Finance climat : encore « un fossé entre la rhétorique et la réalité »

Trois ans après la COP21, le verdissement de la finance a progressé, mais lentement. Les investissements verts restent marginaux dans les portefeuilles des gestionnaires d’actifs et les financements bancaires sont encore majoritairement orientés vers les énergies fossiles.
Delphine Cuny
Le financement des énergies fossiles les plus nuisibles au climat a augmenté de 11% en 2017.
Le financement des énergies fossiles les plus nuisibles au climat a augmenté de 11% en 2017. (Crédits : iStock)

« Ce n'est pas qu'une question de panda ou d'ours polaire » résume Butch Bacani, le responsable de l'initiative pour une assurance durable au Programme des Nations unies pour l'environnement (UNEPFI). « Le réchauffement climatique augmente les risques d'inondations et de canicules, diminue le nombre d'espèces de poisson pour les populations qui en dépendent pour vivre. Ce n'est pas seulement la nature, mais les personnes qui sont affectées » a plaidé la spécialiste de la finance au WWF, Margaret Kuhlow, lors de la semaine de la finance climat organisée à Paris à la fin novembre, enjoignant aux assureurs de « bouger beaucoup plus vite. »

En raison de la multiplication des catastrophes naturelles, les assureurs ont été parmi les premiers acteurs de la finance sensibilisés au dérèglement climatique, aux risques dits « physiques » qu'ils ont pris en compte dans leur métier historique de couverture des biens et des personnes. En revanche, en tant que gros investisseurs (près de 30.000 milliards de dollars d'encours, environ 36% des volumes des investisseurs institutionnels, selon PwC), les 80 plus gros assureurs mondiaux sont « en moyenne moins avancés que l'ensemble des investisseurs institutionnels » selon une étude de l'association britannique ShareAction (Asset Owners Disclosure Project, AODP), qui milite en faveur de l'investissement responsable.

Ainsi, moins d'un tiers des assureurs a mesuré l'empreinte carbone de son portefeuille et le volume des investissements « verts » est estimé à moins de 0,5% de leurs encours. Il y a cependant d'importantes disparités régionales. Les Américains apparaissent clairement à la traîne, tandis que les Européens sont en avance : Axa, Aviva, Allianz et Legal & General sont les mieux notés du classement.

« Il y a un décalage entre les outils extrêmement sophistiqués du secteur de l'assurance pour la modélisation des risques de catastrophes et la réalité des actifs à leur bilan », a analysé Catherine Howarth, la directrice générale de ShareAction, lors d'un débat dans le cadre de la semaine de la finance climat.

Dans le bilan de l'action climatique du secteur financier publié par l'association Climate Chance fin novembre, les auteurs, Maria Scolan et Pierre Ducret, estiment ainsi que « la mise en cohérence de la gestion des risques à l'actif avec ceux du passif devrait constituer la prochaine étape de prise en compte du climat par les compagnies d'assurance. » Quelques grands assureurs et réassureurs mondiaux, à l'image d'Axa et Allianz, Zurich Re ou Scor, ont néanmoins instauré des politiques d'exclusion du charbon s'appliquant à la fois aux contrats d'assurances et aux investissements.

Une part verte « misérable » des encours

Les assureurs ne sont bien sûr pas les seuls concernés par cette nécessaire réorientation des flux financiers. « Basculer les milliers de milliards » ("shift the trillions" en anglais) et « aligner les flux de financement » sur l'objectif de 2 degrés : c'était l'engagement, en forme de slogan, pris à la COP21, d'embarquer le monde de la finance dans la lutte contre le réchauffement climatique. Trois ans après, le constat fait quasiment l'unanimité : il y a eu des progrès, mais ils sont très, trop lents.

Si l'on se penche sur l'immense marché des gestionnaires d'actifs, qui pèse plus de 80.000 milliards de dollars, des indicateurs semblent encourageants. Ainsi 90% des gestionnaires d'actifs ont une politique liée au climat selon l'étude AODP qui a scruté les 50 principaux acteurs. Et 20% mesurent l'empreinte carbone de leurs portefeuilles. Cependant, les investissements verts ne représentent que 0,2% des encours des gestionnaires d'actifs (même si cette estimation est complexe à déterminer). La part peut toutefois grimper à 9,4% chez le néerlandais APG et s'élève à 3,4% chez BNP Paribas IP par exemple.

« Il y a un fossé entre la rhétorique et la réalité » a dénoncé Catherine Howarth, de ShareAction. Elle a pointé du doigt « certains acteurs se revendiquant des leaders verts », citant nommément le numéro un mondial de la gestion d'actifs, le géant américain BlackRock, alors que le vert représente une part « misérable » des encours. « Nous devons rendre ces grandes institutions financières comptables de leurs actes » a-t-elle plaidé.

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Les investisseurs sensibilisés à la finance verte

[90% des gestionnaires d'actifs ont une politique liée au climat selon l'étude AODP qui a scruté les 50 principaux acteurs].

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Certains gestionnaires d'actifs disent intégrer les critères "ESG" (environnementaux, sociaux et de gouvernance), sans modifier en profondeur leur portefeuille, au motif qu'ils doivent proposer toute sorte de placements à leurs clients. La part grandissante de la gestion « passive » - les fonds répliquant des indices souvent traditionnels (ETF) - a tendance à diluer les efforts de « verdissement » des portefeuilles. Même des fonds indiciels étiquetés « durables » peuvent par exemple présenter une grande compagnie pétrolière comme première pondération, ce qui peut sembler discutable.

« Dans le basculement des flux financiers vers les projets verts, il y a un enjeu considérable de mobilisation de la gestion passive » confie Philippe Zaouati, directeur de la société de gestion pionnière de l'investissement durable Mirova (filiale de Natixis). « On peut faire des ETF verts mais il faut changer d'indices » analyse-t-il. « Si une coalition de grands fonds de pension internationaux prenaient l'engagement de placer ne serait-ce que 10% sur des fonds compatibles 2 degrés, cela ferait bouger les choses. »

Le plus grand fonds de pension au monde, celui du Japon, GPIF, avec plus de 1.500 milliards de dollars gérés, dont 90% de manière passive, a aussi soulevé le problème. « Nous avons engagé des discussions avec les fournisseurs d'indices et nous basculons des indices traditionnels vers des indices thématiques » a expliqué son directeur général Hiro Mizuno, lors d'une allocution pendant la semaine de la finance climat. Il a défendu le principe de ne pas désinvestir certains secteurs car « cela revient à renoncer à sa responsabilité. » Un point de vue défendu par de nombreux investisseurs qui s'estiment plus utiles en aiguillon d'une transition écologique active qu'en Ponce Pilate de la finance.

Entre inertie et réalisme

Autres acteurs encore insuffisamment mobilisés dans le basculement de la finance, les banques. Un récent rapport de l'ONG Oxfam France, à la méthodologie en partie discutable (l'hydraulique et la biomasse n'ont pas été intégrés dans les énergies renouvelables), a mis en accusation les banques françaises qui seraient « accros aux énergies fossiles ».

« Sur la période 2016-2017, BNP Paribas, Société Générale, Crédit Agricole, BPCE, Crédit Mutuel-CIC et la Banque Postale ont financé les énergies fossiles à hauteur de 43 milliards d'euros, contre seulement 12 milliards d'euros aux énergies renouvelables, alors que la situation climatique exigerait d'elles qu'elles fassent au moins l'inverse. Trois ans après la COP21, les banques n'ont toujours pas pris le virage de la transition énergétique, malgré leurs beaux discours en ce sens » a fait valoir Alexandre Poidatz, porte-parole d'Oxfam France.

Jean Lemierre, le président de BNP Paribas, a souligné « l'inertie d'un portefeuille bancaire comportant des engagements de durées très diverses ». Le patron de la Société Générale, Frédéric Oudéa, a appelé au « réalisme », mettant en avant que « l'on a encore besoin du pétrole » et que les banques doivent accompagner les grands groupes industriels dans leur transition, forcément progressive.

La tendance est en réalité mondiale. Selon le rapport 2018 du consortium d'organisations Banktrack, le financement aux énergies fossiles dites « extrêmes » (les plus nuisibles au climat : les sables bitumineux, les forages profonds et en Arctique, l'exportation de gaz naturel liquéfié, les mines de charbon et les centrales électriques à charbon) a augmenté de 11% en 2017 à 115 milliards de dollars. Le rapport souligne toutefois que les banques européennes ont mis en place un certain nombre de restrictions, notamment sur le financement du charbon.

« L'Europe est en avance, le secteur bancaire français est clairement en pointe » considère d'ailleurs Catherine Howarth de ShareAction.

Il est notable que les Principes pour une banque responsable, lancés le 26 novembre avec les Nations Unies, soient soutenus par 28 membres dont 2 grandes banques françaises (BNP et Soc Gen), plusieurs européennes (Barclays, BBVA, Santander, ING, Nordea), des chinoises, etc mais aucune américaine.

Ces décisions de sacrifier un peu de business n'ont malheureusement pas d'effet déterminant au niveau mondial. « Les politiques d'exclusion du charbon de certaines banques sont largement compensées par la croissance des financements par d'autres banques » relève le rapport de Maria Scolan et Pierre Ducret, qui conclut que les banques sont encore « au stade de la contradiction » : elles développent les financements verts et voient des opportunités dans ce domaine, tout en augmentant les financement des actifs « bruns ».

Delphine Cuny

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Commentaire 1
à écrit le 17/12/2018 à 8:45
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Merci pour cet article qui prouve ce que je dis, tant que les actionnaires milliardaires gagneront 30% de revenus en plus sur la destruction de la planète et de son humanité ceux-ci investiront, machinalement, tacitement, bêtement, "plus on possède e...

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