Noir,c'est noir, mais il y a encore un peu d'espoir. Ce pourrait être la devise de Matthieu Pigasse, 55 ans. Banquier d'affaires depuis plus de vingt ans, mais aussi mélomane, entrepreneur, écrivain, ce littéraire contrarié vient de publier son quatrième ouvrage, La Lumière du chaos (éd. de L'Observatoire). « Pessimiste actif », celui qui a commencé sa carrière au ministère des Finances au sein des équipes du Trésor chargées de la gestion de la dette, avant de devenir l'un des conseillers de Dominique Strauss-Kahn et de Laurent Fabius à Bercy, vit un paradoxe permanent. Et savoure d'indéniables succès professionnels, tout en dénonçant un déclin planétaire.
Son livre éreinte un monde en désintégration : « Le capitalisme libéral ne profite plus en rien aux populations, ne peut pas répondre aux plus grands défis de ce siècle, écrit-il dans les dernières pages. Aux menaces pesant sur la démocratie et au risque individuel de la déchéance sociale s'ajoute désormais le risque collectif de la fin de la planète. » L'auteur avait déposé le titre depuis quelques années : « Ce livre est une sorte d'anthologie personnelle, confie-t-il. J'avais envie de partager ce qui m'a construit, mes références littéraires, musicales, mais aussi économiques, financières et politiques. »
L'éclectisme est la marque de fabrique de ce « dealmaker » qui ne peut travailler sans musique, écoutée à plein volume et sans casque, cinq à six heures par jour. Albert Camus, le groupe punk 7 Seconds, l'économiste Stephanie Kelton, le poète Henri Michaux ou l'historien Thucydide se côtoient dans un plaidoyer pour une société qui doit profondément changer pour préserver un modèle démocratique menacé : « Si rien ne change, cela conduira inéluctablement soit à une rupture violente, soit à un nouveau fascisme. » Expert reconnu de la dette souveraine, dont il vient de lancer l'activité chez Centerview Partners, puisque cet ancien associé de Lazard a géré entre autres celles de la Grèce, du Venezuela ou de l'Équateur, au côté d'un ami proche, l'économiste Daniel Cohen, disparu cet été, Matthieu Pigasse était en Argentine au moment de l'élection surprise de Javier Milei. Sa longue fréquentation du chaos n'est pas uniquement théorique.
Dans son métier, en revanche, le désordre s'efface pour laisser place à une organisation exigeante qui lui a permis en un peu plus de trois ans d'enchaîner les succès. Après Lazard, pilier de l'activité fusions-acquisitions où il a passé près de vingt ans, de 2002 à 2019, Matthieu Pigasse a rejoint l'américain Centerview Partners et créé sa filiale française quelques semaines avant le début de la pandémie. Centerview est une « boutique », dans l'idiome de Wall Street. Autrement dit, une petite structure, agile, indépendante, face aux colosses tels que JP Morgan ou Goldman Sachs.
Du sur-mesure pour des clients fidèles
Fondée en 2006 par deux grands noms du secteur, Blair Effron (spécialiste entre autres de l'industrie pharmaceutique) et Robert Pruzan (biens de consommation), elle s'est imposée en un temps record. Le chiffre d'affaires de cette banque non cotée atteignait 1,5 milliard de dollars dès 2021, selon les estimations. En 2023, Centerview Partners a orchestré deux des plus importants deals de l'année : la vente de Credit Suisse à UBS, et la cession de la Silicon Valley Bank à First Citizens. Avec 550 salariés et 67 associés, la nouvelle venue était classée troisième en début d'année dans un marché des fusions-acquisitions, quatrième actuellement. Le tout dans une activité en chute de 45 % mondialement (et de 63 % en Europe) entre 2022 et 2023, soit le plus fort recul depuis 2001, pour cause de ralentissement économique global et de hausses continues des taux d'intérêt.
La France n'est pas en reste. Avec 50 salariés et ses trois associés, Nicolas Constant, Pierre Pasqual, tous deux également venus de Lazard, ainsi que Yann Krychowski, un ancien de la banque d'investissement de Barclays en France, le patron de Centerview Partners Europe a signé quatre des opérations les plus significatives de l'année, pour le compte de Sanofi, L'Oréal, Kering et Thales. Et une transaction par mois, en moyenne, depuis les débuts. Banquiers conseil plutôt que d'affaires, le quatuor et leurs équipes réalisent du sur-mesure pour le compte de clients fidèles. « La France a cette caractéristique exceptionnelle d'avoir des entreprises nationales qui sont aussi des champions mondiaux », souligne Matthieu Pigasse, pour qui cette conception du métier les rapproche des cabinets de conseil en stratégie, à l'image de McKinsey.
Lui-même entrepreneur, entre autres avec la constitution du groupe Combat Media (Les Inrocks, Radio Nova, Rock en Seine...), proche de Xavier Niel, avec qui il a fondé Mediawan et Teract, aux côtés cette fois également de Moez-Alexandre Zouari (Picard), il met en avant une culture différente. À mi-chemin entre un collectif soudé « à la vie à la mort » et une farouche volonté de gagner, façon Duran Duran et Hungry Like the Wolf (« affamé comme un loup », en VF). Un univers où la mobilisation est de règle, sans compter les heures, comme il est d'usage dans la finance de haute volée. « Je suis dubitatif sur le télétravail, parce que rien ne remplace le contact humain, en particulier dans notre métier », précise-t-il. Les recrutements se poursuivent, avec trois arrivées ces dernières semaines. Et les envois de CV se multiplient. ■
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