Fortis, une Odyssée du XXIième siècle

Qui ne s'est un jour surpris à ralentir la lecture d'un roman trop bien ficelé à l'approche de son épilogue ? Qui ne s'est senti tiraillé entre la curiosité de connaître la fin et la crainte de voir l'histoire se terminer? Entre le désir et la peur d'en finir? Ceux qui ont suivi ces derniers mois l' "affaire Fortis" doivent éprouver ce sentiment à l'approche des assemblées générales des 28 et 29 avril. Ces AG mettront, en principe, un terme à près de sept mois de suspens. Le vote des actionnaires décidera alors si - oui ou non - l'ancien fleuron de la finance belge, Fortis Banque Belgique (plus un quart de Fortis Assurance Belgique) tombera dans l'escarcelle du groupe français BNP Paribas.

La chute de la banque belge en octobre 2008 et son laborieux sauvetage rassemblent toutes les composantes d'un feuilleton à succès: personnages hauts en couleur, négociations secrètes et grands déballages publics, mises au pilori et effets de manche, démissions spectaculaires, le tout scandé avec un incroyable sens du scenario par une série de décisions de justice qui ont, à plusieurs reprises, relancé l'intrigue.  L'affaire Fortis a tout d'une Odyssée moderne.

On y trouve la figure classique de l'avocat frondeur (Mischaël Modrikamen), dont le discours assaisonne la défense des "petits" contre l'arrogance des puissants d'une pointe de patriotisme économique. Lors de la présentation cette semaine de l'option alternative qu'il défend, le "stand alone" ou cavalier seul, l'avocat déclarait: "il y a un véritable mouvement qui est en train de se dessiner. Il y en a assez de laisser partir les fleurons de l'économie belge. Les centres de décision doivent rester à Bruxelles".

Il y a ensuite la forme classique du conflit entre l'actionnaire (ici, ruiné), le contribuable (taxé), et le salarié (inquiet) aux intérêts difficilement conciliables. C'est l'histoire éternelle du capitalisme. Autant de choses qui sonnent terriblement XIXème siècle.

L'affaire Fortis comporte aussi des composantes plus modernes, typiquement XXème siècle. A commencer par l'activisme actionnarial qui a réussi jusqu'à présent l'impossible, à savoir soustraire la maîtrise du calendrier au gouvernement et au repreneur BNP Paribas, avec l'aide du juge. Ce mouvement n'a rien d'une révolte sociale qui miserait tout sur le nombre et la force (la première tentative de faire avaliser par les actionnaires la vente à BNPP a échoué, rappelons le, à 0,2% des suffrages exprimés). Fortis n'a suscité aucune manifestation de rue, ni même mouvement de panique. Nous avons ici affaire à une offensive technique, ajustée au millimètre, qui mobilise l'expertise au sein même de l'industrie bancaire et conteste aux pouvoirs institués (la direction de Fortis et les autorités de surveillance financière) le monopole de la compétence. Sa figure de proue est l'associé de Deminor Pierre Nothomb.

Cet activisme a son pendant : la cupidité et la soif inextinguible de pouvoir des dirigeants financiers qui ont voulu augmenter leur empire à tout prix (rachat d'ABN Amro sur la base d'un montage financier fragile) et gonfler leurs profits (en accumulant dans leur compte des actifs à la valeur trompeuse) au mépris de toute prudence. On songe, avec les subprime et les montagnes de produits structurés (40 milliards au bilan de Fortis), au fameux système Law, fondé autant sur l'innovation que sur la fraude, qui faillit entraîner l'économie par le fond à la fin du XVIIIème siècle.

Le roman Fortis c'est encore la faillite des pouvoirs (exécutifs) institués. La succession de décisions de justice et d'assemblées générales aux ordres du jour peu clairs (la prochaine ne porte pas officiellement sur la vente de Fortis Banque à BNPP), le discrédit des instances dirigeantes tenues par le gouvernement dans l'ombre voire dans l'ignorance des négociations avec la banque française, l'autisme des autorités politiques qui communiquent au compte-goutte, la judiciarisation du dossier sont autant de signes d'un dérèglement institutionnel. Il faut avoir vu Karel de Boeck, actuel administrateur délégué de Fortis Holding (ancien responsable de la gestion des risques de la banque) essuyer sans broncher les insultes et se faire traiter d'incompétence lors de l'assemblée générale de février pour mesurer le discrédit, pour ne pas dire le ressentiment, qui frappe les patrons de banque. Ses prédécesseurs avaient connu le même sort. Jean-Paul Votron, patron démissionnaire du groupe en juillet 2008, est, lui, tombé dans une dépression sévère dont ne l'ont pas guéri les 6 millions d'euros de son parachute doré. Maurice Lippens, ancien président de la holding, et figure de l'establishment belge, a pris ses quartiers dans des restaurants de second rang où il ne craint plus de croiser ses anciennes connaissances.

Le juriste Paul Reuter disait dans les années 1940 qu'il fallait faire l'Europe pour créer au dessus de ce qu'il appelait les "trusts", à savoir des groupes financiers et industriels transnationaux, un pouvoir politique supranational. Il doit se retourner dans sa tombe. L'Union européenne a jusqu'à présent encouragé la constitution de puissances financières transnationales, telles que Fortis dont le poids est bien trop lourd pour les épaules de l'Etat belge. Mais elle ne dispose ni du pouvoir de les contrôler ni de celui de les secourir. A l'inverse, l'assemblée générale, expression d'une forme de démocratie directe, et le juge sortent de la bataille plus forts que jamais. Judiciarisation et crise des institutions vont de pair.

Le tableau ne serait pas complet si l'on ne mentionnait le Sphinx qui depuis des mois se contente d'observer mais n'en pense pas moins. Si l'intérêt de l'actionnaire chinois de Fortis, Ping An, ne fait pas de doute (il a déjà perdu des milliards), ses desseins, eux, restent mystérieux.

Voilà pour le passé. Ce qu'il adviendra finalement de Fortis nous informera sur les périls du XXIème siècle. Les scenari possibles sont plus nombreux qu'aucun des protagonistes ne veut le laisser croire.

Premier scenario : le "bide", autrement dit l'abandon de l'opération avec BNPP. Le démantèlement de Fortis deviendrait alors le symbole de la marche vers une "re-fragmentation" du marché financier européen. Solde de l'opération : au mieux, une victoire du sentiment national belge, au pire, un gage à l'affirmation identitaire et au "patriotisme économique". Les partisans du stand alone assurent que Fortis peut se reconstituer sous contrôle belge à condition de couper quelques branches. Peut-être. Mais le risque existe qu'au final les choses tournent mal et entraînent la zone euro dans une crise systémique qui mettrait les autres gouvernements européens au défi d'exprimer à l'égard de la Belgique une solidarité à laquelle leurs opinions publiques ne les poussent précisément pas. Ce serait un bien méchant piège qui se refermerait alors sur l'Europe.

Deuxième scenario : le "succès", à savoir la réalisation de l'opération avec BNPP. Les actionnaires de Fortis holding, soit plusieurs centaines de milliers de Belges, auraient à faire le deuil de leur épargne. On peut gager qu'une bonne partie d'entre eux en concevrait quelque rancoeur à l'égard de leurs dirigeants, politiques et financiers. Solde de l'opération : une défiance plus grande encore à l'égard des institutions.

Troisième scenario : l'enlisement, où le gouvernement belge se retrouverait avec une banque nationalisée sur les bras, sans savoir qu'en faire. Avec, à la clé, une pluie de décisions de justice qui achèveront de lui lier les mains, et, toujours, l'ombre de la crise systémique qui plane sur la zone euro.

Le directeur général de BNPP Baudouin Prot croyait marier son groupe à une belle fille bien dotée. Il voit l'union compromise par de remuants cousins et des querelles de famille dont il aimerait n'avoir que faire. Il ne pensait probablement pas devenir un personnage parmi d'autres de ce roman où s'entremêlent tous les ressorts du drame : le pouvoir, l'ambition, l'argent et l'honneur.

F.A.

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