Rencontre avec Éric Benzekri, le créateur de « Baron noir » et de « La Fièvre »

Le scénariste de la série politique culte s’attaque aux fractures identitaires dans sa nouvelle création. Rencontre avec un observateur acéré, angoissé par l’époque.
Éric Benzekri dissèque aussi des concepts complexes, comme la fenêtre d'Overton.
Éric Benzekri dissèque aussi des concepts complexes, comme la fenêtre d'Overton. (Crédits : © LTD / Patrice Normand/Leextra pour La Tribune Dimanche)

C'était lors du premier confinement, à l'hiver 2020. Canal+ diffuse la troisième saison de Baron noir, série d'Éric Benzekri dans laquelle Kad Merad joue un élu socialiste prêt à toutes les manigances. Depuis l'Élysée, Brigitte et Emmanuel Macron suivent cette fresque politique contemporaine. Le président fait passer un message au scénariste : cette fiction lui plaît, il aimerait le rencontrer. Dans la torpeur d'un pays immobilisé, Éric Benzekri est reçu au Palais.

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Emmanuel Macron fasciné par le personnage de Christophe Mercier

Le chef de l'État est fasciné par le personnage de Christophe Mercier, professeur de biologie star de YouTube qui se transforme en candidat outsider à l'élection présidentielle. Le parallèle avec Didier Raoult, le clivant professeur marseillais qui émerge au début de l'épidémie, est presque troublant. Emmanuel Macron lui-même ne s'est-il pas reconnu dans le personnage d'Amélie Dorendeu, énarque et ancienne conseillère du président devenue présidente ?

Quatre ans plus tard, cet ancien conseiller de Julien Dray et de Jean-Luc Mélenchon prend comme toile de fond le monde du football dans sa nouvelle série, La Fièvre, diffusée à partir de lundi sur Canal+. « Le football rassemble toutes les îles de l'archipel français ; c'est un bastion, l'un des rares domaines où l'on peut encore se réunir », estime Éric Benzekri, perché dans son bureau lumineux du 17e arrondissement de Paris, où il a écrit durant quatre-vingt-quatre jours ces six épisodes. « J'aime beaucoup l'idée de faire une série intello qui parle de foot, c'est désegmentant », théorise ce supporter du PSG.

Dans cette nouvelle fiction où l'on retrouve notamment Ana Girardot et Benjamin Biolay, Éric Benzekri tire tous les fils de l'air du temps dans une société où les opinions priment sur les faits : les fractures identitaires, le wokisme, l'emballement frénétique des réseaux sociaux, une humoriste d'extrême droite manipulatrice et, au milieu de tout cela, un tandem de communicants brillants qui tente de circonscrire le déchaînement de haine qui fait suite au coup de tête d'un joueur de foot noir, star de son équipe, à son entraîneur, homme blanc d'une cinquantaine d'années. « Le créateur de Mad Men, Matthew Weiner, avait résumé son œuvre en disant : "C'est une série sur la difficulté qu'il y a à vivre" ; si j'ajoute "ensemble", ça résume ce qu'est La Fièvre », décrit Éric Benzekri, qui place Les Soprano et The Wire dans son panthéon.

Quand on analyse le présent et qu'on l'étire un peu, on est à la frontière de l'avenir

Eric Benzekri

Éric Benzekri s'est surtout inspiré d'un homme, Jacques Pilhan

Pour écrire ce scénario, Éric Benzekri s'est surtout inspiré d'un homme, Jacques Pilhan, l'éminent communicant de François Mitterrand, Jacques Chirac ou encore Mikhaïl Gorbatchev, « un pape » qu'il admire et dont il ne reste que peu de traces écrites. Il a retrouvé les correspondances du « sorcier de l'Élysée » - dixit le journaliste François Bazin - avec François Mitterrand, dans lesquelles le publicitaire évoque les « commuters » , ces périurbains qui ont soif de revanche sociale, dans une description qui semble prémonitoire tant elle dépeint le mouvement des Gilets jaunes. Un trésor pour Éric Benzekri, qui s'en est inspiré pour concevoir une nouvelle série au moins aussi politique que Baron noir. Selon nos informations, la Fondation Jean-Jaurès a même décidé de faire de La Fièvre l'objet d'un rapport à part entière, autour du thème « Pensées sur l'embrasement », coordonné par Raphaël Llorca. La fondation réunit actuellement plusieurs hommes et femmes politiques issus de la gauche sociale-démocrate pour regarder la série et en tirer des leçons politiques. Le rapport sera publié au moment de la diffusion du dernier épisode de la série, mi-avril.

Nina Meurisse et Eric Benzekri

Sur le tournage du sixième épisode de « La Fièvre », avec l'actrice Nina Meurisse. (©LTD/Thibault Grabher/QUAD+TEN/Canal+)

Cet homme de 51 ans est un passionné, angoissé, affectif, pudique, et en perpétuelle ébullition pour comprendre les méandres de l'époque, dans ce qu'elle a de plus beau et de plus pernicieux. « Il fait partie de ces gens qui ont une intelligence au-dessus de la moyenne avec une propension au doute très au-dessus de la moyenne aussi », décrit l'une de ses anciennes coautrices. Il écrit entouré de ses piles de livres éparpillées un peu partout, récents comme anciens (Le Piège de l'identité de Yascha Mounk, La France en colères de Christophe Bourseiller, La Guerre de l'information de David Colon, Vers la guerre civile d'Alain Geismar, Serge July et Erlyne Morane...). Il digresse sans cesse, ne finit pas ses phrases, se reprend et glisse à tout bout de champ, soucieux que son propos ne soit pas intelligible : « Vous comprenez ce que je veux dire ? »

« Toubab »

Lui qui aime les punchlines, qu'il annote sur des papiers un peu partout, traque les mots qui surgissent dans le débat public. C'est comme ça qu'il choisit de placer le terme « toubab », que le Robert définit comme « européen, blanc », au cœur de sa série. Il invente aussi des expressions comme « l'espace passionnel », abondamment utilisé par les communicants de La Fièvre. Ce titre, il l'a tiré du livre de Stefan Zweig Le Monde d'hier - Souvenirs d'un Européen, l'autobiographie de l'écrivain autrichien parue en 1943. Une autre lecture, suggérée par sa psy, a déclenché l'écriture de cette série : Histoire d'un Allemand, ouvrage rédigé en 1939 par Sebastian Haffner. Ces deux titres ont pour point commun de décrire la fureur qui s'empare de l'Europe à cette époque.

Tous ceux qui le connaissent ont cette même phrase : « Éric lit tout, il voit tout. » Tel un boulimique, il s'abreuve des quotidiens, hebdos, blogs des politiques, jusqu'au programme du RN... Quand il ne lit pas, il écrit. Et vice versa. Les vingt-quatre heures qu'offre une journée lui semblent trop courtes pour faire les deux. Jamais rassasié, il passe son temps à échanger des articles avec les uns et les autres, qui reçoivent une salve de messages : « Tu as lu ça ? » ; « Lis ça, c'est incroyable. » L'homme à la silhouette fluette a une multitude de capteurs auprès de politiques, sondeurs, sociologues, chercheurs... Parmi eux, la sénatrice socialiste Laurence Rossignol, le député Insoumis Alexis Corbière, le directeur du département opinion de l'Ifop, Jérôme Fourquet, la présidente de l'agence Havas, Mayada Boulos, le spécialiste du djihadisme Hugo Micheron... Il scrute aussi les programmes télé, comme l'émission phare de M6 Recherche appartement ou maison pour décortiquer les profils sociologiques des participants et s'en inspirer. « Il est à son poste d'observation et scrute l'état du pays ; il est comme un journaliste qui devrait rendre sa copie tous les trois ans », compare le sondeur Jérôme Fourquet, avec qui le scénariste a beaucoup discuté de la méthode des sondages pour La Fièvre. Éric Benzekri a pris une nouvelle habitude : il retrouve régulièrement le communicant et essayiste Raphaël Llorca et l'auteur du livre à succès Le Mage du Kremlin, Giuliano da Empoli. La dernière fois qu'ils sont convenus de prendre un petit déjeuner ensemble, l'écrivain italo-suisse les avait prévenus : « Prévoyez cinq heures. » Éric Benzekri a trouvé l'idée géniale. Ils ont passé des heures attablés à refaire le monde.

Il fait de l'éducation populaire à travers le meilleur médium de l'époque, la série

Raphaël Llorca

De l'avis de tous ses proches, le scénariste ressemble au personnage principal de La Fièvre, Sam Berger, communicante talentueuse et torturée incarnée par Nina Meurisse. Dans le deuxième épisode, son psy lui glisse : « Vous ne pouvez pas attendre que le monde guérisse pour vous guérir vous-même. »

Comme elle, Benzekri vit l'actualité viscéralement, à l'affût de tous les signaux faibles. Les événements le percutent comme s'il s'en sentait parfois responsable. Lui-même l'admet : « Avec Sam, on a bien du mal à vivre heureux dans un monde malheureux. » Après le drame du bal de Crépol, suivi d'un emballement politique qui rappelle le scénario de La Fièvre, il ferme les écoutilles durant quatre jours pour que sa première source d'information soit le ressenti des personnes avec lesquelles il parle de cette histoire. Puis il regarde les replays des chaînes d'info en continu pour voir ce qu'il en ressort. « Il puise son inspiration dans le réel, dans l'observation des phénomènes politiques et des individus, pas dans la contemplation de lui-même, décrit son amie Laurence Rossignol. C'est la source de son hyper-lucidité. » Avant même la crise des Gilets jaunes, il passe des heures à lire les conversations des groupes Facebook contre la réduction de la vitesse sur les autoroutes. « J'ai fait un long voyage jusqu'à la Terre plate, glisse-t-il, les yeux soudainement embués. Quand je vois autant de haine, ça m'impacte et me donne le vertige. Je suis à la fois dégoûté et en empathie avec celui qui la véhicule, car il doit vraiment aller très mal. »

Benjamin Biolay

Benjamin Biolay dans « La Fièvre ». (©LTD/Remy Grandroques/QUAD+TEN/Canal+)

Mêler la politique et la fiction

Avec La Fièvre, Éric Benzekri continue de déployer ce qu'il sait faire de mieux : mêler la politique et la fiction. Le scénariste est ami avec le normalien Jonathan Guémas, conseiller en communication d'Emmanuel Macron, et le « conseiller mémoire » du président, l'ancien journaliste Bruno Roger-Petit. Mais il n'a jamais vraiment cru à la promesse du « nouveau monde », qui n'est pas le sien. C'est une tout autre ère de la politique qu'il a aimée, celle de la gauche des années 1990, avec SOS Racisme auprès d'Harlem Désir et de Malek Boutih, celle des interminables congrès du Parti socialiste. À cette époque, il échafaudait de grands plans avec Jean-Luc Mélenchon et Julien Dray. Ces deux-là incarnaient l'aile gauche du PS avec leur courant, la Gauche socialiste. Éric Benzekri avait alors rédigé, avec Delphine Batho, une motion sous forme de nouvelle titrée Sept Jours dans la vie d'Attika. « Sur le moment, on pense qu'on écrit pour l'Histoire, mais en fait on écrit pour la poussière », relativise-t-il aujourd'hui.

Épuisé par ces joutes sans fin, il a quitté la politique il y a dix-sept ans. Tout ce qu'il a connu de cette époque et de ses coups de billards à mille bandes a été couché dans Baron noir, avec l'aide d'Hélène Faure, ancienne plume de Manuels Valls devenue scénariste, qui a participé à l'écriture de la saison 3. Le côté prémonitoire à plusieurs égards de cette série est venu rappeler que la fiction pouvait parfois précéder la réalité. « Quand on analyse le pré- sent et qu'on l'étire un peu, on est à la frontière de l'avenir », théorise humblement Éric Benzekri. Jean-Luc Mélenchon parle de son ancien conseiller comme d'« un grand paléontologue qui connaît tout de la vie des dinosaures socialistes ». « Sur le plan de l'observation, détaille-t-il, c'est un esprit très pointu et qui a tiré de son expérience militante l'habitude de repérer les lignes de faille dans la société, d'où sort une énergie qui peut être positive ou négative. Dans ce domaine, il est particulièrement fin et intelligent. »

Éric Benzekri explore aussi dans cette nouvelle fiction l'une de ses principales angoisses, « la mise aux normes de toutes les catégories de l'époque par rapport aux réseaux sociaux ».

« C'est un délire collectif dans lequel nous sommes plongés, et une soumission générale, développe-t-il. Ça m'inquiète beaucoup. Vous échangez avec des gens qui pensent comme vous et donc vous pensez de plus en plus comme vous. C'est le contraire du roman, on part du collectif pour aller vers l'individu. » Dans l'agence de communication de Sam Berger, un mur d'écrans sur lequel apparaissent simultanément tous les réseaux sociaux illustre la manière dont un micro-événement peut devenir viral et hors de contrôle. Éric Benzekri dissèque aussi des concepts complexes, comme la fenêtre d'Overton. « Il fait de l'éducation populaire à travers le meilleur médium de l'époque, la série », loue Raphaël Llorca.

Depuis qu'il a mis ses angoisses dans cette nouvelle fiction, Éric Benzekri se sent mieux, comme soulagé. C'est déjà ce qu'il avait ressenti avec Baron noir. Pour décrire ce mécanisme, il raconte une « blague juive » : « C'est l'histoire d'un homme qui ne dort plus la nuit car il doit des sous à son voisin, qu'il voit tous les jours par sa fenêtre. Il avoue à sa femme qu'il n'a pas l'argent pour les lui rendre. Alors, un soir, elle ouvre la fenêtre et lance au voisin : "Mon mari ne vous rendra pas les sous car il ne les a pas." Elle referme la fenêtre et dit : "Voilà. Maintenant, c'est lui qui ne dormira plus de la nuit." C'est pareil avec mes séries. »

Éric Benzekri en sept dates

1973

Naissance à Sartrouville

Années 1990

Rejoint l'Unef-ID puis la Gauche socialiste, courant fondé par Jean-Luc Mélenchon et Julien Dray

2000-2002

Membre du cabinet de Jean-Luc Mélenchon, alors ministre délégué à l'Enseignement professionnel

2007

S'éloigne de la politique

2010-2012 Maison close (saison 1) Lascars

2016-2020 Baron noir

2024 La Fièvre

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