Un an après, Washington enfonce le clou. Mardi dernier, le département du Commerce des États-Unis a annoncé de nouvelles restrictions à l'exportation vers la Chine pour les puces de Nvidia consacrées à l'intelligence artificielle (IA).
À l'automne dernier, l'administration Biden avait déjà interdit au géant américain, leader mondial du domaine, d'exporter ses puces les plus avancées vers l'Empire du Milieu, et notamment la H100, fleuron de l'entreprise taillée notamment pour l'IA générative. Washington avait alors affirmé craindre que ces équipements soient intégrés à du matériel militaire, susceptible d'être utilisé contre les Américains et leurs alliés, alors que les tensions autour de Taïwan sont au plus haut. Nvidia avait réagi en lançant deux puces moins puissantes, H800 et A800, calibrées pour se plier aux restrictions. Tencent, ByteDance, Alibaba ainsi que Baidu avaient ainsi pu passer d'importantes commandes auprès de Nvidia. Avec ce nouveau tour de vis, les entreprises chinoises devront également se passer de celles-ci.
Un impact limité à court terme pour Nvidia
L'action de Nvidia a dévissé de 5% après cette annonce. Mais l'entreprise assure que l'impact immédiat sur ses ventes sera limité. « Étant donnée la demande mondiale pour nos produits, nous ne prévoyons pas d'impact à court terme significatif sur nos résultats financiers », confie un porte-parole de l'entreprise à La Tribune.
En effet, Nvidia est aujourd'hui confrontée à une demande si importante qu'elle peine à la satisfaire. L'entreprise est spécialisée dans les unités de traitement graphiques (ou graphic processing units, GPUs, par opposition aux central processing units ou CPUs, les microprocesseurs traditionnels), utilisées pour l'intelligence artificielle, et sur lesquelles Nvidia détient une part de marché de 88%, selon Jon Peddie Research, un cabinet de recherche en informatique. Avec la folie autour de l'IA générative qui gagne tout le monde depuis un an, elle a vu la demande s'envoler.
« La dernière fois que Nvidia a évoqué la question, elle parlait d'un carnet de commandes rempli sur les neuf prochains mois. Étant donnée la visibilité dont on bénéficie sur 2024, on peut estimer que c'est aujourd'hui passé à 12 ou 18 mois. On connaît la quantité de puces qui vont aller dans les réseaux pour connecter des clusters d'IA, on sait combien Broadcom veut en vendre l'an prochain, par exemple, il y a donc peu de doutes quant au fait que 2024 va être une excellente année pour Nvidia. Ce qu'elle ne peut vendre aux Chinois, elle le vendra à d'autres », décrypte Antoine Chkaiban, analyste chez News Street Research, un cabinet d'intelligence de marché.
À long terme, l'impact devrait toutefois se faire ressentir. En effet, selon Antoine Chkaiban, « la Chine représente entre 20 et 25% des ventes de GPUs pour les centres de données », ce qui inclut principalement des puces utilisées dans les supercalculateurs pour l'IA. Une part loin d'être négligeable, et donc potentiellement un gros manque à gagner pour Nvidia.
Casse-tête chinois
Entamée sous Donald Trump et poursuivie par Joe Biden, la politique de sanctions adoptée par Washington contre la Chine a pour objectif de freiner l'avancée de l'Empire du Milieu sur l'IA. « Ces nouvelles sanctions visent à mieux contrôler l'accès à la puissance informatique, ce qui va significativement ralentir le développement par la Chine de modèles de pointes, qui pourraient menacer les États-Unis et nos alliés, notamment en étant mis au service de l'armée », a ainsi affirmé la secrétaire au Commerce, Gina Raimondo, à l'annonce de cette nouvelle vague de restrictions.
Que celles-ci soient motivées par de véritables craintes en matière de sécurité nationale ou par la compétition économique, force est de constater qu'elles sont efficaces. En 2018, avant d'être pris pour cible par l'administration Trump, Huawei était le troisième vendeur de smartphones au monde, avec 16% de parts de marché. Celles-ci sont désormais tombées à 4%, et le constructeur ne figure même plus dans le top 5.
En outre, s'il a récemment suscité la surprise en sortant une puce 5G maison pour équiper son dernier smartphone, celle-ci reste inférieure aux meilleures productions du marché. « Il s'agit d'une puce de 7 nanomètres, là où TSMC et Samsung font du 3 nanomètres : Huawei a donc deux générations de retard et est au niveau où était l'iPhone il y a quatre ans », note Antoine Chkaiban. En mars dernier, Baidu, un autre géant chinois, a sorti Ernie AI, la réponse de l'Empire du Milieu à ChatGPT, qui s'est cependant révélée inférieure au bébé d'OpenAI.
Si elles frappent sévèrement les BATX, les sanctions risquent toutefois d'être facilement contournées par les jeunes pousses chinoises de l'IA. De fait, elles pourront se tourner vers les géants du cloud, pour l'heure non concernés par les sanctions, afin de louer la puissance de calcul dont ils ont besoin. Certes, le gouvernement américain pourrait interdire à Google Cloud, AWS et Microsoft Azure de signer de tels contrats avec les géants chinois. Il sera toutefois très difficile de surveiller toutes les jeunes pousses chinoises souhaitant faire de même, et qui pourraient par exemple se contenter d'ouvrir une filiale aux États-Unis pour passer entre les mailles du filet.
Un lobbying demeuré sans effets
La nouvelle vague de sanctions vise également à s'adapter aux techniques adoptées par les entreprises chinoises pour mettre la main sur les précieuses puces de Nvidia malgré les restrictions. Une technique fréquemment utilisée consiste à passer par une filière basée à l'étranger ou par des entreprises situées dans un pays allié de Pékin. Désormais, ces deux cas de figure sont également couverts par les sanctions.
C'est ainsi une stratégie de plus en plus restrictive et omnicanale qui se met en place depuis Washington, et qui ne se cantonne pas aux seules restrictions à l'exportation de puces informatiques. Sous la pression de Washington, le gouvernement néerlandais refuse par exemple d'exporter vers la Chine les machines de son fleuron ASML spécialisées dans la lithographie par rayonnement ultraviolet extrême, indispensables à la production des semi-conducteurs les plus avancés. En mai, la Chine a riposté aux sanctions américaines en ciblant l'Américain Micron.
En juillet dernier, la Semiconductor Industry Association, lobby industriel américain, a appelé l'administration Biden à éviter une nouvelle vague de sanctions, arguant qu'elles pourraient accentuer les difficultés d'une industrie déjà consacrée à une baisse de la demande. Une requête visiblement restée lettre morte.