« Nous vivons un changement de paradigme dans lequel l’Europe peut s’imposer » (Phill Robinson, Boardwave)

INTERVIEW. L’Europe peut-elle contester l’écrasante domination technologique des États-Unis ? Le dernier rapport de Boardwave, une communauté d’entrepreneurs européens du logiciel, affirme que oui. Nous en avons discuté avec son directeur général, Phill Robinson.
Phill Robinson, directeur général de Boardwave.
Phill Robinson, directeur général de Boardwave. (Crédits : Boardwave)

Créée en 2022 par Phill Robinson, Boardwave vise à rassembler entrepreneurs, fondateurs et investisseurs européens issus du monde du logiciel afin de créer un réseau d'entraide similaire à celui que connaît la Silicon Valley. Forte de 1.500 membres, cette « entreprise à impact », qui indique reverser l'intégralité de ses profits à des oeuvres caritatives, organise des débats et produit des recherches sur la façon dont la tech européenne peut croître davantage et concurrencer son homologue américaine. Dans un livre blanc récemment publié, l'organisation s'interroge sur les raisons qui font que le Vieux Continent n'arrive pas à reproduire le succès des États-Unis, tout en citant des évolutions récentes qui permettent d'être optimiste et suggérant des pistes d'action pour les renforcer.

Phill Robinson a créé Boardwave à Londres, après une longue carrière dans l'industrie du logiciel, puis dans le capital-investissement, au Royaume-Uni et en Californie.

LA TRIBUNE - Quelles sont les raisons qui expliquent le retard de l'Europe sur les États-Unis dans les nouvelles technologies, en particulier dans le monde du logiciel ?

PHILL ROBINSON - Tout d'abord, quelques chiffres qui permettent de saisir l'ampleur de ce retard. Aux États-Unis, sur les 100 entreprises les mieux valorisées, 39 sont issues du monde du logiciel. En Europe, elles ne sont que sept. Au Royaume-Uni, c'est encore pire : on en compte une seule ! Les géants du logiciel américain bénéficient de valorisations énormes (2 800 milliards de dollars pour Apple, 1 750 pour Google) qui leur permettent d'investir des sommes importantes en R&D. Au Royaume-Uni, Rishi Sunak a promis d'investir un milliard de livres dans l'intelligence artificielle (IA) au cours des dix prochaines années, et autant dans le quantique, tandis que l'UE a promis deux milliards pour son programme Digital Europe. En 2022, Amazon a investi à elle seule 73 milliards de dollars en R&D !

Ce retard de l'Europe s'explique d'abord par la fragmentation de son marché. Contrairement aux États-Unis, le Vieux Continent comprend différentes langues et législations, ce qui freine les possibilités de croissance. Un entrepreneur de la Silicon Valley peut vendre son logiciel à Dallas, Miami ou La Nouvelle-Orléans. Son homologue européen doit adapter son produit à chacun des marchés européens dans lesquels il veut s'insérer. Mais les dernières innovations technologiques sont fort heureusement en train de rendre cette tâche beaucoup plus facile.

Pour quelles raisons ?

L'essor du cloud a d'abord permis aux entreprises européennes de concevoir leur logiciel une bonne fois pour toutes et de le distribuer ensuite dans les différents pays européens. Un entrepreneur français peut ainsi vendre son logiciel en Allemagne, au Royaume-Uni et en Italie sans devoir se soucier d'employer à chaque fois des personnes sur place pour installer le logiciel sur les serveurs de chaque client.

L'émergence de l'IA générative fait désormais tomber la barrière de la langue : on peut traduire son produit en un clic, et naviguer beaucoup plus facilement les différents environnements culturels et législatifs, ce qui jusqu'à présent représentait un vrai défi, et d'importantes dépenses de temps et d'argent, pour les entrepreneurs européens.

Enfin, le Covid a battu en brèche une habitude très ancrée en Europe : la nécessité de rencontrer ses clients en personne, de construire une relation durable avec eux avant qu'ils ne se décident à acheter votre produit, là où les Américains ont historiquement davantage l'habitude d'acheter et vendre à distance. Depuis la pandémie et l'essor de la visioconférence, les pratiques européennes se sont rapprochées de celles des États-Unis : les entreprises du logiciel peuvent donc centraliser leurs équipes de vente et de marketing et tout faire à distance, là où elles devaient auparavant déployer des équipes dans chaque marché cible. Tout cela contribue à unifier le marché européen.

N'êtes-vous pas quelque peu optimiste ? Des différences de langue, de culture, de régulations peuvent-elles être gommées aussi rapidement par quelques innovations technologiques ?

Tout d'abord, je ne pense pas que l'Europe doive gommer ses différences culturelles pour réussir : au contraire, ce sont elles qui font sa force, et elle doit s'appuyer dessus. Grâce à ces évolutions technologiques, il est toutefois indéniablement plus simple de lancer et faire croître une startup du logiciel en Europe aujourd'hui qu'il y a cinq ans.

L'Europe bénéficie également d'un autre avantage par rapport aux États-Unis : le coût des talents dans le logiciel y est beaucoup plus raisonnable. Dans la Silicon Valley, le salaire annuel d'un ingénieur logiciel doté de cinq ans d'expérience se situe entre 400 000 et 500 000 dollars. Un coût qui commence à peser même sur les plus grandes entreprises et face auquel les startups ont du mal à rivaliser. Les talents européens sont par comparaison très attractifs : le salaire du même ingénieur se situe autour de l'équivalent de 75 000 dollars au Royaume-Uni, et de 35 000 dollars pour son homologue d'Europe du sud.

Un autre point faible de l'Europe évoqué dans votre livre blanc est le manque de capital disponible pour les jeunes pousses les plus matures. Comment faire en sorte que les entrepreneurs européens puissent trouver des fonds suffisants sur place et ne soient plus contraints de s'expatrier aux États-Unis ou de se faire racheter par les géants américains ?

Il faut d'abord noter que l'Europe est parvenue au fil des dernières années à construire un solide écosystème de startups, soutenu par des programmes gouvernementaux qui fonctionnent très bien. Pour les jeunes pousses en phase d'amorçage, nous n'avons ainsi rien à envier aux États-Unis, puisqu'elles attirent autant de fonds en capital-risque que leurs homologues d'outre-Atlantique.

Tout se complique lorsque ces entreprises cherchent à passer à l'échelle, et en particulier lorsque leurs recettes se situent entre 10 et 100 millions d'euros. On compte beaucoup moins de programmes prévus pour les soutenir dans cette phase, et il devient très difficile pour elles de lever les fonds dont elles ont besoin. Des initiatives comme celle du Royaume-Uni, qui, à travers le "Mansion House Compact", oblige désormais ses fonds de pension à investir au moins 5 % de leurs fonds dans des sociétés non cotées d'ici 2030, ce qui représentera environ 50 milliards de livres par an, sont un pas dans la bonne direction.

Mais il faut surtout que les pays européens s'accordent pour faire émerger un équivalent local du Nasdaq, afin de permettre aux meilleurs acteurs européens d'entrer en bourse en Europe et d'accroître leur capital grâce aux marchés financiers. Christine Lagarde travaille actuellement sur cette idée, et j'ai bon espoir que les nations européennes commencent à œuvrer de concert dans cette optique.

C'est d'autant plus important que nous sommes à l'aube d'un changement de plateforme dans l'économie numérique, à travers l'IA, qui rebat les cartes comme l'a fait l'internet, et l'émergence de technologies de rupture comme la blockchain et l'informatique quantique. Si nous prenons les actions adéquates, nous pouvons nous imposer dans ce nouveau paradigme. C'est pourquoi il est également important de construire un solide réseau d'entrepreneurs qui puissent faire profiter leurs pairs de leur savoir et leur éviter de reproduire les erreurs qu'ils ont eux-mêmes commises. C'est l'un des atouts de la Silicon Valley.

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Commentaires 4
à écrit le 11/04/2024 à 11:35
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Pas inintéressant. A la limite près d'inclure Apple dans les géants du "logiciel", alors que c'est juste un élevage de pigeons... La force de l'Europe (pas de l'UE) c'est son réservoir de clients, solvables. Ensuite, tant mieux que l'UE soit là pour ...

à écrit le 11/04/2024 à 8:33
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Pauvres gens à quémander sans cesse de l'argent public, les américains avaient gagné avant même de livrer la bataille, lisez et regardez c'était évident ! ^^

à écrit le 11/04/2024 à 5:32
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L'Europe ne pourra jamais rivaliser avec la Silicon Valley. Il y a trop de raisons fondamentales, à la fois facilement identifiables et inconnues, pour lesquelles le cœur de l'industrie technologique a commencé dans la Silicon Valley et s'est dévelop...

à écrit le 10/04/2024 à 20:21
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Que l'on arrête de nous imposer la vision d'un futur dogmatique fait en petit comité et revenons à une démocratie et à une coopération internationale !

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