Vol habité et économie en orbite basse : une occasion à saisir pour l’Europe

TRIBUNE - Les États membres de l'Agence spatiale européenne (ESA) ont en main toutes les briques pour réaliser un programme spatial a long terme cohérent, associant vol habités et retombées commerciales. Par François Leproux, ingénieur dans le secteur spatial et auteur d'un essai sur le projet d'avion spatial européen Hermès paru en 2021 aux éditions JPO « Hermès, une ambition en héritage ».
« L'ESA a une opportunité historique de mettre en œuvre un programme spatial cohérent en associant à ces plateformes commerciales des véhicules automatiques et habités, conçus et opérés par le secteur privé européen pour transporter ses astronautes  ».
« L'ESA a une opportunité historique de mettre en œuvre un programme spatial cohérent en associant à ces plateformes commerciales des véhicules automatiques et habités, conçus et opérés par le secteur privé européen pour transporter ses astronautes ». (Crédits : DR)

Depuis une semaine, l'Europe brille dans ce nouveau marché qu'est le spatial commercial : en effet, l'entreprise texane Axiom Space, qui prendra la relève des états pour exploiter la Station Spatiale Internationale (ISS) et de futures stations commerciales, a accorde deux gages de confiance aux européens. La capsule Nyx, développée par la startup franco-allemande The Exploration Compagny a été sélectionnée pour assurer le ravitaillement de la station tandis qu'un équipage exclusivement européen a été annoncé pour voler a bord d'une mission privée en 2024.

Deux annonces qui attestent qu'en dépit du programme lunaire Artemis, l'orbite basse est toujours d'intérêt pour l'Europe et qui devraient démontrer aux Européens qu'ils ont en main toutes les briques pour réaliser un programme spatial a long terme cohérent, associant vol habités et retombées commerciales.

L'ISS, véritable laboratoire test pour le secteur privé

La Station spatiale internationale a révélé son potentiel en permettant des innovations dans divers domaines tels que la pharmacie et l'agriculture [1]. Les agences spatiales mondiales ont pris conscience de cette opportunité et ont multiplié les initiatives pour développer le secteur, attirant des investissements privés. Les États-Unis ont été des précurseurs dans cette nouvelle ère en via le programme CASIS (Center for the Advancement in Science in Space), chargé de créer des usages commerciaux du spatial en mettant en relation universités, laboratoires et financements [2]. En réaction, l'Europe est timidement en train de mettre en place des programmes pour suivre cette voie prometteuse.

Avec l'émergence de nouveaux investissements privés et une meilleure compréhension de l'importance du secteur spatial dans diverses industries, la demande pour l'exploitation commerciale de l'espace ne cesse de croître. L'utilisation commerciale de l'ISS a considérablement augmenté ces dernières années, conduisant à des projets de nouvelles stations spatiales et d'usines potentielles telles qu'Axiom Space [3] ou Starlab [4].

Commercialisation de l'espace : une priorité de l'ESA

En avril 2021, l'Agence spatiale européenne (ESA) a publié son « Agenda 2025 », un programme visant à définir les priorités du secteur spatial européen. Le directeur de l'ESA, Josef Aschbacher, a mis l'accent sur cinq priorités, dont la commercialisation, considérée comme essentielle pour le succès du programme. L'ESA s'est donc concentrée sur le développement de la dimension commerciale du spatial européen en mettant l'accent sur l'accès rapide au capital et à l'innovation. Cependant, la mise en œuvre de cette vision est confrontée à des défis importants, notamment le besoin d'une expertise commerciale au sein de l'ESA et la nécessité de surmonter les divergences structurelles d'intérêts entre les États membres pour atteindre des objectifs communs [5].

Pour que la commercialisation du spatial réussisse en Europe, il est impératif que les États membres abandonnent la pratique du retour géographique et cessent de disséquer les programmes. La création de nouveaux marchés dépasse les frontières nationales, et une collaboration harmonieuse entre les États membres est essentielle pour garantir que chacun puisse bénéficier du succès de la commercialisation du spatial en Europe.

L'ESA, sous la direction de Josef Aschbacher, a créé la direction de la commercialisation de l'industrie et des contrats (D/CIP) dirigée par Géraldine Naja pour mettre en œuvre sa vision du spatial commercial. Cette direction a lancé le programme ScaleUp, visant à soutenir les startup européennes du NewSpace en leur offrant une expertise technique, un accès aux infrastructures spatiales, et un soutien financier pour faciliter leur développement commercial. L'objectif est de créer un hub européen du spatial commercial pour favoriser l'innovation, encourager la prise de risque de l'industrie, et stimuler la croissance de marchés spatiaux rentables [6].

Soutien au NewSpace

En novembre 2022, 23 États membres de l'ESA ont promis de verser 117,6 millions d'euros au profit de ScaleUp, suscitant des avis partagés sur le niveau d'investissement. Outre ScaleUp, l'ESA a également lancé le Business in Space Growth Network (B5GN) en 2020, visant à établir un écosystème rentable de prestataires de services spatiaux et de clients pour des recherches et applications spatiales bénéfiques à la société. Trois accélérateurs ont été sélectionnés dans des domaines où le spatial peut apporter des avantages aux activités terrestres des participants, et ces projets d'accélération sont maintenant sur le point de commencer avec le mentoring des entreprises et la sécurisation des financements nécessaires [7].

L'ESA s'est engagée à faciliter l'accès des entreprises à différents dispositifs de financement et de soutien, tels que les ESA Business Incubation Centres (BIC), ScaleUp Invest, et le programme CASE (Commercial Applications Enabled by Space Environments), pour encourager le développement de l'offre commerciale du secteur spatial. Cependant, il est important de noter que ces initiatives sont principalement axées sur la création d'offres plutôt que sur la stimulation de la demande, ce qui soulève des préoccupations quant à l'équilibre entre les deux aspects.

L'augmentation des investissements dans le spatial et la présence d'infrastructures de lancement de qualité sont des atouts pour l'Europe. De plus, les fournisseurs de services spatiaux possèdent une expertise solide dans l'exploitation de laboratoires orbitaux. Suivant l'exemple américain, les nouvelles initiatives, telles que celles dans les systèmes de transport spatial, ont le potentiel de stimuler la demande émergente et favoriser le développement d'activités avancées de fabrication et de recherche dans l'espace.

Foisonnment d'initiatives privées

Pour réussir, l'ESA doit disposer d'experts en commercialisation et en investissement pour piloter ces initiatives, plutôt que de s'appuyer uniquement sur les ingénieurs et scientifiques. La mise en place d'un cadre de travail commun et la coopération entre les acteurs publics et privés sont essentielles pour saisir pleinement les opportunités économiques offertes par le secteur spatial en Europe. En investissant de manière stratégique et en adoptant une approche collaborative, l'Europe peut devenir un acteur majeur de l'espace commercial.

Cette base solide permettrait de réaliser des projets ambitieux, comme la centrale solaire orbitale Solaris étudiée par Thales Alenia Space pour l'ESA. A l'heure actuelle, un certain nombre de startups européennes développent des infrastructures orbitales commerciales :

  • Le Space Rider, développé par Thales Alenia Space pour l'ESA, est un drone spatial réutilisable dérivé de l'IXV (2015) récupéré par un parachute après son retour dans l'atmosphère. Conçu comme un système de transport non habité abordable et autonome, il sera déployé par le lanceur Vega C. Le Space Rider offre une capacité d'accès à l'espace pour diverses applications, telles que la conduite d'expériences en microgravité, la démonstration et la validation de technologies spatiales en orbite, l'observation terrestre ponctuelle, l'entretien en orbite de satellites, ainsi que des missions institutionnelles. Son vol inaugural est prévu pour 2025 [8].
  • La startup britannique Space Forge a levé 10 millions d'euros en 2021 pour développer un atelier orbital, baptisé ForgeStar, dans le but de fabriquer des matériaux avancés dans l'espace. Le premier satellite de Space Forge, ForgeStar 0, a été lancé en janvier 2023 par Virgin Orbit comme démonstrateur tandis qu'une version améliorée, ForgeStar 1A, est prévue pour un lancement fin 2023 [9].
  • En 2022, la startup franco-luxembourgeoise Space Cargo Unlimited a annoncé un partenariat avec Thales Alenia Space pour la réalisation de la station spatiale automatique REV-1. Cette usine en apesanteur intéresse l'agriculture, la médecine (dans l'espace, les cellules souches, par exemple, se développent dix fois plus vite) et l'industrie, pour les nouveaux matériaux comme une fibre optique à base de fluor très difficile à fabriquer sur Terre. La Station REV-1 sera fabriquée à Turin par Thales Alenia Space comme une version commerciale du Space Rider [10].
  • Fondée en 2023 par deux anciens cadres d'Arianegroup, la start-up française Astrolab SAS affiche des ambitions similaires, en développant une mini-station robotisée ravitaillée par des cargos automatiques pour y fabriquer des produits pharmaceutiques. Le premier vol est prévu pour 2030 [11].
  • La capsule Nyx, développée par The Exploration Compagny. La startup franco allemande, qui a levée 40 millions d'euros en février 2023, vise particulièrement le marché du LEO en proposant de faciliter l'accès à l'espace aux entreprises qui souhaitent y réaliser des missions de démonstration et de validation. Les capsules, automatisées dans un premier temps, pourront servir à ramener sur Terre les produits développés dans les stations spatiales commerciales [12].

Les industriels n'attendent pas les décideurs politiques, Airbus s'étant déjà allié avec des industriels américains pour construire la station spatiale habitée Starlab et Thales Alenia Space fournissant des modules à la Station privée d'Axiom Space qui prendra le relais de l'ISS. Le savoir-faire des industriels européens est en effet largement reconnu a l'international et aux Etats-Unis notamment, Airbus ayant réalisé le module de service et de propulsion du vaisseau lunaire Orion [13] et Thales Alenia Space ayant conçu une grande partie des modules et cargos pressurisés de l'ISS. La confiance des américains déborde même sur les startup : en effet, le 11 septembre 2023, la capsule Nyx de The Exploration Compagny a été choisie par Axiom Space pour assurer le ravitaillement de sa station spatiale [14] !

Exploration : un savoir-faire européen

Ces stations européanisées offrent la possibilité d'une présence européenne permanente en orbite basse et donc une meilleure rotation des astronautes européens. A l'heure actuelle, il n'y a guère que deux astronautes de l'ESA qui se relaient chaque année à bord de l'ISS. Cela permettrait donc un meilleur accès aux laboratoires, universités et entreprises européennes pour y mener leurs expériences et développer des applications commerciales (biomatériaux, médicaments etc...).

Il est d'autant plus urgent que l'ESA adopte une vision commerciale du vol spatial habité que nombre de pays européens préfèrent désormais négocier directement avec Axiom-3 des vols pour leurs ressortissants. Ainsi, Axiom Space a présentée le 12 septembre 2023 un premier équipage exclusivement européen destine à voler vers l'ISS à bord d'une capsule Dragon de SpaceX en janvier 2024 (mission Ax-3) : un Italien, un Turc, un Hispano-Américain et un suédois (membre de l'ESA) formeront cet équipage [15]. En août, la Pologne a entrepris une démarche. Ces démarches se font dans le cadre de l'ESA, mais font appel a des prestataires extra-européens et sont par définition couteuses [16]. Précisons toutefois que le vol spatial commercial n'est pas du tourisme spatial, les astronautes concernés étant des professionnels, des ingénieurs et des scientifiques volants a bord de moyens prives et pas de riches millionnaires désireux de s'offrir un frisson.

Une dépendance coûteuse

Le vol spatial habité est souvent vu comme une lubie couteuse, destinée uniquement a satisfaire les fiertés des États sans retour commercial ou technologique. Pourtant, une étude de PricewaterhouseCoopers (PwC) commandée en 2022 a montré que l'industrie européenne pourrait générer entre 5,9 et 9,9 milliards d'euros entre 2028 et 2040 en développant et en exploitant une capacité de lancement d'un équipage dans l'espace.

Outre le fait que l'industrie européenne pourrait engranger des revenus allant jusqu'à 9,9 milliards d'euros, le rapport indique que l'absence de développement de capacités de lancement avec équipage coûterait jusqu'à 1,7 milliard d'euros, le coût provenant de l'acquisition de sièges institutionnels européens à bord de fournisseurs non-européens. Les récents déboires de la filière lanceur en Europe, avec l'achat de services de lancement américains à cause de l'indisponibilité d'Ariane 6 et de Vega-C devrait rendre les décideurs sensibles a cet argument. La souveraineté coute chère mais la dépendance est bien plus couteuse.

Le rapport souligne que deux conditions doivent être remplies pour que l'Europe développe avec succès une capacité souveraine de lancement habitée. D'une part, les industriels devraient s'engager à investir dans le développement technologique et opérationnel d'une capsule. Deuxièmement, il faudrait un engagement institutionnel à long terme pour afin d'encourager de tels investissements. Le cabinet britannique rejoint en cela les conclusions du groupe d'experts qui a rédigé le rapport RevolutionSpace remis a l'ESA en mars 2023 [17].

Une opportunité historique pour l'Europe

L'ESA a une opportunité historique de mettre en œuvre un programme spatial cohérent en associant à ces plateformes commerciales des véhicules automatiques et habités, conçus et opérés par le secteur privé européen pour transporter ses astronautes.

Un programme de maîtrise complète de l'orbite terrestre basse semble être une ambition réaliste pour l'Agence spatiale européenne et cohérente avec ses objectifs affichés dans son plan 2024. Cela pourrait être mis en œuvre dans le cadre d'un programme optionnel de l'ESA, avec un petit groupe de partenaires compétents, incluant des industriels et des États motivés. La constitution d'un « package deal » intelligent, délégant aux meilleurs industriels la constitution d'éléments clés du programme permettrait de lever les inhibitions et de contourner les doutes des États.

Pour cela, l'ESA doit accepter de déléguer davantage au secteur privé et se contenter d'acheter des services et de partager son savoir-faire technique en assumant une vision cohérente dans le temps. Ce faisant, elle pourra favoriser le développement d'une base industrielle solide en Europe, dépassant le cadre des entreprises traditionnelles de l'aérospatiale tout en mêlant une aventure humaine a des développements scientifiques.

Cependant, le temps presse, car la NASA et la Chine avancent rapidement dans leurs projets de vols habités vers la Lune, tandis que l'Europe risque de rester à la traîne. Des décisions doivent être prises rapidement, et l'ESA doit jeter les bases de futurs programmes, lanceurs comme vols habités avant la prochaine réunion ministérielle de fin 2025.

Priorité au développement de la demande

Afin de saisir pleinement l'opportunité économique que représente le spatial commercial en Europe, il est essentiel que l'ESA soutienne activement les « business models » du secteur, en se concentrant sur le développement de la demande et des moyens d'accès à l'espace. L'ESA devrait créer des cadres de travail pour encourager une demande innovante et laisser les acteurs privés et les experts du marché piloter l'activité. Le marché potentiel dans quinze industries terrestres pouvant bénéficier des capacités spatiales de fabrication et de R&D est estimé à plus de 714 milliards d'euros.

Pour que cela se concrétise, l'ESA doit éviter de « micro manager » les financements et laisser le marché agir, tout en encourageant une approche globale plutôt que nationale. Pour accéder à ce marché, il est urgent de retrouver des infrastructures d'accès à l'espace compétitives, que ce soient des lanceurs ou des capsules cargo et habitées. Le secteur privé est prêt et motivé, investir maintenant permettrait à l'Europe de devenir un acteur prospère dans cette nouvelle ruée vers l'or du spatial commercial.

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[1] Space News, NASA to Seek Review of International Space Station As National Laboratory, 2019

[2] SpaceNews, CASIS focuses on near-term ISS utilization despite long-term uncertainty, 2018

[3] Les Echos, Thales Alenia Space va construire la première « chambre » spatiale privée, 2019

[4] Les Échos, Airbus embarque à bord de la future station spatiale Starlab, 2023

[5] Les Echos, L'Agence spatiale européenne se met au service du « New Space », 2021

[6] SpaceNews, New ESA director general sees EU relations and commercialization as priorities, 2020

[7] Spacewatchglobal, ScaleUp Invest announces first companies to join programme, 2023

[8] Futurasciences, Space Rider, le futur avion spatial sans pilote de l'Europe, 2023

[9] Space News, Space Forge reveals plans for U.S. manufacturing, 2023

[10] Le Monde, La start-up Space Cargo Unlimited lance la première usine de l'espace, 2023

[11] Air&Cosmos, Astrolab SAS, startup du New Space Made in France, 2023

[12] Les Echos, The Exploration Company lève 40 millions d'euros pour fournir une capsule spatiale à l'Europe, 2023

[13] L'Usine Nouvelle, A bord d'Artémis, comment Airbus a fait fructifier son savoir-faire et décroché la Lune, 2022

[14] Boursorama, La startup franco-allemande The Exploration Company décroche son premier contrat majeur, 2023

[15] Space News, Axiom Space names crew for third private astronaut mission to ISS, 2023

[16] Space News, Poland signs agreement to fly astronaut on Axiom Space ISS mission, 2023

[17] BFMTV, Exploration spatiale: un rapport conseille à l'Europe de dépenser plus et mieux pour être autonome

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Commentaires 3
à écrit le 18/09/2023 à 14:08
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La seule performance de toutes ces start-ups est de pomper des financements. Qu'y a t'il de concret ou d'économiquement viable dans ce fatras d'annonces et de projets plus farfelus les uns que les autres? 99% de ces start-ups n'ont aucune capacité de...

à écrit le 18/09/2023 à 11:33
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Quand le terme "publicité" disparaitra t'il ? Ce n'est qu'un activateur "d'échange" dans un monde artificiel !

à écrit le 18/09/2023 à 8:06
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Sommes nous condamnés pour toujours à copier les américains ?

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