Les avocats doivent-ils avoir peur de l'intelligence artificielle ?

OPINION. On s'est ému ces temps-ci du danger que représenterait l'intelligence artificielle pour la profession d'avocat. Preuve en est le tollé provoqué en début d'année par le lancement de la provoquante application « I-avocat », censée dans son premier spot publicitaire pouvoir « rivaliser avec n'importe quel avocat », et traiter en une minute pour la modique somme de 69 euros un sujet qui prendrait un an à l'avocat en contrepartie d'une facture de 1.000 euros. Une mise en demeure de l'Ordre et une pluie de réactions indignées plus tard, la communication s'est lissée. Mais l'incident est révélateur, à plusieurs égards. Par Isabelle Renard Avocat au barreau de Paris – Docteur Ingénieur (*)
(Crédits : C. Derbaise / LT)

Derrière les critiques rationnelles et justifiées adressées au créateur d'I-Avocat, notamment l'exercice illégal de la profession ou la confidentialité des données fournies, se cache une véritable peur. Or, la peur de l'intelligence artificielle (IA) n'est pas l'apanage des avocats, qui n'ont fait que réagir à une attaque assez peu subtile de leur métier. L'IA génère une angoisse sournoise à tous niveaux dans la société, nourrie par des fantasmes de transhumanisme et de robot humanoïde largement illustrés dans la filmographie des dernières décennies.

« L'IA évolution »

Cela interroge car sur le fond, l'IA n'est pas un saut quantique par rapport à l'informatique d' « avant ». L'IA est une évolution technologique assez prévisible issue de la combinaison d'une programmation différente, de la disponibilité de bases de données considérables, et d'infrastructures de traitement de l'information de plus en plus puissantes. Ce qui est nouveau en revanche est l'étendue quasi illimitée du champ de recherche et d'applications ouvert par les avancées rapides de cette technologie. Comme pour tout progrès technique, certaines de ces avancées sont vertueuses et d'autres le sont moins. Côté vertueux, Bill Gates s'est récemment enthousiasmé devant la capacité de l'IA à générer des progrès radicaux dans le domaine de la médecine et de l'éducation, et à réduire les inégalités dans le monde.

Plus ambigu, Marc Zuckenberg déclare être capable « à long terme de construire une intelligence générale [Artificial General Intelligence, ou AGI] et de la rendre disponible et utile à tous dans notre vie quotidienne ». L'AGI désigne une IA générative qui serait beaucoup rapide et « intelligente » qu'un humain et fonctionnerait de façon autonome, sans intervention humaine. C'est là que s'allume la petite lumière rouge dans le cerveau du simple humain moyennement intelligent et moyennement « génératif » que nous sommes car il se demande, à juste titre, jusqu'où pourrait bien aller cette autonomie dans des mains malveillantes. Il ne faut pas s'y tromper, la capacité de l'homme à encadrer les applications de l'IA et ses dérives est un des défis majeurs du troisième millénaire.

Une « auto médicalisation » du droit

Mais revenant maintenant à l'application I-Avocat, ou tout autre nom sous laquelle elle se présentera par la suite, le danger pour la profession nous paraît pour l'instant très limité. Pour utiliser correctement cette plateforme d'auto médicalisation du droit, encore faudra-t-il lui poser les bonnes questions. Or, tout avocat sait qu'un client ne pose pas nécessairement les bonnes questions au regard de la situation en cause, et la première valeur ajoutée du professionnel est de resituer ces questions, avant même de les résoudre. Une fois les bonnes questions posées, il faut leur apporter des réponses, avec ou sans alternatives. Sur ce point on admettra volontiers qu'une IA soit remarquablement performante, en support de l'avocat, et lui fasse gagner beaucoup de temps de recherche. Sous réserve bien sûr que l'IA en question n'invente pas de la jurisprudence pour les besoins de la cause. Et il faut enfin interpréter les recherches sans se faire imposer cette interprétation par l'IA, proposer des réponses, conseiller, plaider. Cette dernière étape requiert, à des degrés divers selon le domaine du droit considéré, une appréhension du contexte qui va bien au-delà de l'intelligence pure. Une IA est très intelligente mais elle n'a pas de cœur et encore moins de conscience, qualités consubstantielles de l'être humain en général et de l'avocat en particulier.

Le risque pour la profession est donc, au-delà de l'effet d'annonce, fort limité. Mais les remous provoqués par le lancement de l'application I-avocat mettent le doigt sur une vraie difficulté, qui est celle de l'accès aux professionnels du droit par les particuliers ou les petites entreprises dans des conditions raisonnables de coûts et de délais. Ce n'est pas pour rien que le créateur d'I-avocat avait axé sa première communication sur ces sujets, et c'est à la profession de le prendre positivement, en faisant de l'IA son alliée et non son concurrent.

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(*) Isabelle Renard est ingénieur de formation. Elle a effectué la première partie de sa carrière dans un grand groupe industriel, dont plusieurs années aux Etats Unis, où elle a été amenée à aborder de nombreux sujets du droit des affaires, liés en particulier aux technologies innovantes. Après avoir fait des études de droit, elle a prêté serment en 1999 et a exercé comme associée responsable du département Nouvelles Technologies dans plusieurs cabinets d'affaire parisiens avant de fonder son propre cabinet d'avocats en 2014.

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Commentaires 2
à écrit le 31/01/2024 à 9:50
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Les Juges doivent-ils avoir peur de l'intelligence artificielle ? Et pourquoi ne pas dire... La Bible doit-elle avoir peur de l'intelligence artificielle dans son interprétation ?;-)

à écrit le 31/01/2024 à 8:27
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Le conseil d’État en 2017 à déclaré les français en situation d'insécurité judiciaire du fait de l'inflation législature et toutes ces lois qui s'amoncellent et que nous devrions tous respecter alors que ce n'est tout simplement pas possible. Votre a...

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