Comment Twitter tente de forcer Elon Musk à payer le prix fort pour le rachat

Le multimilliardaire patron de Tesla et SpaceX menaçait de rompre son offre d'achat si Twitter ne lui fournissait pas des données internes pour qu'il puisse estimer par lui-même le nombre de faux comptes sur la plateforme. Après avoir refusé en estimant qu'il collaborait déjà "dans les termes de l'accord", Twitter a finalement cédé : le réseau social va fournir à Elon Musk un "flot de données comprenant les quelque 500 millions de tweets publiés chaque jour". Une décision qui traduit sa volonté de forcer Elon Musk à honorer le rachat au prix fixé, soit 44 milliards de dollars (41,5 milliards d'euros). Mais Elon Musk veut-il encore de Twitter ?
Sylvain Rolland
(Crédits : Reuters)

Nouveau coup de poker dans la saga Twitter vs Elon Musk. D'après le Washington Post, le conseil d'administration du réseau social a cédé aux revendications du multimilliardaire américain, qui a menacé en début de semaine dans une lettre au gendarme boursier américain (la SEC) de rompre le contrat si Twitter ne lui fournit pas des données internes lui permettant d'estimer par lui-même le nombre de faux comptes. Or, ces données sont bien évidemment ultra-confidentielles et leur accès par Elon Musk n'a pas été intégré dans l'accord signé fin avril entre les deux parties. Twitter a donc dans un premier temps estimé qu'il "collaborait déjà dans les termes de l'accord" avec son turbulent futur propriétaire.

Mais le conseil d'administration, qui ne cesse de réaffirmer sa volonté de voir la vente aboutir au prix fixé par l'accord, soit 44 milliards de dollars (41,5 milliards d'euros), a finalement décidé de céder à sa demande. Twitter va ainsi fournir à Elon Musk "un flot de données" colossal comprenant "les quelque 500 millions de tweets publiés chaque jour". Autrement dit, Elon Musk va avoir accès à tout ce qui s'écrit sur Twitter.

Lire aussi : Rachat de de Twitter : les autorités boursières demandent des comptes à Elon Musk

Le coup très malin de Twitter

En donnant accès à Elon Musk à toutes les interactions quotidiennes du réseau social, Twitter fait un effort majeur de transparence dans le but de mettre fin au conflit de plusieurs semaines qui l'oppose au milliardaire sur le nombre de faux comptes. A première vue, il s'agit d'une capitulation : Elon Musk va obtenir, peut-être "dès la fin de la semaine" d'après le Washington Post, un accès inédit à des données extrêmement confidentielles, ce qui paraissait inenvisageable jusqu'alors. Elon Musk semblait d'ailleurs compter sur ce refus pour faire pression sur l'entreprise.

Sauf que Twitter, à la surprise générale, a cédé. C'est malin : comment Elon Musk pourrait-il désormais se plaindre d'un manque de transparence quand la plateforme lui fournit sur un plateau une telle montagne de données ? Avec cette décision, Twitter souhaite en fait forcer Elon Musk à honorer sa promesse d'achat, au prix fixé fin avril, en cassant l'angle d'attaque du patron de Tesla et SpaceX. Le tout sous les yeux du régulateur, arbitre du conflit:

"Chacun doit convaincre la SEC qu'il satisfait ses obligations légales. En invoquant le manque de transparence de Twitter sur le sujet si sensible des faux comptes, Musk voulait avoir une raison légitime de se retirer ou de renégocier le prix. Cela a mis la pression sur Twitter, qui s'est retrouvé dans la position de devoir faire la démonstration de sa transparence auprès de la SEC, car s'il échoue alors c'est Musk qui a raison de pas investir", décrypte l'analyste Etienne Drouard, spécialisé en fusions/acquisitions du cabinet Hogan Lovells.

L'incontestable acte de transparence de Twitter est donc un très joli coup vis-à-vis de la SEC. D'une pierre deux coups, le réseau social montre également qu'il a confiance dans ses estimations du nombre de faux comptes. Depuis des années, l'entreprise affirme que ceux-ci représentent "moins de 5%" des utilisateurs. Au contraire, Elon Musk estime que le vrai chiffre se situe "au moins à 20%". Il a même récemment accusé Twitter de mentir aux régulateurs. Or, Elon Musk n'a aucune preuve de ce qu'il avance. Le milliardaire s'appuie uniquement sur son propre ressenti d'utilisateur, et, récemment, sur une "étude" qu'il a menée lui-même sur la base de 100 comptes choisis par ses soins. Un échantillon ridicule et biaisé qui ne constitue pas du tout une démarche sérieuse.

De l'autre côté, Twitter est une entreprise cotée, soumise aux régulateurs du monde entier qui ne manquent pas de l'interroger régulièrement sur ce sujet. Le réseau social a, par conséquent, le devoir de fournir des chiffres exacts sous peine de sanctions pénales. En lâchant ses données confidentielles à Elon Musk, Twitter montre également qu'il n'a pas peur qu'on vérifie ses dires, ce qui crédibilise sa position auprès de la SEC et pourrait jouer en sa faveur dans le cas où Musk voudrait tout de même annuler le deal. Twitter aurait dans ce cas des arguments pour obtenir en justice une très grosse compensation financière, bien au-delà du milliard de dollars prévu dans le contrat.

Lire aussi : Rachat de Twitter : les dessous de l'accord avec Elon Musk

Le moment de vérité pour Elon Musk

Twitter espère donc coincer Elon Musk. Celui-ci va certes avoir besoin de temps pour analyser les données et en déduire le nombre de faux comptes, mais en attendant, il ne devrait plus pouvoir invoquer le manque de transparence de la plateforme. Sa menace d'annuler le rachat pour cette raison devient donc plus difficilement justifiable. Un avocat de Twitter a par ailleurs indiqué aux employés mercredi que l'opération est toujours en cours, et que le vote des actionnaires pour approuver l'acquisition aurait lieu fin juillet ou début août, d'après l'agence de presse Bloomberg.

La balle est donc désormais dans le camp d'Elon Musk. Privé de son argument massue qui lui servait de prétexte pour renégocier voire annuler la vente, va-t-il céder ou trouver un nouveau lapin à sortir de son chapeau pour poursuivre le bras de fer ?

Car l'accord de rachat oblige l'entrepreneur à mener à bien la transaction, à moins qu'il ne parvienne à prouver que le réseau social l'a trompé ou qu'un événement majeur -la chute des bourses mondiales n'entre pas dans ce cas de figure- ne change sa valeur.

La décision de Twitter devrait donc le forcer à clarifier ses intentions. Veut-il, oui ou non, racheter le réseau social ? Les analystes s'interrogent de plus en plus tant son attitude est inédite dans l'histoire des fusions/acquisitions. "On n'a jamais vu d'opération aussi conflictuelle entre un acheteur et sa cible. Normalement on ne tente pas de renégocier l'accord après sa signature car la due diligence -le processus de vérifications- se fait en amont. Et c'est d'autant plus incroyable que Musk se permet aussi une campagne publique de dénigrement, quitte à fragiliser Twitter sur le moyen terme", s'étonne Jean-Christophe Liaubet, analyste chez Fabernovel.

Agenda politique

Pour Asma Mhalla, professeure à Sciences Po, experte associée à la European Research Executive Agency et spécialiste du rapport entre les Etats et les big tech, le choix d'Elon Musk de concentrer ses attaques sur l'estimation du nombre de faux comptes n'est pas anodin. "Même si Twitter a incontestablement une meilleure méthodologie que Musk, le CEO du réseau social a expliqué lui-même qu'il est impossible d'estimer de manière pure et parfaite le nombre de faux comptes, pour une multitude de raisons dont le fait que certains vrais comptes peuvent être confondus avec des faux, et inversement. Donc juridiquement et scientifiquement, Twitter ne peut pas présenter une méthode infaillible d'estimation des faux comptes", explique-t-elle.

C'est le trou de souris dans lequel s'engouffre le milliardaire :

"Musk concentre ses attaques uniquement sur ce point car il sait qu'il y a un flou. Il peut donc continuer à remettre en question l'estimation de Twitter et partir pour des années de conflits juridiques. En attendant, il aura fait son coup politique : démontrer les failles de la modération des contenus. Donc il fait progresser son agenda anti-régulation, qu'on qualifie de libertarien mais que je pense plutôt anarchiste. Comme l'ont montré ses attaques publiques et son émoji en forme de crotte destiné au CEO de Twitter, Musk prend plaisir à narguer non seulement Twitter mais aussi les institutions en général, y compris la SEC".

Autrement dit : si Elon Musk n'a pas ou plus l'intention de racheter Twitter, la transparence du conseil d'administration ne sera peut-être pas suffisante pour le faire reculer. D'autant plus qu'il pourrait profiter des failles dans la mesure du nombre de faux comptes, admises par Twitter lui-même, pour interpréter dans un sens qui l'arrange les données qu'il va recevoir...

Le business model bancal d'Elon Musk pour Twitter

Asma Mhalla pointe également un autre sujet : d'après elle, Elon Musk n'a pas vraiment intérêt à acheter Twitter si celui-ci a raison sur le nombre de faux comptes. "Si Musk en arrive à la conclusion qu'il y a vraiment 5% de faux comptes au maximum, ce n'est pas une bonne nouvelle pour lui car son business model pour Twitter repose sur le fait qu'il y a 20% de faux comptes".

Effectivement, Elon Musk prône un modèle mixte : une partie des revenus venant de la publicité -qui prendrait de la valeur une fois les faux comptes épurés-, et une partie viendrait d'abonnements auprès notamment des marques, qui paieraient ainsi leur droit d'accès à la communauté d'utilisateurs. "Il nous explique que le système d'abonnement va faire le ménage dans les faux comptes. Mais s'il n'y a que 5% de faux comptes aujourd'hui, alors cela veut dire qu'il n'a pas beaucoup de marges de manœuvre pour mieux monétiser le service", indique Asma Mhalla.

Or, Elon Musk a aussi voulu acquérir Twitter pour révéler son potentiel économique. "S'il achète Twitter, c'est pour gagner gros. C'est un entrepreneur hors pair qui a créé énormément de valeur pour Tesla et SpaceX, il ne vient pas pour des clopinettes", rappelle Jean-Christophe Liaubet, de Fabernovel. Reste à comprendre si Musk veut toujours de Twitter dans ce contexte macroéconomique tendu caractérisé par la chute des valeurs tech à Wall Street, et s'il pense toujours que le business model qu'il avait présenté en avril est tenable. Le feuilleton Twitter vs Elon Musk est donc loin d'être terminé...

Sylvain Rolland

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