L’innovation est-elle toujours utile ?

Devenue synonyme de progrès et de croissance, l’innovation fut longtemps perçue si positivement qu’elle n’était plus jamais remise en cause. Or, sous le vernis du marketing, certains doutent aujourd’hui de sa pertinence systématique. (Cet article est issu de T La Revue n°15 – « Sobriété, frugalité, ingéniosité : comment innover autrement ? »)
(Crédits : Istock)

C'est l'outil technologique du moment, à la fois invention futuriste et innovation laissant entrevoir comment l'intelligence artificielle pourrait s'insérer dans tous les interstices de nos vies : ChatGPT. Développé par OpenAI, société cofondée en 2015 par Elon Musk et Sam Altman, l'outil est non seulement capable d'échanger sous forme de messages, mais il répond également aux questions les plus simples comme les plus complexes, étant capable de donner le temps qu'il fait comme de passer l'épineux concours de médecine avec les honneurs. Si l'on mesure évidemment le tour de force technologique et les multiples applications qui pourraient convenir à ChatGPT, très vite, mille questions surgissent sur le bien-fondé de son utilisation. Car à l'usage de cet outil, lorsque l'intelligence artificielle est utilisée par les étudiants pour écrire leur devoir à leur place, qu'elle menace de remplacer des emplois humains à forte valeur ajoutée ou qu'elle répond à des questions géopolitiques sans toutefois apporter la certitude que son algorithme n'est pas biaisé, plusieurs problèmes moraux insolubles deviennent visibles. Sans oublier qu'au-delà de la performance technologique, se pose alors la question de son intérêt réel...

Innover n'est pas inventer...

L'innovation est-elle toujours utile ? Nous avons posé cette question un brin provocatrice à Dan Geiselhart, fondateur des newsletters Tech Trash et Climax. « Pour répondre, il faut peut-être revenir à la définition du mot "innovation", explique Geiselhart. Innover, ce n'est pas inventer. L'inventeur, c'est le scientifique, le chercheur. L'innovateur est celui qui introduit une invention sur le marché. Il y a donc, dans l'innovation, une notion liée à la loi de l'offre et de la demande, de la concurrence commerciale, aux éléments de langage du capitalisme. Et c'est là où le bât blesse : pendant les deux dernières décennies - au moins depuis la crise de 2008 -, nous avons été collectivement portés par le mythe de l'innovateur, souvent accolé à celui d'entrepreneur. Un héros qui, par la force de ses produits géniaux et de son sens du design et du marketing, allait forcément faire évoluer le monde et le changer en bien. On pense à Steve Jobs, puis à Mark Zuckerberg et à Elon Musk. À un moment, la notion même de progrès s'est confondue avec celle d'innovation, comme si le progrès passait forcément par le marché, et qu'une invention devait forcément être vendue et commercialisée à grande échelle pour avoir de la valeur... Dans un monde fini, et aux limites physiques qui se révèlent à nous de façon désormais quotidienne avec la crise écologique, l'innovation ne peut plus avoir cette place prépondérante et servir de prétexte pour faire tout et n'importe quoi. Elle peut toujours s'avérer utile, mais il faut qu'elle embarque dans ses prérogatives la notion de finitude du monde physique, de décroissance de notre système productiviste, de bien-être humain, animal, ainsi que des écosystèmes naturels. » Ainsi, après plusieurs décennies de libre exercice, voilà que le progrès, l'innovation et la technologie sont relus à l'aune des périls contemporains. Parmi ceux-ci, l'urgence climatique, la nécessité de préserver les ressources naturelles et la protection de nos fragiles lumières démocratiques...

Quête de sens et recherche de temps long

Dans la période de l'après-guerre, l'innovation a représenté un horizon rassurant. De sa poursuite dépendait, pensait-on alors, l'avènement d'un monde nouveau, plus intelligent et plus sûr, débarrassé des tentations barbares et de la destruction. Ce rêve a vécu... Le retour des guerres, la survenue des crises économiques et l'apparition de nouveaux acteurs géopolitiques ont mis à mal l'optique de Fin de l'Histoire théorisée par Francis Fukuyama et, avec elle, notre foi inébranlable en l'innovation. Pour Daniel Geiselhart, la situation actuelle commande d'innover encore et toujours mais sous certaines conditions : « À en croire les économistes et les ingénieurs sérieux, nous devons complètement repenser notre façon de faire société, de nous organiser, de nous déplacer, de travailler, de nous divertir. L'agriculture doit reprendre une place plus importante dans nos activités, nous devons moins voyager, en tout cas avec d'autres moyens de transport, nous devons cesser d'acheter tout et n'importe quoi, de consommer sans limite, de jeter sans fin... Si une bonne partie de ce changement va consister à moins en faire, il y a néanmoins une partie qu'il faut radicalement repenser. Et c'est là que l'innovation peut jouer un rôle important. Comment nous déplacer ? Comment manger sainement, localement ? Comment nous vêtir sans commander des vêtements qui ont fait le tour de la planète avant d'arriver dans la boutique du coin ? Pour tout ça, l'innovation est un moyen non négligeable - si elle est utilisée à bon escient ! » Et pour ce faire, il va falloir changer les habitudes ! « Si être écolo, c'est aller dans un Airbnb à l'autre bout du monde plutôt que dans un hôtel, ça ne fonctionne pas, prévient Geiselhart. L'innovation ne doit pas devenir un prétexte pour continuer comme si de rien n'était, comme avant. Il faut que l'objectif premier de toute innovation soit désormais de prendre en compte les externalités environnementales, et de nous permettre, justement, d'en avoir le moins possible. » Ainsi, pour refaire de l'innovation cet élément de transformation de la société, il faut impérativement s'interroger sur sa finalité, l'émanciper du souci de ne constituer qu'un simple levier de croissance et, surtout, l'inscrire dans le temps long de la recherche, de l'investissement, en un mot : du changement de paradigme. « Un discours commun et consensuel quant à l'innovation s'est généralisé, note la biologiste Marie-Françoise Chevallier-Le Guyader[1], ancienne directrice de l'Institut des Hautes Études pour la Science et la Technologie (IHEST). Il développe sa nécessité dans la compétition économique et dans une mondialisation peu régulée économiquement et socialement. Il se focalise sur le court terme. Mais des critiques apparaissent : l'innovation entraîne les différents acteurs dans une spirale qui pose la question de sa finalité et des progrès qu'elle engendre au niveau collectif et individuel. En effet, vue comme moteur de l'addiction à une consommation pour le nouveau en tant que tel, elle nous enrôlerait dans une quête sans fin où le désir jamais satisfait fait perdre toute référence au vivre ensemble et entraîne l'individu dans un questionnement existentiel lié à ses représentations, ses utopies et au sens du progrès. » Et l'on comprend alors que dans le moment d'incertitude généralisée que nous traversons, le monde de l'innovation va devoir, lui aussi, se poser la question de sa raison d'être et de son avenir...

[1] Chevallier-Le Guyader, M., L'innovation : une injonction, n° 206, 2018, p. 3-10,  https://doi.org/10.3917/rpre.206.0003.

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Commentaires 4
à écrit le 10/07/2023 à 10:59
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Quand elle est utile, on ne se pose pas la question !

à écrit le 08/07/2023 à 14:20
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Globalement? Non. Beaucoup trop de gadgets dans l'innovation, propulsés par la publicité.

à écrit le 08/07/2023 à 9:02
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Où voyez vous du progrès dans l'innovation si vous ne savez pas où vous allez aboutir ? ;-)

à écrit le 08/07/2023 à 8:32
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Il faut se méfier de tous les phénomènes marchands tels qu'ils soient sans la publicité pour nous vendre des produits dont nous n'avons pas besoin la planète ne serait pas directement menacée. C'est un système de malades mentaux, fait par les malades...

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