Repenser la notion d’innovation au service des forces armées françaises

OPINION - L’examen de la loi de programmation militaire intervient dans un contexte de montée des tensions internationales qui implique de se préparer aux conflits de haute intensité. Ce texte doit être l’occasion de débattre pour repenser les approches de l’innovation dans le secteur de la défense et chercher des réponses aux besoins des forces armées françaises alliant l’agilité, la performance opérationnelle et l’efficacité économique. Par Patrick Gaillard, directeur général de Turgis et Gaillard, et de Philippe Girard, ingénieur de l’armement, ancien directeur des programmes d’artillerie de Giat Industries et créateur du concept du canon Caesar.
« Clairement, les clés pour l'innovation d'architecture passent par une connaissance du marché, la liberté de concevoir, la rapidité et l'expérience technique » (Patrick Gaillard et Philippe Girard=.
« Clairement, les clés pour l'innovation d'architecture passent par une connaissance du marché, la liberté de concevoir, la rapidité et l'expérience technique » (Patrick Gaillard et Philippe Girard=. (Crédits : Turgis & Gaillard Groupe)

Actuellement en cours d'examen au Sénat, la loi de programmation militaire 2024-2030 prévoit une forte hausse du budget de l'armée (413,3 milliards d'euros sur sept ans), afin de répondre aux faiblesses capacitaires mises en lumière par le conflit en Ukraine. Le débat autour du projet se cristallise également entre les notions de « masse » et de « cohérence ». Tandis qu'une partie des acteurs du secteur encouragent l'armée à se doter d'un maximum d'équipements, d'autres estiment qu'il faut déjà garantir l'utilisation des moyens existants (entretien, entraînement...).

Une réponse partielle à ces débats pourrait résider dans la promotion et la valorisation de la notion d'innovation d'architecture, au service d'une réponse plus agile et plus efficace aux besoins capacitaires actuels et futurs des opérationnels.

Canon Caesar, une innovation devenue un best-seller

 Comme l'Exocet lors de la guerre des Malouines, la guerre en Ukraine met en lumière le succès et l'efficacité du Caesar, le système d'artillerie de 155 mm sur camion. Pourtant ce matériel n'était pas jugé nécessaire par les armées lorsqu'il a été conçu. Dans les années 90, la nouvelle entreprise Giat Industries (désormais plus connue sous le nom de Nexter), mise en difficulté par les « dividendes de la paix » et la baisse des budgets, doit absolument renforcer ses positions à l'export, sur un marché concurrentiel de matériels relativement comparables.

La direction des programmes d'artillerie propose alors d'améliorer les performances du canon tracté TRF1 et de simplifier drastiquement son architecture en adaptant directement le canon sur le camion tracteur, le rendant par là même plus mobile, aérotransportable et sensiblement moins cher. Le coût de la mobilité propre du TRF1 lui permettant de se déplacer de quelques centaines de mètres était en effet du même ordre que celui du camion. A l'époque, l'Armée de Terre, satisfaite avec ses équipements existants, n'avait exprimé aucun besoin pour un tel matériel. L'équipe d'ingénieurs du Giat réussit néanmoins cette prouesse technique et développe un prototype de Camion Equipé d'un Système d'Artillerie qui sera exposé au salon Eurosatory de 1994 et baptisé Caesar.

Malgré l'intérêt que ce projet suscite à l'étranger, la déconnexion du Caesar des forces françaises constitue un frein à son exportation. Le ministère de la Défense consent alors à donner un « coup de pouce » à Giat Industries en commandant cinq canons et en prononçant une adoption du Caesar. C'est lors de l'expérimentation tactique sommaire en vue de cette adoption symbolique que les artilleurs réalisèrent toute la valeur du concept et décidèrent d'en faire le matériel principal de l'armée Française, aboutissant au Caesar actuel, qui reste très proche de sa version initiale.

Les clés pour l'innovation d'architecture

La genèse du projet Caesar permet de tirer plusieurs enseignements. En premier lieu, le Caesar ne contient aucune innovation technologique mais c'est pourtant un matériel innovant, en ce sens que rien d'équivalent n'existait auparavant (l'idée qu'un banal camion puisse supporter de l'artillerie lourde n'était tout simplement pas envisageable jusqu'alors). Le Caesar est, paradoxalement, une mutation spontanée du canon TRF1, plus efficace et plus adaptée. Ainsi, l'innovation n'est pas toujours high-tech ; elle peut être parfois simple et évidente, à condition de changer de point de vue.

 En second lieu, le Caesar est le fruit d'une conjonction de circonstances et d'un environnement spécifiques. Il n'est pas le fruit d'un rêve d'ingénieur ou d'une extrapolation opérationnelle, mais avant tout celui d'une démarche marketing. Cette solution a aussi pu émerger grâce à une configuration d'équipe ultra-resserrée, maîtrisant parfaitement le besoin opérationnel (connaissance intime des armées) et l'état de l'art (connaissance du marché international). Son développement en dehors des procédures d'achats habituelles de l'armée de Terre a également permis d'aller bien plus rapidement vers du concret, afin de disposer d'un démonstrateur proche du produit définitif.

Enfin, le développement de ce matériel d'armement - comme d'autre types d'innovation d'architectures développées plus récemment à l'image du projet Gerfaut visant à armer les C-130 Hercules - n'est pas forcément synonyme de coûts élevés. Sur Caesar, l'interface développée entre le canon et le camion, qui constitue le cœur de l'innovation, représente une faible part du coût du produit mais lui a donné des capacités inédites. Mais surtout, le rapport entre le bénéfice potentiel en cas de réussite et les conséquences maîtrisées dès le début d'un échec était très favorable.

Clairement, les clés pour l'innovation d'architecture passent par une connaissance du marché, la liberté de concevoir, la rapidité et l'expérience technique.

Encourager le développement des PME et ETI innovantes

Aujourd'hui, ce type d'innovations peut difficilement émerger chez les grands industriels du secteur, contraints à des processus extrêmement normés (et donc très lents) au regard des budgets importants qu'ils engagent sur les innovations technologiques. Pour permettre le développement spontané de ces innovations d'architecture, il est essentiel de capitaliser davantage sur les PME et ETI de défense, en consacrant des budgets dédiés spécifiquement au développement de ces innovations d'architecture.

Des entreprises qui ont l'avantage par leur taille et leur structure capitalistique d'être moins contraintes en termes de calendrier et de processus de développement et qui peuvent développer à moindre coûts des solutions, en coopération avec les grands industriels et au service des forces armées en opération. L'équipement et la modernisation de nos armées passera certainement par plus d'innovations, d'expérimentations et de coopérations avec la base industrielle française.

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Commentaires 3
à écrit le 14/06/2023 à 14:53
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Il faut surtout avoir une composante nucléaire crédible, c'est la seule "vraie" garantie de notre sécurité. Et la jouer à la Poutine.

le 14/06/2023 à 16:22
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Je crains que ce ne soit une nouvelle ligne Maginot.

à écrit le 14/06/2023 à 9:27
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Vous êtes tellement intelligent que vous allez confier cela a l'IA et en contre parti vous n'aurez plus besoin de sens patriotique mais simplement financier !

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