LA TRIBUNE - Est-ce particulièrement d'avoir déconsidéré, voire maltraité, le risque qui vulnérabilise la France entrepreneuriale ?
NICOLAS BAVEREZ - En France, l'aversion au risque est maximale. Car la société s'est placée sous la coupe de trois formes de tyrannies : la protection, la précaution et la réparation. Nous institutionnalisons progressivement une société du soupçon et de la peur, dans laquelle le risque, l'innovation, la modernité et le progrès scientifique sont exclus. Ce qui correspond d'ailleurs aux aspirations de cette société de « vieux » façonnée par l'évolution démographique. Résultat, nous libérons toutes sortes de passions antilibérales, antiscientifiques et antirationnelles.Des raisonnements très dangereux, qui préparent une société bloquée, fermée, alors même que les autres nations se livrent à une course de vitesse pour s'adapter à la nouvelle donne du xxie siècle. Rappelons qu'un nombre considérable de jeunes Français travaille désormais à l'étranger, notamment parce que la prise de risque y est encouragée et récompensée. En se coupant du meilleur de sa jeunesse, la France tire un trait sur son avenir.
À quelles conditions le « droit au risque » doit-il être réhabilité ?
Le risque est au coeur de la mécanique de création de richesses, caractéristique du développement capitaliste, de la croissance des entreprises, mais aussi du dynamisme et de la mobilité d'une société. On ne peut pas l'exercer sans responsabilité.
Le travail de réhabilitation du risque et de l'innovation doit être engagé sur un mode raisonnable et non pas passionnel ou frénétique, en fonction d'une vision de long terme et non pas de profits de circonstances. La question cardinale consiste à se demander si cette révolution culturelle peut être conduite par une société bloquée, dans une économie sans croissance qui produit depuis trente ans un chômage de masse et sous la houlette d'un État surendetté.
La vitalité et la stabilité d'une société libre sont fondées sur la capacité à équilibrer des principes et des forces antagonistes. Une société où tout le monde est en risque sur tout n'est autre qu'une jungle, un état de nature qui se réduit à une guerre de « tous contre tous ». Le marché et la démocratie supposent la sécurité sans laquelle il n'y a pas de liberté. Et la première sécurité, c'est celle des personnes.
La société française est moins caractérisée par la précarité que par la répartition très inégale du risque. Elle assure une protection maximale et en constante augmentation à un « petit noyau dur » de la population active, dont le niveau et la qualité de la vie sont totalement garantis. Cette hyperprotection est payée du report massif des risques et des handicaps sur le plus grand nombre, sur les travailleurs des secteurs exposés, sur les chômeurs et les exclus. Ce qui assure un système aussi inefficace économiquement qu'inéquitable socialement.
Le principe de précaution aujourd'hui constitutionnalisé affecte-t-il l'exercice de la responsabilité ? Condamne-t-il toute réforme du « droit au risque » ?
Cette constitutionnalisation du principe de précaution est porteuse de multiples dérives. Et tout d'abord sur le plan juridique. Les démocraties doivent concilier en permanence, établir une balance entre des principes contradictoires. Ériger le principe de précaution au-dessus de toutes les autres valeurs et au sommet de la hiérarchie des normes juridiques aboutit à évincer ou à limiter de nombreux autres droits fondamentaux : la responsabilité, la liberté d'entreprendre, de créer, de rechercher. Le principe de précaution peut certes constituer un acte de responsabilité en riposte aux agissements irresponsables, mais il s'exerce d'une manière démesurée et inappropriée. Le Code civil stipule expressément qu'il n'y a pas de démocratie et de marché sans principe de responsabilité. Et à l'origine, ce principe de responsabilité était conditionné à l'existence d'une faute. Or, le principe de précaution établit une responsabilité illimitée, même en l'absence de faute, même dans l'inconnu des connaissances scientifiques. À force d'étendre à l'infini le périmètre de la responsabilité, on la vide de son contenu et de son sens. Et en la concentrant sur une catégorie d'acteurs de l'économie, on la rend inefficace et inéquitable.
Aux plans politique, sociétal et même moral, le principe de précaution devient la pierre angulaire d'une nation vieillissante et d'une société malthusienne qui pénalise le risque et l'innovation, murée dans la peur du changement et du progrès scientifique, au risque d'accélérer l'exil des talents et des cerveaux, notamment dans les biotechnologies.
Propos recueillis par Denis Lafay
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