Livre  : « En vérité, Alice », canonisation mode d’emploi

Comme toile de fond d’une histoire d’amour toxique, Tiffany Tavernier a choisi les coulisses de la fabrique des saints.
Anne-Laure Walter
Tiffany Tavernier.
Tiffany Tavernier. (Crédits : © FRANCESCO GATTONI/OPALE.PHOTO)

C'est un peu Kafka à l'Église. La pesanteur de procédures administratives au cœur du religieux. Dans son nouveau roman, Tiffany Tavernier nous plonge dans un monde méconnu, celui des bureaux chargés d'instruire les candidatures à la canonisation. L'héroïne, Alice, vit sous l'emprise de son compagnon, qui la frappe et la flique. Il l'appelle sans cesse, exige à chaque déplacement, y compris au Monoprix, l'envoi de textos enamourés, d'émojis cœur et de selfies. Il l'a coupée de tout et de tous - famille, amis, études - mais, un beau matin, lui demande de trouver un travail. Sans compétences particulières ni expérience, elle se retrouve embauchée à l'association diocé-saine de Paris comme assistante pour le promotorat des causes des saints.

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Dès le XIe siècle, face à une prolifération de cultes, l'Église a mis en place des procès en canonisation afin de désigner les serviteurs de Dieu dignes d'être sanctifiés. Encore aujourd'hui, des milliers de dossiers sont en attente d'instruction car la procédure est longue et fastidieuse. Il faut documenter la piété remarquable et l'héroïcité des vertus, prouver l'attribution de deux miracles (ou un miracle et une mort en martyr), auditionner des témoins, trouver trois historiens, vérifier qu'aucun culte indu n'a été rendu. La grande force de ce roman est de parvenir à maintenir notre attention sur cette procédure au demeurant bien ennuyeuse et sur la vie des saints qui jalonnent le texte. Jouant sur les formes narratives et habile dans la manipulation des personnages secondaires, Tiffany Tavernier a un don pour emmener son lecteur dans des univers dont il ne soupçonnait pas l'intérêt. Dans l'un de ses précédents romans, Roissy, une autre histoire de femme déboussolée, elle avait réussi à nous embarquer dans le microcosme de l'aéroport parisien.

L'héroïne se sacrifie pour sauver son compagnon de ses démons

Ce curieux univers n'est que la toile de fond de l'intrigue, qui tente de saisir le mécanisme de l'emprise. Alice est une étrange fille, un peu chamane, qui a quitté le Guatemala à l'âge de 10 ans. Depuis la perte de cet éden, sa vie va de crise en crise. Très isolée, elle ne perçoit du monde que ses malheurs, de l'inflation à la guerre en Ukraine en passant par une étrange épidémie d'enfants endormis. Dans son drôle de travail, elle prend du recul et trouve un cocon hors du temps avec « les filles », ces femmes tout en jupes plissées et laine bouillie, mères de famille nombreuse ou future « vierge consacrée », et ces prélats au tutoiement systématique qui lui donnent du « mon petit » à longueur de journée.

À plusieurs reprises on s'attend à ce qu'Alice parvienne à quitter son bourreau. Mais elle ne raisonne plus, et tout nouveau savoir contribue à nourrir l'emprise. Elle se sacrifie pour sauver son compagnon de ses démons : « Je suis sa sainte. Je suis sa vie. Sa voie. Ma dévotion dorénavant sera totale. » Ira-t-elle jusqu'à mourir en martyre ? ■

EN VÉRITÉ, ALICE

Tiffany Tavernier, Sabine Wespieser éditeur, 288 pages, 22 euros (en librairies jeudi).

Anne-Laure Walter

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