"Le laser fait beaucoup rêver les militaires de tous les pays" (Marc Le Flohic, PDG de Lumibird)

Créé il y a 23 ans et devenu un des leaders mondiaux dans le domaine du laser, Lumibird pèse aujourd'hui 150 millions d'euros de chiffre d'affaires. Dans une interview accordée à La Tribune, Marc Le Flohic analyse le marché des lasers, explique les raisons de la montée en puissance des armes à effet dirigé dans la défense et détaille sa stratégie de croissance pour Lumibird. Une croissance qui passe par le rachat de CILAS. Cette opération offre, selon lui, beaucoup de synergies entre les deux sociétés et renforce la souveraineté de la France dans les lasers, une des armes incontournables de demain.
En 2023, nous avons pour objectif de doubler notre chiffre d'affaires par rapport à 2020. Soit autour de 300 millions d'euros (Marc Le Flohic, PDG de Lumibird).
"En 2023, nous avons pour objectif de doubler notre chiffre d'affaires par rapport à 2020. Soit autour de 300 millions d'euros" (Marc Le Flohic, PDG de Lumibird). (Crédits : Lumibird)

LA TRIBUNE - Lumibird est très actif en matière de croissance aussi bien externe qu'organique. Quel est l'objectif de Lumibird ?
MARC LE FLOHIC -
Lumibird est aujourd'hui une ETI de plus de 800 collaborateurs sur des marchés diversifiés : médical, capteurs optiques, defence/aerospace. L'ambition est de poursuivre la croissance du chiffre d'affaires sur ces trois pôles avec à la fois de la croissance organique et de la croissance externe pour gagner du temps sur certains domaines. La pérennité de Lumibird sur le long terme passe également par l'atteinte de performances financières ambitieuses, qui lui permettront de continuer à se développer.

Concrètement, quels sont vos objectifs financiers ?
Il est important de continuer à progresser en termes de rentabilité de façon à être capable d'investir. En termes d'EBITDA, nous avons réalisé lors de l'exercice 2020 un EBITDA de 19% au niveau du groupe. Notre ambition est de le faire progresser jusqu'à ce qu'il soit le plus proche de 25%. En 2023, nous avons également pour objectif de doubler notre chiffre d'affaires (150 millions d'euros pro forma aujourd'hui) par rapport à 2020. Soit autour de 300 millions d'euros.

Quelle est la répartition entre la croissance organique et la croissance externe ? Le bond de votre chiffre d'affaires concerne-t-elle les trois activités ou, plus particulièrement, un domaine ?
Nous visons une croissance organique entre 8% à 10% par an en moyenne, le reste étant assuré par la croissance externe dans nos trois activités. L'objectif est de faire un peu du trois en un. Nos trois activités travaillent en synergie et même si elles sont différentes, elles se nourrissent les unes les autres avec comme tronc commun, la technologie laser. Le médical nous donne par exemple beaucoup d'informations sur les nouvelles technologies qu'il faut développer en termes d'imagerie ou de traitement. Ce qui sert aux deux autres activités. C'est vrai aussi pour la défense et le spatial.

Vos objectifs financiers sont ambitieux...
... Ce qui m'intéresse avant tout en tant qu'entrepreneur - j'ai créé cette entreprise il y a 23 ans -, c'est d'assurer la pérennité de Lumibird et de l'ancrer en France. Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire investir, en tant que société de technologies, dans l'innovation, mais également dans l'outil industriel, notamment en France. Sur nos trois principaux sites français (Lannion, Les Ulis et Clermont-Ferrand), nous avons augmenté les effectifs entre 25% et 30%. Au-delà de son ancrage très fort en France, Lumibird doit aussi continuer à se développer à l'international. Aujourd'hui, près de la moitié des effectifs sont en dehors de France et répartis sur neuf sites. Non pas avec l'objectif d'avoir de la production bas-coût dans les pays émergents mais de développer les marchés là où sont les clients. Lumibird doit conquérir les marchés à l'international. Et notre terrain de jeu, c'est le monde entier. Mon souhait reste vraiment d'ancrer Lumibird et ce projet dans la durée sachant qu'une entreprise doit survivre aux hommes qui la démarrent et l'accompagnent.

Le laser est de plus en plus présent dans les systèmes d'armes des forces armées. Est-ce un système d'armes mature ?
L'arme laser, ce qu'on appelle aussi arme à énergie dirigée, est assez récente dans sa phase opérationnelle, bien que son concept soit beaucoup plus ancien. Son arrivée est liée au progrès des lasers à fibres, qui ont une efficacité énergétique supérieure à ce que font les lasers traditionnels. Ils sont également plus compacts, dissipent moins de chaleur étant moins énergivores, ont une qualité de faisceau bien meilleure, sont plus faciles à intégrer et, sont plus légers, etc. Ce système d'arme pour la défense devient aujourd'hui extrêmement important. On imagine très bien l'intérêt de maîtriser la technologie de l'arme laser par rapport aux armes traditionnelles : c'est une arme extrêmement précise, beaucoup plus rapide, plus simple dans son utilisation (pas de balistique) et moins chère à l'usage. Elle n'est pas non plus soumise aux contraintes du vent. Il y a donc plein d'avantages. C'est pour cela qu'elle fait beaucoup rêver les militaires de tous les pays. Ce sont aujourd'hui des produits qui sont déjà en grande partie développés et disponibles notamment aux États-Unis. Dans ce domaine, la France et l'Europe sont très en retard.

Nous développons en France des lasers ayant une puissance de  2 à 5 kW alors que les Américains en sont déjà à 200 kW...
... Il y a effectivement un gap énorme en termes de performances mais surtout de maturité des systèmes d'arme entre les Etats-Unis et la France. Les Etats-Unis et d'autres pays ont déjà développé des systèmes opérationnels. En France, nous en sommes encore au stade des démonstrateurs. Et nous avons encore du chemin pour arriver à vraiment démontrer l'opérationnalité d'un système complet. J'ajouterai que compte tenu de l'aspect stratégique de cette arme, il est particulièrement important de maîtriser complètement la chaîne logistique. Pour produire un laser totalement souverain, il ne faut pas dépendre de pays tiers qui pourraient en gêner l'utilisation et la commercialisation. Lumibird insiste dans sa stratégie sur la notion de souveraineté. Nous nous sommes mis en position de développer des couches basses technologiques, c'est-à-dire que nous sommes capables de fabriquer des lasers et des sous-systèmes, mais également tous les composants qui servent à les fabriquer.

Lumibird maîtrise-t-elle vraiment toute la chaîne logistique ?
Ces composants sont hautement stratégiques, peuvent coûter très chers et peuvent faire l'objet de risques d'approvisionnement. Lumibird a développé les composants fibrés et les composants actifs. Nous avons beaucoup de programmes aujourd'hui dans le domaine de la couche basse technologique, pour être capable de produire de façon totalement autonome, ce type de système hautement stratégique.

D'où l'intérêt d'acquérir CILAS ?
Effectivement. Sur CILAS, Lumibird a exprimé son intérêt il y a déjà 3 ans bien avant qu'ArianeGroup lance la vente formelle de cette filiale. Si nous nous sommes positionnés de longue date, c'est parce que CILAS est pour nous une brique importante dans la construction d'un pôle souverain dans le domaine de la défense et du spatial, positionné sur les sous-systèmes et les composants. Notre ambition est de développer une offre transverse pour alimenter l'ensemble des intégrateurs français et européens et d'assurer à cette capacité une production totalement souveraine en France afin d'éviter des restrictions, notamment au niveau des réglementations ITAR ou autres. En outre, nous pourrions continuer à innover en transférant de nouvelles technologies qui viennent du monde civil - technologies de laser à fibre - vers le monde de la défense. Il y a beaucoup de technologies très intéressantes à ramener dans le secteur de la défense. L'offre que Lumibird essaie de construire, est une offre transverse.

Les maîtres d'œuvres tels que MBDA, Thales, Safran sont-ils sensibles à votre approche ?
Notre ambition est de pouvoir travailler avec l'ensemble des intégrateurs de défense français et européens. Qu'ils fassent l'intégration de nos composants et de nos sous-systèmes et se positionnent quant à eux sur les systèmes extrêmement complexes qu'ils mettent en œuvre et qu'ils commercialisent à leur niveau. Cette répartition leur permettra de gagner du temps et d'être plus performants sur le plan économique. Chacun sa spécialité. Lumibird étant un spécialiste des lasers depuis plus de 23 ans, nous maîtrisons les trois technologies clés de laser que nous fournissons déjà à l'industrie : laser solide, laser semi-conducteurs et laser à fibre. Ce ne sont pas des technologies, qui sont maîtrisées globalement dans les grands groupes.

Sur CILAS, vous avez gagné le premier round entre guillemets. Il y a un deuxième round avec la vente de la participation majoritaire d'ArianeGroup. Quel est votre objectif ?
Notre objectif est de poursuivre sur une acquisition complète. J'ai bon espoir qu'on arrive à finaliser dans le bon sens ce dossier. Cela passera par des négociations avec les acteurs concernés. J'ai bon espoir qu'on y parvienne parce qu'il y a un vrai intérêt de voir émerger un nouvel acteur. C'est ce que propose Lumibird : être un nouvel acteur de la filière optronique française ou européenne de défense pour mieux servir les intérêts des grands groupes. Nous devons être capables de faire comprendre que notre logique de développement est bénéfique à ces grands groupes. On ne fait pas de politique, on fait du business. L'objectif est de développer cette activité.

Avez-vous discuté avec Safran et MBDA ?
C'est en cours.

Et si jamais cela ne marche pas, resteriez-vous au capital de CILAS ?
Nous ne sommes pas du tout dans cette optique-là. Ce ne serait d'ailleurs pas la bonne solution pour aucun des acteurs concernés, y compris en premier lieu pour CILAS. Car ce serait  compliqué d'avoir des actionnaires, qui n'ont pas des feuilles de route totalement alignées. Sur de tels projets, c'est particulièrement important qu'il y ait une prise en main opérationnelle sur l'ensemble des activités de CILAS. C'est l'un des points importants sur ce dossier de reprise. Lumibird a énormément de synergies avec les activités de CILAS. Nous sommes bien au-delà de tout ce qui intéresse purement et simplement Safran ou MBDA.

C'est-à-dire ?
Quelques exemples : CILAS travaille sur le laser Mégajoule, Lumibird réalise toute la phase amont du projet. Il y a évidemment des synergies. Et c'est important pour le gouvernement français d'avoir une consolidation autour de ce projet stratégique d'autant qu'on va rentrer dans une phase de maintenance opérationnelle (MCO). Il est important que ce projet, que les compétences soient renforcées au moment où il y a un besoin d'investissements très importants. Dans la télémétrie, CILAS est assez proche dans le domaine naval de ce que Lumibird réalise dans le domaine aéroporté et terrestre. Nous avons également une activité de désignation laser pour laquelle nous fabriquons les cavités laser qui permettront de faire évoluer facilement leur gamme. Il y a également une partie traitement optique où il existe de fortes synergies avec toutes les autres activités laser. Tout comme il existe énormément de synergies entre les activités spatiales de CILAS et Lumibird. Contrairement à MBDA et Safran, Lumibird coche toutes les cases. Notre projet fait sens. Lumibird/CILAS est un mariage, qui est naturel. En revanche,  l'intérêt pour MBDA et Safran est beaucoup plus limité, avec des synergies moindres.

Qu'est-ce qui a motivé le rachat d'une activité chez SAAB ? Une nouvelle brique technologique ? Un nouveau marché ?
Les deux. Cette acquisition va nous renforcer dans le domaine de la télémétrie. SAAB était  déjà un client de Lumibird et achetait nos diodes laser. Cette nouvelle activité nous permet de renforcer notre présence dans la télémétrie de très longue portée et embarquée, à bord notamment des avions militaires, et plus spécifiquement à bord du Rafale. Cette acquisition nous renforce chez certains de nos clients stratégiques, comme Thales. Elle nous ouvre également le marché allemand et d'Europe du Nord sur lesquels nous n'étions pas très présents. Et puis nous aurons un site en Suède.

Avez-vous des projets d'acquisition prévus d'ici à la fin de l'année ?
Nous allons sans doute faire des annonces d'ici à la fin de l'année. Il faut finaliser le projet d'acquisition des activités de télémétrie de  SAAB, le closing n'est pas encore réalisé. Ce projet sera conclu en début d'année prochaine. Il y a également le dossier CILAS et nous en avons en cours sur la partie capteurs, sur le médical et sur la partie laser de façon plus générale. Sur la partie fusion-acquisition, nous sommes toujours très actifs. Nous devons faire face à une nouvelle difficulté sur les fusions-acquisitions avec des prix, qui commencent à être un peu élevés dans notre secteur.

Quelle en est la raison ?
Le laser est utilisé de plus en plus et forcément partout dans le monde et dans beaucoup de secteurs. Cela draine beaucoup de capitaux, d'autant plus que ces technologies d'avenir serviront dans des secteurs en croissance : la robotique, l'automatisme, la médecine, la défense, le spatial.

Vous avez évoqué à plusieurs reprises le fait que Lumibird devra être pérenne après vous. Avez-vous réfléchi à votre succession ?
Ce sont de réelles problématiques à gérer très tôt. Il faut s'assurer que tout soit bien organisé au niveau de la gouvernance et que les bons relais se mettent en place. Lumibird a récemment étoffé son équipe de direction non seulement pour avoir une meilleure efficacité dès maintenant mais également pour s'inscrire dans le futur dans le cadre d'un projet industriel. Car à l'origine, Lumibird est un projet entrepreneurial. Mon objectif n'a jamais été une ambition financière mais de créer de l'activité, de créer des produits et de créer de la technologie, et in fine, d'avoir une contribution au niveau social.

Le prix Nobel de physique Gérard Mourou estime qu'un laser de très forte puissance pourrait réduire la radioactivité des déchets nucléaires. Est-ce une technologie qui vous intéresse ?
Les lasers de puissance, selon le concept de Gérard Mourou, relève d'une technologie que Lumibird a déjà mise en œuvre. Il s'agit d'un concept de lasers à impulsions ultra-courtes et très puissantes. La puissance de ces lasers est telle qu'elle permet d'avoir une interaction importante avec la matière et d'en changer sa structure. L'objectif du laser MegaJoule est assez similaire. Un laser ultra-puissant peut ainsi changer la structure d'un noyau atomique et en modifier ses propriétés, notamment pour ce qui concerne l'émission de particules et de rayonnement que l'on appelle radioactivité.

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