Les Fantômes de Versailles

OPINION. En 1919, la conférence de Paris, censée mettre en place une paix durable en détruisant les autocraties mondiales, a échoué parce qu'elle définissait des attentes trop ambitieuses. Aujourd'hui, alors que nous traversons un moment de l'histoire où le multilatéralisme et la démocratie sont à nouveau sous tension, il n'est pas inutile de se demander pourquoi les efforts pour les encourager s'avèrent si souvent vains. Par Harold James, professeur d'Histoire et de relations internationales à l'Université de Princeton (*).
Harold James.
Harold James. (Crédits : DR)

Voici désormais à peine plus de cent ans s'ouvrait à Paris la Conférence de la Paix, qui déboucha sur les traités de Versailles, de Saint-Germain-en-Laye, de Neuilly-sur-Seine, du Trianon et de Sèvres, lesquels mettaient fin à la Première Guerre mondiale. Aujourd'hui encore, le ressentiment engendré par le traité du Trianon nourrit le nationalisme et le révisionnisme hongrois, et plus encore sous l'actuel gouvernement du Premier ministre Viktor Orbán.

Pourquoi encourager multilatéralisme et démocratie est si difficile

De fait, la conférence de la paix parisienne est restée dans les mémoires comme l'exemple d'une coopération internationale bien intentionnée et d'une tentative d'extension de la démocratie ayant mal tourné. Aujourd'hui, alors que nous traversons un moment de l'histoire où le multilatéralisme et la démocratie sont à nouveau sous tension, il n'est pas inutile de se demander pourquoi les efforts pour les encourager s'avèrent si souvent vains.

En 1919, la tentative du président des États-Unis Woodrow Wilson de mettre en place une paix durable en détruisant les autocraties mondiales s'avéra trop idéaliste, alors même qu'elle jetait les bases du consensus interventionniste qui domina depuis lors la théorie de la politique étrangère des États-Unis. Quoique le président Donald Trump revendique l'abandon de cette tradition, il n'en a pas moins ordonné des frappes contre des sites militaires en Syrie et reconnu le chef de l'opposition vénézuélienne comme le président légitime du pays.

La conférence de Paris a échoué parce qu'elle définissait des attentes trop ambitieuses. La victoire des puissances démocratiques ne signifiait pas que les souhaits des démocraties allaient s'accomplir, et moins encore lorsque ceux-ci exigeaient des vaincus une réparation. Durant toute la Première Guerre mondiale, chaque camp envisageait comme une chose naturelle qu'un accord de paix ultérieur accablât le vaincu des coûts matériels - sinon émotionnels - du conflit, ce qui garantissait presque à coup sûr que sa résolution laisserait un goût amer.

Accumuler les griefs ne fait pas avancer

Il se pourrait aussi qu'en 2019, les problèmes résultant du rapide changement technologique et de la mondialisation n'admettent pas que des solutions acceptables partout et par tous. Il en résulte que des pays différents produiront leur propre récit, qui dira comment ils ont été trahis par la mondialisation. Et comme en 1919, ils inventeront des « méchants » à qui faire porter la faute. Ainsi l'administration Trump se plaint-elle régulièrement des pratiques commerciales malhonnêtes de la Chine, de l'excédent exagéré des paiements courants de l'Allemagne, de l'aide aux pays en développement, et j'en passe. Inutile de le préciser, accumuler une litanie de griefs ne permet guère de rassembler les éléments d'une solution.

On peut avancer à l'échec de la conférence de Paris une seconde explication : certains des négociateurs - le président français du Conseil, Georges Clemenceau, le Premier ministre britannique David Lloyd George et Wilson - étaient extraordinairement incompétents ou sinon peu disposés à la réussite de leur entreprise. Clemenceau était un nationaliste de toujours, obsédé des intérêts français, tandis que Lloyd George était son opposé, par conséquent trop souple et prêt à trop de compromissions pour la tâche à entreprendre. Il avait une certaine propension à s'en prendre personnellement à autrui, pour oublier aussitôt comment il s'était comporté et les torts qu'il avait fait aux victimes de sa mauvaise humeur lorsqu'il les rencontrait à nouveau.

De l'intérêt de surveiller la santé physique et mentale de nos dirigeants

Quant à Wilson, ses aspirations élevées excédaient de beaucoup ce que lui auraient permis ses talents de négociateur, tant en politique intérieure qu'extérieure. Ses problèmes de santé croissants n'arrangèrent pas les choses. En raison d'une pression sanguine stratosphérique, qu'on avait laissée sans soin ou presque, il eut, après les discussions parisiennes, une grave attaque cérébrale. L'une des leçons évidentes de l'épisode est qu'il n'est pas sans importance de surveiller la santé physique et mentale des dirigeants de ce monde, surtout lorsqu'il s'agit du président des États-Unis, lors des périodes où ils sont appelés à prendre des décisions importantes.

Pour ce qui concerne les défauts des dirigeants, 2019 est une année tout aussi préoccupante que 1919. Trump et la Première ministre britannique Theresa May ne pourraient offrir de personnalités plus différentes, mais aucun d'eux n'a voulu faire cas de l'avis des experts et tous deux ont causé de sérieux dommages au système politique de leur pays. Si le président français Emmanuel Macron est souvent critiqué pour sa relative inexpérience, la chancelière allemande Angela Merkel est considérée à l'inverse comme trop expérimentée et trop attachée à un statu quo dépassé.

L'effet dévastateur - et contreproductif - des critiques de Keynes

La troisième raison de l'échec de la conférence de Paris est peut-être la plus importante. Ses objectifs manifestement trop ambitieux et les défauts des personnalités à qui leur réalisation avait été confiée étaient à ce point criants qu'ils excitaient dangereusement la méfiance, voire la condamnation, de l'opinion. Cette condamnation s'exprima dans l'ouvrage d'un des esprits les plus brillants du temps, Les Conséquences économiques de la paix de l'économiste britannique John Maynard Keynes.

Les critiques qu'adressa Keynes à la conférence de Paris et à ses participants furent dévastatrices, et il en eut pleinement conscience. En octobre et en novembre 1919, il assista aux réunions, qui se tenaient chez le banquier hollandais Gerard Vissering, où d'autres banquiers, venus des États-Unis ou de différents pays neutres, conçurent un plan ingénieux qui aurait mobilisé des fonds privés américains pour la reconstruction de l'Europe. Ce plan était très prometteur, mais Keynes ne put s'y associer, car, par le brillant pamphlet qu'il venait de signer, il s'était aliéné la confiance des dirigeants politiques nécessaires à sa mise en œuvre. Au bout du compte, seuls quelques éléments du plan furent adoptés, encore que ce ne fut pas avant 1924, quand il était déjà trop tard.

Ainsi une critique trop hâtivement délivrée et trop acerbe peut-elle s'avérer contreproductive. Pour remettre les dirigeants politiques dans le bon cap, il faut de la persuasion, plus que des polémiques. Lorsqu'il s'agit à nouveau de rebâtir le monde, en 1944-1945, Keynes adopta une méthode toute différente. Il élabora un plan complexe de reconstruction, mais opéra cette fois en coulisses. Il n'eût pas été difficile d'attaquer le Premier ministre britannique Winston Churchill ni le président des États-Unis Franklin D. Roosevelt sur les politiques économiques qu'ils avaient antérieurement menées, mais cela n'eût servi à rien.

Certes, Churchill er Roosevelt étaient des dirigeants beaucoup plus accomplis que Lloyd George et Wilson. Mais quand bien même ils auraient fait preuve d'autant de défauts, Keynes savait trop ce qu'il en coûtait de s'en prendre à de mauvais capitaines dans le mauvais temps. Que ce soit en 1919 ou en 2019, à trop nous émouvoir de la personnalité des dirigeants, nous risquons de distraire notre attention de tâches autrement plus importantes, requises pour apporter des solutions aux questions les plus pressantes du moment.

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Traduit de l'anglais pas François Boisivon

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(*) Harold James est professeur d'histoire et de relations internationales à l'université de Princeton et senior fellow au Center for International Governance Innovation.

Copyright: Project Syndicate, 2019.
www.project-syndicate.org

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Commentaires 3
à écrit le 15/02/2019 à 9:36
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"Ainsi l'administration Trump se plaint-elle régulièrement des pratiques commerciales malhonnêtes de la Chine, de l'excédent exagéré des paiements courants de l'Allemagne, de l'aide aux pays en développement, et j'en passe. " EN prenant plus de r...

le 15/02/2019 à 17:42
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Trump est lui-même un pur produit de la grande bourgeoisie financière, et ses lois servent l'intérêt de cette caste avant tout. Il est juste suffisamment malin pour focaliser l'attention des médias sur ses grimaces et ses grossièretés, pour passer le...

le 18/02/2019 à 10:57
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@ multipseudos: "Trump est lui-même un pur produit de la grande bourgeoisie financière, et ses lois servent l'intérêt de cette caste avant tout. " Et alors !? "Il est juste suffisamment malin pour focaliser l'attention des médias sur ses g...

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