A propos de l'annonce de la réflexion sur la gratuité du transport public à Paris

Personnaliser le débat sur la Maire, qui avec son Conseil a proposé un vaste plan de réaménagement urbain, économique, social, environnemental -également traversé par l'innovation- et qui s'applique depuis le début de sa mandature, est tout simplement fausser le vrai débat de fond qui a été posé. Par Carlos Moreno, spécialiste de la ville intelligente et humaine.
(Crédits : Reuters)

L'annonce de la Maire de Paris, Anne Hidalgo, en vue de lancer une réflexion - sous la forme d'une étude - concernant la gratuité du transport public, ouvre un autre débat dans cette ville-monde concernant les modèles de services et les modèles économiques en place. Voici ce que le grand Albert Jacquard, disait de manière visionnaire déjà en 1993 :

«  Il faut tout repenser autrement. Un tout petit exemple, un peu pittoresque, j'y pense quand je suis en voiture. Pourquoi est-ce que dans les rues de Paris je peux circuler ? Parce qu'il y a un certain nombre de centaines de milliers de braves gens qui sont sous terre dans le métro. Ils me rendent service en étant là, s'ils n'étaient pas dans le métro, ils seraient dans les rues et je ne pourrai plus bouger, ce serait complètement engorgé. Par conséquent, le métro rend service aux gens qu'il transporte mais il rend encore plus service aux gens qu'il ne transporte pas. Par conséquent, ce service, il faudrait le payer. Par conséquent, c'est parce que je ne prends pas le métro mais ma voiture que je dois payer le métro. Et à la limite on peut dire que le prix du billet de métro devrait être négatif puisque les braves gens qui descendent sous terre rendent service aux autres en leur permettant de circuler à peu près tranquillement. Alors, à défaut d'être négatif, ça pourrait au moins être nul. Et j'imagine que voilà une action facile à faire qui consisterait à faire payer le métro parisien par ceux qui utilisent leur voiture. C'est juste, c'est économiquement parfaitement justifiable et pourquoi est-ce qu'on ne le fait pas ? On n'ose pas revenir en arrière sur des idées reçues. Ce n'est qu'un petit exemple pittoresque, mais je crois que l'essentiel aujourd'hui, sinon on va à la catastrophe, c'est de remettre à plat toutes nos idées reçues. »

Vingt-cinq ans après, ces mots puissants sont toujours d'actualité. Nous parlons sans cesse de ville intelligente, de disruption, d'une vie urbaine devenue omniprésente. Mais quels sont les changements annonciateurs d'un monde qui bascule vers un autre ?

Valeurs économique, sociale et écologique : le triplet indissociable

Nos villes d'autrefois sont devenues des métropoles, Les capitales européennes sont devenues de villes-monde et elles sont en compétition. 145 villes européennes portent plus de la moitié du PIB du continent. Leur course est aussi à l'attractivité pour générer de l'investissement et soutenir l'emploi. Leur défi est de faire face à ce qui est inscrit au quotidien dans nos vies, le changement climatique. Leur combat est de développer de la qualité de vie pour ces urbains, de plus en plus nombreux.

Aucune ville dans le monde ne peut prétendre de se développer sans intégrer dans sa feuille de route des nouveaux indicateurs concernant l'impact de chacune des mesures prises sans tenir compte d'un triplet devenu indissociable : la valeur économique, sociale et écologique. Il n'y pas d'autre option, sauf à vouloir développer des villes sans âme, des villes porteuses d'énormes fractures les rendant à leur tour invivables, des villes qui mourront asphyxiées.

L'émergence de nouveaux indicateurs, comme le Produit Urbain Brut

Un nouveau monde s'ouvre sous nos yeux : après les indicateurs de croissance, de richesse, de développement des pays, des États-Nations, portés par le PIB, on voit émerger d'autres sources d'indicateurs, qualifiant la manière de régénérer la vie urbaine, le Produit Urbain Brut (PUB). Nul ne peut aujourd'hui sur cette vaste planète ignorer le poids du monde urbain, qui représente 80% de la richesse mondiale produite dans 2% de la surface de la planète. Producteur aussi de l'essentiel des émissions de CO2 et également des emplois qui font vivre plus de la moitié de la population mondiale. Dans les anciens temps, les quatre éléments porteurs des sources de la vie pour les humains étaient : l'eau, l'air, le feu, la terre.

Quid à l'ère de 7,3 milliards d'humains dont plus de 50% urbains ? Comment traduire leur approvisionnement en source de développement humain, urbain, sérieux et responsable ? Quid par rapport à l'héritage à transmettre aux générations à venir, quand nous sommes menacés de ne même pas pouvoir survivre à la fin de ce siècle ? La maîtrise de l'eau, sa régénération, ses réseaux de distribution, l'eau dans la ville avec ses sources, rivières et lacs... L'air, devenant irrespirable tel que souligné par l'OMS année après année.

La morbidité directe et indirecte, avec ses dégâts multiples y compris économiques, causée par la pollution au départ d'origine industrielle et depuis automobile, attentatoire à la santé urbaine et à l'attractivité de la ville... Le feu et la maîtrise de l'énergie, l'impératif de changer de paradigme, d'aller vers une ville post-carbon, la décentralisation du cycle production - consommation, la naissance d'un nouveau citoyen porteur d'autres modes de consommation, l'ouverture d'un nouveau cycle dans la maîtrise même de l'énergie par les villes... La terre, ville nourricière, ville du bâti, son foncier, son empreinte au sol, la manière de créer de la vie de proximité et d'entamer un autre cycle vertueux et en rupture pour vivre autrement dans son rapport à la terre, à l'espace public et à l'espace tout court.

Le courage de précurseurs et des visionnaires

Revoir nos paradigmes à quelques mois de la troisième décennie est un signe de qualité et de vitalité de toute gouvernance, nationale ou territoriale. Car oui, notre monde change en profondeur et les secousses actuelles sont à peine les prémisses de ce nouveau monde. Alors, mettre à plat les idées reçues, comme le disait Albert Jacquard, est un acte salutaire. C'est le courage de précurseurs, des visionnaires, des accompagnateurs vers un autre monde. Il est en train d'émerger, mais en attendant des monstres surgissent menaçants. On le voit autour de nous, même très près maintenant. Oui, la vie urbaine a besoin des gouvernances engagées, pragmatiques et actives, qui transforment nos vies au quotidien. Mais la force et la puissance de la compétition du monde urbain intra et extra territorial nous oblige aussi à nous forcer, à nous dépasser par rapport à nos certitudes.

A Paris, les voies sur berges ont concentré un débat sur quelques kilomètres carrés, qui pose en réalité une autre question ? Dans quelle ville voulons-nous vivre ? Elle ne s'adresse pas uniquement aux parisiens, par ailleurs. Elle s'adresse à tous. Les images du Parc Rives de Seine, sont-elles celles d'un privilège d'un quartier du centre de Paris ? De bonne ou mauvaise foi, répondre par l'affirmative est fermer les yeux face à ce débat central. Il est aussi valable dans la commune la plus éloignée de la Métropole du Grand Paris ou la plus reculée de l'Ile de France mais aussi partout ailleurs.

Personnaliser le débat, c'est fausser le débat

Personnaliser le débat sur la Maire, qui avec son Conseil a proposé un vaste plan de réaménagement urbain, économique, social, environnemental -également traversé par l'innovation- et qui s'applique depuis le début de sa mandature, est tout simplement fausser le vrai débat de fond qui a été posé. Qu'a-t-on fait par ailleurs pour généraliser ce débat et architecturer des solutions en profondeur face au changement de paradigme inévitable ? Devons-nous alors nous contenter et ne rien faire d'autre que compter les voitures qui passent dans les grands boulevards et les autoroutes urbaines ? Fausse route, c'est le cas de le dire. Chacun de nous est redevable du triple impact, le seul qui compte, de nos actions : création ou destruction de valeur économique, sociale et écologique.

Porter alors la réflexion sur la manière de payer le transport public est la prolongation d'une vision qui ne se contente pas de la manière de vivre héritée du XXème siècle. La France a accueilli la COP21 en décembre 2015 et la signature des accords de Paris fut saluée dans toute la planète, avec soulagement, enthousiasme et optimisme, comme un événement unique, salvateur même, pour l'humanité. 1.000 maires se sont réunis à ce moment aussi à Paris pour marquer leur profond engagement.

Quelques mois auparavant à Quito, les Nations Unies traçaient un nouvel agenda urbain avec les villes et leurs gouvernances. Un élan avait été donné... Il a été source de feuilles de route et actions. La Chine s'est profondément engagée dans cette mutation. Les États-Unis, nous voyons sa reculade, l'Europe se cherche encore... Et au cœur de chacun, les villes continuent à battre pour les Accords de Paris et à se battre. Alors, oui, il ne faut pas hésiter à bousculer les idées établies. Que l'on se le dise pour les décennies à venir.

C'est la question de notre humanité urbaine qui est en jeu

Ce ne sont pas uniquement les facteurs de pollution que nous devons cerner, mais nos modes de vie qui se trouvent à l'origine. C'est l'essentiel du débat, c'est le bras de fer, qu'il va falloir mener contre nous mêmes. Ce n'est plus un combat ou une querelle idéologique, objets de débats d'autres temps. C'est la question de notre humanité urbaine et la place des hommes, femmes, enfants, personnes âgées dans ce monde des villes. Pourquoi faire et comment vivre ? Quels liens pérennes se tissent ? Où est-elle la valeur de ces liens ? Quel type de liens voulons- nous avec la nature ?

C'est dans ce contexte que doit se placer la question par rapport au vaste sujet de la mobilité urbaine, la question de la gratuité du service de transport. Comme un drone, qui n'est pas un avion autonome mais un avion piloté par un équipage au sol, la question de la gratuité porte en elle-même, un débat de fond à savoir : où sont ses sources de valeur ? Qui les génère ? Quels écosystèmes les produisent ou les consomment ? Où sont les ressources qu'il consomme ? Quels sont les interstices nouveaux pour créer ou capter de la valeur ? Et vice-versa, quels comportements sont attentatoires à sa création de valeur ? Nous ne pouvons pas faire l'impasse sur toutes ces questions. Elles sont parfaitement légitimes. C'est notre devoir de nous les poser, haut et fort.

La course au populisme, à la démagogie, à la peur de l'autre

C'est notre engagement d'imaginer aussi d'autres modes de vie urbaine. Quel est alors le rôle des Maires, des Présidents de Métropoles, des gouvernances territoriales si c'est uniquement pour nous conforter dans des modes de vie, qui vont inévitablement vers le déclin ? Nous connaissons la suite, ça sera la course au populisme, à la démagogie, à la peur de l'autre, la montée de la haine et inéluctablement annonciateurs des temps sombres à venir. Nous les voyons déjà frémir d'impatience. Alors soyons lucides, prenons le pari qui se pose devant nous et réfléchissons ensemble, sur de nouveaux modèles de services, nouveaux modèles économiques, nouvelles manières d'aborder nos usages... C'est bien cela l'esprit de la disruption, tant évoqué.

Velib' il y a 10 ans a marqué une rupture urbaine, rendant possible un autre modèle d'usage. AutoLib' aussi. La crise du Velib' 2018 montre tout simplement que nous ne pouvons plus nous en passer. C'est le propre des ruptures... Militant au travers le monde urbain, depuis des très longues années, pour d'autres perceptions de la ville au travers les usages, y compris dans le transport public, je me réjouis de l'ouverture d'une réflexion à Paris sur le transport public et sa gratuité. Il est impératif d'entamer cette phase avec sérénité, objectivité, rigueur, esprit scientifique et aussi avec créativité. Il est essentiel de se prémunir contre les discours déjà tous faits et les argumentaires de prise à partie a priori ou en encore pire, cherchant à le décrédibiliser en l'évitant de manière fallacieuse. Je salue une nouvelle fois le courage politique et la volonté de la Maire de Paris de dépasser les limites des certitudes pour ouvrir des pistes de réflexion, qui pourraient nous sortir de sentiers battus et nous inciter à aller vers d'autres mondes urbains.

Arthur Schopenhauer a très bien exprimé un sentiment concernant la vérité, qui reste de toute actualité, concernant en particulier celle portée par l'innovation :

« D'abord, elle est ridiculisée; ensuite elle subit une fort opposition; puis elle est considérée comme ayant toujours été une évidence. »

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Paris, 20 mars 2018

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Commentaires 12
à écrit le 28/04/2018 à 22:46
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Fort le gars.. Avec des idées aussi brillantes les gens des campagnes devraient donner de l'argent à ceux des villes car si ils décidaient de vivre hors des villes les campagnards seraient envahis... Sûr qu'il doit bien gagner pour dire de telles âne...

le 29/04/2018 à 18:43
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Le grand humaniste français Albert Jacquard disait des âneries selon vous. Je vous laisse la responsabilité de vos propos. Il est tout à fait logique que la personne qui utilise sa voiture et qui pollue paie un impôt écologique et plus tard si on me...

à écrit le 25/04/2018 à 12:47
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Je vais associer les 2 débats ,sur le transport gratuit et sur la mise en concurrence du rail. Si l'on voit ce qui s'est passé pour la concurrence dans le fret ferroviaire ,une diminution de l'utilisation du rail au bénéfice de la route,on peut crai...

à écrit le 26/03/2018 à 11:39
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D'abord parler de gratuité c'est simplement déterminer que l'usager ne sera pas le payeur, mais un autre. Ensuite, les remarques à propos de ceux qui prennent le métro en permettant ansi de circuler sur des trottoirs non encombrés, peut s'appliquer ...

le 12/04/2018 à 7:21
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Tout le monde paye pour la mobilité urbaine. Ceux qui n'utilisent pas les transport en commun vont polluer les autres avec leur voiture. Tout le monde subit les conséquences du comportement des autres. Les prix des monopoles du transport publique dev...

à écrit le 23/03/2018 à 18:57
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Arthur Schopenhauer a très bien dit se qui se passe en matière d'innovation « D'abord, elle est ridiculisée; ensuite elle subit une fort opposition; puis elle est considérée comme ayant toujours été une évidence. » C'est ainsi que j'ai payé trè...

à écrit le 22/03/2018 à 22:26
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C.Moreno est un urbaniste spécialiste de l'innovation. Il a raison,il faut changer de logiciel.Il faut combattre la pollution dans les villes,qui tue chaque année des milliers de personnes et dont les consequences coûtent très cher à la sécu. Pour c...

à écrit le 22/03/2018 à 16:55
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Bonjour les raisonnements à la c...! "../..Par conséquent, le métro rend service aux gens qu'il transporte mais il rend encore plus service aux gens qu'il ne transporte pas../..". Si on pousse le raisonnement, on a l'usager du métro qui paye ...

à écrit le 22/03/2018 à 16:39
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7% de déplacements par voiture (donc en surface) à Paris, je crois (de mémoire). Heureusement que le métro et le bus existent, la marche à pieds aussi (pour aller au BHV, je sortais avant un changement suivi d'une seule station, ça allait plus vite à...

à écrit le 22/03/2018 à 14:00
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C'est pas la gratuité des transports qui doit être en jeu aujourd'hui et à moyen terme, mais l'offre des transports. Hidalgo devrait travailler avec la région pour offrir des transports de qualité et adaptés au nombre d'usagers actuel et futur. Mais ...

à écrit le 22/03/2018 à 12:56
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Cet article vous est offert par la ville de Paris. Radio Paris ment......

à écrit le 22/03/2018 à 8:59
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En effet et merci pour ces paroles de sagesse même si je suppose que vous êtes compatible avec les idées sociale démocrate de hidalgo vous faisant justement la défendre ce qui forcément pour "ceux du camp en face" leur fera dire que vous êtes "dans l...

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