait être collectif, un retour en arrière serait aussi salutaire.

le 24/11/2019 à 11:48
Signaler
"un retour en arrière serait aussi salutaire" En effet il faudrait redistribuer toutes les richesses du monde et les repartir en 7 milliards et imposer un véritable libéralisme économique maintenant ceux qui possèdent tout possèdent également le ...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.