Alliance européenne pour les batteries (AEB), alliance circulaire sur les matières plastiques, alliances sur la microélectronique, l'hydrogène propre, les industries à faibles émissions de carbone, les nuages et les plateformes industrielles, les matières premières... Pour « aider l'industrie européenne à mener la double transition vers la neutralité climatique et le leadership numérique », les alliances industrielles constituent un des axes majeurs de la « nouvelle stratégie industrielle » de la Commission européenne.
La promotion de telles alliances marque une rupture dans le discours de la Commission qui, historiquement, a plutôt affiché une forme de défiance vis-à-vis des politiques industrielles trop interventionnistes. Cette inflexion n'est évidemment pas étrangère à la pression politique très forte de l'Allemagne et de la France après le rejet de la fusion Alstom-Siemens, ni au constat d'un décrochage technologique européen de plus en plus inquiétant par rapport aux États-Unis et à la Chine.
Qu'est-ce qu'une alliance industrielle ?
Les alliances industrielles sont des partenariats public-privé « d'un genre nouveau », pour reprendre les termes de la Commission, visant à faciliter la coopération des acteurs publics et privés (institutionnels, industriels et financiers), à l'échelle de l'Union européenne (UE), dans des domaines jugés stratégiques.
L'une des originalités de ce dispositif est son caractère exhaustif. Les alliances industrielles participent de la définition des objectifs, de l'identification des besoins et de la mise en œuvre d'actions à tous les stades de la chaîne de valeur industrielle : recherche, innovation, fabrication, commercialisation. Elles mobilisent différents instruments, aussi bien réglementaires que financiers, sur fonds privés et sur fonds publics.
Première alliance de ce genre, l'Alliance européenne pour les batteries réunit ainsi près de 260 acteurs industriels et de l'innovation, dans le cadre d'un plan stratégique portant sur toute la chaîne de valeur, de l'extraction des matières premières au recyclage et à la réutilisation. Les premiers consortiums se forment, par exemple entre le groupe PSA, sa filiale Opel et le fabricant de batteries Saft, filiale de Total. La Commission a récemment autorisé sept Etats membres (dont l'Allemagne et la France) à financer la filière à hauteur de 3,2 milliards d'euros, devant permettre de mobiliser 5 milliards d'euros supplémentaires en investissements privés.
Que peut-on attendre de ces alliances ?
Les alliances industrielles ont pour ambition de dépasser les difficultés auxquelles s'est historiquement heurtée la politique industrielle européenne. Ces difficultés sont d'abord celles de toute politique industrielle, qui renvoient principalement au défaut d'information dont souffrent les pouvoirs publics, qui peut les conduire à faire de mauvais choix stratégiques, et au risque de capture par les acteurs dominants et les lobbyistes (1). S'y ajoutent, au niveau européen, l'existence d'intérêts contraires entre les États membres ou encore l'éparpillement des aides européennes.
Face à ces difficultés, la constitution d'alliances industrielles peut favoriser les interactions entre acteurs publics et privés de différents États membres et ainsi contribuer à améliorer leur niveau d'information, faciliter la définition d'objectifs partagés et créer des synergies. En poursuivant des objectifs généraux et en portant sur l'ensemble d'un écosystème, elles peuvent également éviter de cibler des technologies ou des entreprises de façon trop étroite, autre problème classique de la politique industrielle.
Deux conditions pour réussir
Cependant, la mise en place de ces alliances industrielles européennes, en tant que telle, ne suffit pas. Leur réussite est liée à deux conditions principales : la pertinence et la discipline de l'intervention publique.
La pertinence, d'abord : au-delà d'un rôle utile d'impulsion et de coordination, la création d'une alliance industrielle laisse entière la question du « bon » périmètre des aides publiques à l'industrie. A ce titre, la théorie économique indique que cette intervention se justifie pour pallier les échecs du marché, notamment dans la prise en compte des externalités positives (effets d'entraînement) ou négatives (pollutions).
Dans une telle perspective, l'investissement à l'amont, dans la R&D, notamment dans les technologies « vertes », doit être une priorité des pouvoirs publics européens (2). Or, il apparaît que les efforts en la matière sont aujourd'hui insuffisants : en 2018, les dépenses de R&D s'élèvent à 2% du PIB européen, bien loin de la Corée du Sud (4,5% en 2015), du Japon (3,3%) et des États-Unis (2,8%) (3). Cela tient à la fois à des choix de politique budgétaire insuffisamment orientés vers le long terme (par exemple, le budget européen affecté à la R&D ne représente en 2019 que 7% du budget de l'UE) mais aussi, plus largement, à l'environnement réglementaire et fiscal et à la qualité des institutions universitaires. A l'aval, sur le marché, il faut concentrer les financements dans des secteurs risqués ou à la rentabilité faible, afin d'attirer des capitaux privés là où ils n'iraient pas sans intervention publique.
La discipline, ensuite : il est essentiel d'assurer un pilotage des actions conduites au regard des objectifs fixés. Cette exigence suppose une définition claire des objectifs et un contrôle permanent des résultats, à chaque étape des projets. Il est normal que, dans le domaine de l'innovation, par nature risqué, des projets échouent. Mais il faut savoir cesser de financer les initiatives qui ne donnent pas les résultats escomptés pour redéployer les fonds vers des projets plus prometteurs (4). Des évaluations ex post rigoureuses et indépendantes, sur la base de contrefactuels, doivent également être le corollaire du renforcement de l'intervention publique en matière industrielle, comme d'ailleurs de toute politique publique, ce qui fait trop souvent défaut (5).
Il est trop tôt pour juger, comme le fait la Commission européenne, que les alliances industrielles sont déjà un « succès ». Mais elles constituent une voie dont il faut tenir les promesses.
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(1) Cf. sur ces deux aspects les travaux de Jean Tirole sur les relations principal-agent ou aux critiques d'Augustin Landier et David Thesmar sur la politique industrielle (Augustin Landier, David Thesmar, 10 idées qui coulent la France, Flammarion, 2013).
(2) Cf. sur la politique industrielle verte : Dani Rodrik, « Green Industrial Policy », Oxford Review of Economic Policy, Vol. 30, n° 3, 2014, pp. 469-491, LIEN ou PAGE (Partnership for Action on Green Economy), Green Industrial Policy. Concept, Policies, Country Experiences.
UN Environment, 2017, LIEN.
(3) Source : OCDE, 2020, LIEN.
(4) Cf. sur cette exigence de « discipline » : Dani Rodrik, op. cit.
(5) Cf. sur ce point : Marc Ferracci, Etienne Wassmer, État moderne, État efficace, Odile Jacob, 2011.
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