Découplage, guerre commerciale, tensions entre les blocs : comment l’Inde tire son épingle du jeu

Dans un contexte international turbulent, le Premier ministre indien Narendra Modi accumule les succès diplomatiques en ménageant la chèvre et le chou. De quoi stimuler la croissance d’un écosystème des nouvelles technologies en plein essor, à condition que l’Inde parvienne à surmonter ses propres faiblesses et contradictions.
Narendra Modi avec Emmanuel Macron.
Narendra Modi avec Emmanuel Macron. (Crédits : PASCAL ROSSIGNOL)

Narendra Modi est-il un as de la diplomatie ? Son calendrier prouve en tout cas la capacité de son pays à conserver une position de neutralité entre des blocs de plus en plus hostiles les uns aux autres. En juin, à Washington, il obtient de Joe Biden la promesse d'investissements pour développer la production de véhicules électriques en Inde, ainsi que la construction par le géant américain des semi-conducteurs Micron  d'une nouvelle usine à Guarajat, la toute première de l'entreprise en Inde. Coût estimé : 825 millions de dollars.

Quelques semaines plus tard, Narendra Modi est invité à Paris, pour le défilé du 14 juillet, dont il repart avec, en plus de la Légion d'honneur, un contrat en poche pour l'achat de 26 Rafales et trois sous-marins. Ces derniers jours, c'est à Johannesburg que le Premier ministre indien se trouvait, pour le sommet des Brics, en attendant d'accueillir le prochain sommet du G20 en Inde en septembre. Lors d'un récent appel téléphonique avec Vladimir Poutine, les deux dirigeants ont en outre parlé de renforcer la coopération entre leurs deux pays.

Une économie en plein essor

C'est d'abord le dynamisme économique de l'Inde, pays le plus peuplé du monde et doté de la plus forte croissance parmi les grandes nations, qui lui vaut d'être courtisé par les différentes puissances. Le pays de Narendra Modi devrait croître de 6% en 2023, après plus de 6,5% en 2022, et un fort rebond post-Covid à +8,7% en 2021. L'indice boursier de Bombay, le Sensex, a quant à lui plus que doublé en deux ans.

Une dynamique positive qui s'inscrit sur le long terme : au cours des trente dernières années, le PIB par habitant indien a crû de 245%. Une part non négligeable de la population demeure toutefois sous le seuil de pauvreté, ce qui représente un défi conséquent, mais signifie aussi que le pays possède encore un fort potentiel de croissance, et que son marché intérieur peut largement s'accroître.

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Grâce à l'établissement des Instituts Indiens de Technologie par le Ministère de l'Éducation durant les années 1950, le pays forme un grand nombre d'ingénieurs qualifiés. Un atout qui, associé au faible coût du travail et à la maîtrise de l'anglais, a fait de l'Inde un pôle très attractif pour les multinationales cherchant à délocaliser une partie de leurs départements IT.

Plus de 100 licornes

Ceci a, en retour, favorisé l'émergence d'un écosystème de jeunes pousses dynamiques, d'abord dans le domaine du logiciel en tant que service (SaaS) puis au-delà. L'an passé, le pays a fêté sa centième licorne, avec l'accession de la néobanque Open à ce statut envié. L'écosystème technologique indien est également soutenu par trois grands conglomérats qui investissent à tour de bras : Reliance, Tata et Adani.

Le pays commence ainsi à acquérir une excellente dans des technologies de pointe, comme l'informatique quantique. En avril dernier, le gouvernement a annoncé l'investissement de 700 millions d'euros dans une Mission Quantique Nationale visant à mettre en service un ordinateur fonctionnel d'ici 2031 et faire de l'Inde l'un des leaders de cette technologie.

Mais aussi le spatial : l'alunissage de la mission Chandrayaan-3 vient de permettre au pays de rejoindre le cercle très fermé des grandes puissances (avec les États-Unis, la Russie et la Chine) ayant réussi à se poser sur notre satellite. L'Inde compte désormais plus de 140 jeunes pousses spatiales, contre cinq seulement début 2020. Skyroot, l'une des plus matures, envisage de mettre 30.000 satellites en orbite d'ici la fin de la décennie.

Une diplomatie prudente et équilibrée

Dans un contexte géopolitique de plus en plus tendu entre les blocs, où les notions de découplage, de démondialisation et de relocalisation sont à la mode, l'Inde se démarque en outre par une diplomatie prudente, une neutralité assumée qui lui permet négocier avec tout le monde. Un choix particulièrement manifeste dans le cadre de la guerre en Ukraine, conflit dans lequel l'Inde a pris grand soin de ne pas choisir son camp. Une décision qui s'explique notamment par des contraintes domestiques, selon Jean-Joseph Boillot, chercheur à l'Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), un laboratoire d'idées français, et spécialiste de l'Inde.

« L'Inde est un pays très dépendant des prix mondiaux de l'énergie et chaque crise énergétique ou financière y provoque une crise économique, par le biais soit de l'explosion de son déficit du commerce extérieur, soit du retournement des marchés financiers qui déprime aussitôt l'investissement et donc la croissance. Pour les Indiens, les sanctions décidées par les pays occidentaux vont provoquer une crise économique majeure qui atteindra d'abord les pays les plus pauvres. »

Mais aussi par une stratégie géopolitique longuement mûrie au fil des décennies. « Pour l'Inde, l'ennemi naturel est la Chine. Outre la cuisante défaite de 1962 et les incursions constantes aux frontières depuis quelques années, sa puissance montante inquiète de plus en plus New Delhi qui est à la recherche d'alliés de poids.

L'Inde et la Russie partagent, elles, une relation vieille de plusieurs décennies, principalement axée sur la défense, la sécurité et la coopération spatiale depuis les années 1970.

Pour New Delhi, la Russie s'est toujours comportée en allié fidèle. Il faut désormais éviter qu'elle ne bascule vers la Chine. La crise actuelle va en outre renforcer son rôle de fournisseur stratégique d'hydrocarbures bon marché et payable en roupie », note le chercheur.

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Enfin, l'Inde a besoin de continuer à commercer avec les deux blocs : ses relations commerciales avec les États-Unis, à hauteur de 100 milliards de dollars par an, sont non négligeables. Avec la Chine, ce chiffre est encore deux fois plus élevé.

Les faiblesses de l'Inde

Si nombre de signaux sont au vert, l'Inde compte malgré tout des faiblesses susceptibles de freiner son développement. Une base industrielle qui demeure très en deçà de celle de la Chine, d'abord. Le production annuelle de voitures y est par exemple d'environ 5 millions, contre 25 millions pour son voisin. Les exportations manufacturières de la Chine sont dix fois supérieures à celles de l'Inde.

Malgré la qualité de ses ingénieurs, le pays accuse également un retard autour de la formation de ses actifs, selon Andrea Goldstein, responsable de l'Inde au sein de l'OCDE. « Le taux de scolarité et la qualité de l'enseignement demeurent assez faibles, ce qui se ressent dans les tests internationaux. »

Par rapport à son voisin chinois, l'Inde accuse également un gros retard au niveau des infrastructures. C'est particulièrement flagrant pour ce qui concerne le réseau ferroviaire : le pays compte 500 km de rails pour trains grande vitesse, dont une partie est encore en construction, contre plus de 8.000 km en Chine. L'Empire du Milieu dispose en outre de trains pouvant atteindre les 350 km/h, contre 200 km/h en Inde.

Enfin, le climat des affaires indien demeure complexe et peu favorable, miné par la corruption et la bureaucratie.

« On compte de nombreuses entraves administratives, de l'opacité et du favoritisme dans les marchés publics, l'économie informelle occupe encore une place très importante et les tribunaux prennent beaucoup trop de temps pour rendre leurs décisions, même si des avancés importantes ont récemment été réalisées en matière de digitalisation de l'administration publique, du régime des faillites et des systèmes de paiement », note Andrea Goldstein.

Tout cela vaut à l'Inde de figurer en très mauvaise place dans les classements sur la liberté économique.

Enfin, le marché indien demeure très protectionniste et peu accessible aux acteurs étrangers. Lors de la visite de Modi à Washington, Joe Biden a obtenu la levée de certaines barrières douanières, et un traité de libre-échange avec l'Union européenne est en négociation depuis plusieurs années. Il se heurte toutefois à d'importants obstacles qui rendent sa signature peu probable, du moins à court terme, selon Andrea Goldstein.

« L'opinion publique indienne est globalement hostile au libre-échange, il y a donc peu de chances pour que Modi prenne le risque de signer ce traité avant les élections de 2024. Côté européen, ce qui bloque, c'est une clause facilitant l'obtention de visas de travail temporaires pour les travailleurs qualifiés indiens, sur le modèle de ce qui existe aux États-Unis, l'immigration étant un sujet très sensible sur le vieux continent. »

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Enfin, les atteintes aux droits de l'homme perpétrées par le gouvernement de Narendra Modi pourraient également nuire à l'image de son pays auprès des Occidentaux. Si cette problématique est pour l'heure mise sous le tapis dans la mesure où le découplage avec la Chine est à l'ordre du jour, elle pourrait reprendre de l'importance si les relations entre l'Empire du Milieu et l'Occident venaient à s'améliorer.

Commentaire 1
à écrit le 31/08/2023 à 9:36
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Parce que volonté de l'empire américain.

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