IA : la France a perdu la bataille mondiale mais rêve de champions sectoriels

Dans l’intelligence artificielle, la France veut se battre pour garder ses talents. Et mise surtout sur les verticales où l’Europe a un avantage sur le reste du monde.
François Manens
Face à la Chine, des moyens de collectes limités. Contrairement à l'Europe, Pékin ne s'embarrasse pas de considérations éthiques pour créer d'immenses bases de données permettant de développer l'IA.
Face à la Chine, des moyens de collectes limités. Contrairement à l'Europe, Pékin ne s'embarrasse pas de considérations éthiques pour créer d'immenses bases de données permettant de développer l'IA. (Crédits : iStock)

« L'avantage pris par les Américains et les Chinois va être impossible à combler », concède Cédric O, la mine renfrognée, à la conférence d'ouverture de AI Paris, le 11 juin dernier. L'aveu ne surprend pas la salle, mais il permet au secrétaire d'État au Numérique d'affirmer l'évidence afin d'exposer des objectifs réalisables et réalistes en matière d'intelligence artificielle. Car l'Hexagone n'a pas renoncé à jouer un rôle dans la bataille mondiale de l'IA. Notamment à l'échelle européenne.

Pour cela, la France s'appuie sur le rapport du député LREM et mathématicien Cédric Villani, qui vise à retenir ses nombreux talents sur son territoire et à développer des pôles d'excellence. Si l'objectif du pays est toujours de créer des champions mondiaux de l'IA, la stratégie est désormais de se concentrer sur certains secteurs clés, où l'Europe a déjà placé ses pions.

Les talents, la principale force de la France

Autrement dit, plutôt que de courir un marathon perdu d'avance aux côtés des Gafami américains (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft et IBM) et des BATX chinois (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi), la France préfère mener la bataille de la donnée sectorielle. « Il reste certaines verticales où des champions peuvent émerger, dans des secteurs où la France possède des acteurs de taille mondiale », affirme le ministre. Dans l'aérospatial, dans la défense, l'automobile ou encore la santé, les entreprises françaises disposent de bases de données et de moyens suffisants pour espérer s'imposer, estiment de nombreux experts.

Dans cette bataille, la France a des atouts. « Je suis optimiste. On a les meilleurs cerveaux, donc la question devient juste : "Est-ce qu'on sait les garder ?" » rassure Cédric O. Même si l'écosystème IA se structure et grandit d'année en année, c'est tout le problème. Parmi les stars françaises d'envergure mondiale dans l'IA, Yann Le Cun, l'un des papes de l'apprentissage profond, est passé chez Facebook. Luc Julia, le concepteur de Siri, travaille chez Samsung. Fujitsu a recruté un polytechnicien réputé, Axel Mery, pour diriger sa recherche en Europe. Attirés par les nombreux centres de recherche publics et privés, les grands groupes mondiaux s'arrachent les experts français. Leur présence s'accompagne d'investissements : dès 2015, Facebook a ouvert son Facebook AI Research à Paris, depuis renforcé par un doublement de ses effectifs et une rallonge de 10 millions d'euros. DeepMind (Google), Samsung, Fujitsu ou encore Microsoft ont plus récemment suivi. La startup roumaine UIPath, valorisée à 7 milliards d'euros, est la dernière à avoir posé ses valises à Paris.

Certes, les sirènes des grands groupes internationaux détournent de plus en plus de talents français des entreprises tricolores. Mais au moins les emplois restent sur le territoire. Et Cédric O est persuadé que leur présence entraîne des répercussions positives.

« La startup Nabla par exemple, a été créée par des chercheurs français qui ont fait une thèse Cifre chez Facebook [dispositif permettant aux doctorants de travailler en entreprise tout en restant rattaché à un laboratoire, ndlr], puis ils ont créé une startup à Paris à partir de leurs recherches. »

Pour contenir la fuite des cerveaux, le gouvernement mise à la fois sur la formation et sur les incitations fiscales. Conformément au rapport Villani, remis l'an dernier, l'État s'est engagé à doubler le nombre d'étudiants formés à l'intelligence artificielle, un objectif déjà atteint d'après le ministre mais « insuffisant ». Le gouvernement a également inséré dans la loi Pacte la possibilité, pour les chercheurs du secteur public, de passer la moitié de leur temps dans le privé, contre 20% auparavant.

L'enjeu essentiel de l'accès aux données

Pour finir, le ministère de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation a labellisé quatre instituts interdisciplinaires d'intelligence artificielle (3IA), fin avril, pour une période de quatre ans. Situés à Paris, Grenoble, Nice et Toulouse, ils bénéficieront a minima de 225 millions d'euros de financements publics et privés, qui se traduiront notamment par l'ouverture de chaires professorales.

Emmanuel Macron avait déclaré vouloir créer en France un « hub de niveau mondial », Cédric O considère que ces efforts en sont la première pierre. Au total, l'État a prévu d'engager 1,5 milliard d'euros d'investissements dans l'intelligence artificielle, notamment via le Fonds pour l'innovation et l'industrie.

L'initiative France IA en 2016, sous François Hollande, puis le rapport Villani début 2018, ont également posé une vision française et européenne de l'IA, qui fait la part belle à l'éthique et au respect de la vie privée. La récente initiative IA4EU, un projet visant à créer une plateforme collaborative qui fédère des chercheurs à l'échelle du Vieux Continent, va dans le sens du développement d'une IA responsable. Mais de l'autre côté du globe, le gouvernement chinois a débloqué à lui seul 16 milliards d'euros pour l'IA entre 2016 et 2019, sans même compter les milliards dépensés par ses géants du numérique, les BATX.

« C'est un vrai sujet pour les années à venir, indique Cédric O. La reconnaissance faciale chinoise est bien meilleure que les autres car ils ont accès à beaucoup plus de données. Mais est-ce qu'on doit laisser une entreprise avec des valeurs fondamentalement différentes venir sur le marché européen ? »

Sous les intelligences artificielles se cache la bataille des données. Là où le RGPD protège les citoyens européens, mais limite les moyens de collecte, la Chine ne s'embarrasse pas de considérations éthiques, ce qui lui permet de créer de gigantesques bases de données, utiles pour entraîner certains types d'intelligences artificielles. Où placer le curseur ? « Nous sommes enclins à privilégier le principe de précaution au détriment de l'innovation. Je pense qu'il y a une ligne de crête à trouver car toutes les technologies s'imposent par les usages », lance Cédric O, sans s'aventurer davantage. Autrement dit, l'Europe pourrait rater des innovations qui s'imposeront auprès du grand public à cause de ses restrictions sur l'usage des données, craint le secrétaire d'État.

Pour ne pas être largués face aux géants américain et chinois, la construction d'un écosystème européen de l'IA, aujourd'hui balbutiant, paraît indispensable. Mais le duo franco-allemand, si efficace dans d'autres industries, ne joue pas son rôle, regree Cédric O.

« Ce que nous avons fait avec l'Allemagne est décevant. Nous avons une stratégie commune mais la coopération privée franco-allemande est loin de ce qu'elle devrait être », tacle le secrétaire d'État au Numérique.

En novembre dernier, son prédécesseur, Mounir Mahjoubi, avait appelé les entreprises à ouvrir et à échanger leurs données, pour créer une « économie ouverte de la data compétitive ». Dans une étude de 2017 financée par l'Union européenne, 90% des entreprises interrogées affirmaient ne pas partager leurs données avec d'autres entreprises. Le gouvernement incite donc à ces coopérations, à l'image du Health Data Hub, doucement mis en place. Si la France a perdu une première bataille face aux grandes plateformes, elle en a une seconde à jouer sur l'IA sectorielle... à condition de créer les bases de données suffisantes.

François Manens

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 12
à écrit le 28/06/2019 à 15:26
Signaler
c est pas parce qu on a des immenses bases de donnees (comme en chine ou au USA) qu on va forcement etre capable de s en servir voire de developper des algo qui vont bine (pour l instant l IA ca ressemble plutot a un truc bourrin qui repete ce qu il ...

le 28/06/2019 à 18:20
Signaler
Pas mieux : l'IA c'est surtout du marketing actuellement. Soit la répétition d'expérience est impossible et l'IA applique des raisonnements à partir de logiciels construits par les humains ( ce qui existe déjà en jeu vidéo depuis un certain temps soi...

à écrit le 28/06/2019 à 12:17
Signaler
ça doit être pour ça que Paris est la métropole mondiale qui a attiré le plus d'investissements de R&D en 2018 (KPMG), loin devant Shanghai, Londres ou San Francisco. et que, de même, la France a accueilli en 2018 plus d'investissements de R&D que Al...

à écrit le 28/06/2019 à 10:38
Signaler
En Chine les ingénieurs en informatique sont plus nombreux et payés 6 fois le salaire moyen dans le pays pour un développeur lambda. A ce niveau de salaire ils ont la possibilité de s'investir à 300% dans leur travail, soit parce que leur femme n'a p...

le 28/06/2019 à 12:45
Signaler
C'est tout à fait clair ! j'ajoute que les formations continues sont vraiment hachier dans ce pays

à écrit le 28/06/2019 à 10:36
Signaler
En Chine les ingénieurs en informatique sont plus nombreux et payés 6 fois le salaire moyen dans le pays pour un développeur lambda. A ce niveau de salaire ils ont la possibilité de s'investir à 300% dans leur travail, soit parce que leur femme n'a p...

à écrit le 28/06/2019 à 9:50
Signaler
Je ne suis absolument pas d'accord avec l'affirmation que la France ne pourrait pas rattraper son retard dans l'IA. C'est encore un argument fallacieux pour soumettre notre pays à des technologies américaines. Il existe aujourd'hui dans les labos des...

le 28/06/2019 à 12:49
Signaler
Vous n'y êtes pas ! L'important ce sont les data, les données, les faits à partir desquels se construisent les vérités par corrélation, l'équivalent de l'expérience humaine qui se compte en années alors que pour l'IA elle peut également se compter en...

le 30/06/2019 à 6:33
Signaler
Travaillant dans le domaine informatique, je peux t'affirmer que les datas ne constituent pas un algorithme "intelligent". C'est comme si tu disait que le bois pouvait se passer de menuisier pour construire un objet. La DATA, c'est la matière premièr...

à écrit le 28/06/2019 à 9:08
Signaler
Ok, l'UE est fin prête ayant déjà planifiée 55 réunions sur le sujet, c'est pour dire si elle est motivée hein !? On y va à fond les gars ! :D

à écrit le 28/06/2019 à 8:31
Signaler
haha vous avez envie de sacrifier votre vie pour qu'un jour montebourg et taubira debarquent, et vous coulent joyeusement ca ' facon dailymotion'? evidemment que ca n'interesse personne, faut regarder les conditions actuelles en france! meme pour ...

le 28/06/2019 à 15:24
Signaler
vous etes aveugle par votre Ideologie. l IA c est d abord de la recherche, pas du buzz facon daily motion. Le gros Probleme c est qu en France, faire de la recherche ou meme de l ingenierie c est tres mal payé et avec des condition de travail merdiq...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.