Armement : des relocalisations très ciblées mais essentielles

Munitions, composants, matières premières... Exposée relativement faiblement à des dépendances étrangères (10% de sa production), l'industrie de défense fait toutefois aujourd'hui l'objet d'une attention du ministère des Armées pour réduire certaines de ses vulnérabilités.
Michel Cabirol
« La production des charges modulaires pour les obus de 155 mm a été multipliée par six en France », selon le PDG d'Eurenco, Thierry Francou.
« La production des charges modulaires pour les obus de 155 mm a été multipliée par six en France », selon le PDG d'Eurenco, Thierry Francou. (Crédits : Eurenco)

Un « reset » majuscule...C'est l'histoire d'un changement de paradigme inimaginable encore à l'aube de l'année 2020 où de nombreux responsables politiques et industriels vantaient encore sans aucune vision à long terme les avantages économiques et financiers de la mondialisation. La crise sanitaire (Covid 19) puis la guerre en Ukraine ont remis en question un certain nombre de convictions en révélant brutalement et cruellement aux responsables politiques et industriels français (mais pas que) les vulnérabilités de la France et de ses filières industrielles, qui dépendent de plus en plus des pays étrangers pour les approvisionnements stratégiques notamment.

« Nous avons fini par penser, dans les années 90 et 2000, que l'Europe était devenue un gros marché, confortable, théâtre d'influence et de prédation à tout-va (...) Funeste erreur ! Nous devons pour ces infrastructures critiques, retrouver, au niveau européen, une vraie politique de souveraineté ! », avait très clairement expliqué en février 2020 à l'École de guerre Emmanuel Macron.

L'industrie de défense, qui semblait par définition être souveraine plus que toute autre secteur, n'échappe pas non plus à cette exposition risquée de dépendances étrangères (majoritairement en Europe), qui représentent 10% environ de la production de l'industrie de l'armement tricolore. La sécurisation des chaînes d'approvisionnement implique donc, lorsque cela est possible, la relocalisation de certaines productions dans un objectif de réduction des dépendances vis-à-vis d'États étrangers et de diminution des risques logistiques ou de priorisation économique. « Cette dépendance n'était pas une erreur dans le passé. Dans le contexte d'avant, on pouvait accepter certaines choses. On a revisité tout cela dans le contexte d'aujourd'hui et cela peut changer la façon de sourcer certaines matières premières », a expliqué lors du Paris Air Forum organisé le 16 juin par La Tribune Alexandre Lahousse, chef du service des affaires industrielles et de l'intelligence économique à la direction générale de l'armement (DGA).

Les dossiers des PME Segault et Photonis, promises dans un premier temps à des acheteurs américains, ont été des marqueurs forts de cette politique de sécurisation des approvisionnements. C'est le cas aussi d'Aubert & Duval, vendu par Eramet et racheté in fine par Safran, Airbus et Tikehau Capital. Mais l'État balance souvent sur ces dossiers entre attractivité de la France et souveraineté. Le chemin de crête reste toujours très étroit. D'autant que le ministère de l'Économie cumule en son sein deux objectifs inconciliables.

ITAR, la dépendance vis-à-vis des Etats-Unis

Cette problématique de dépendance stratégique n'est pourtant pas nouvelle. Ainsi, l'industrie de défense, malmenée par les réglementations américaines ITAR et EAR (bientôt chinoises), a fait l'objet d'avertissements sans frais. Elles provoquent encore des sueurs froides à ses principaux industriels contraints de demander des autorisations d'exportation aux Etats-Unis. Ils ont notamment essuyé des refus spectaculaires comme la réexportation d'un composant américain sur le missile Scalp en Égypte. Une péripétie qui avait beaucoup retardé la deuxième vente du Rafale à l'armée de l'air égyptienne. Plus généralement, les entreprises françaises les plus importantes formulent chacune chaque année environ de 800 à 1.000 demandes de licences au Directorate of defense trade controls (Direction des contrôles commerciaux de la défense), selon la Cour des comptes.

L'ex-ministre des Armées Florence Parly s'était décidée à lancer un plan pour réduire les dépendances de l'industrie d'armement aux composants américains qui entrent dans la fabrication des programmes français. Lors d'une audition en juillet 2018 à l'Assemblée nationale, Florence Parly avait reconnu que la France était « à la merci des Américains quand nos matériels sont concernés ». En dépit d'une désensibilisation très ciblée de certains systèmes d'arme (missiles, dont le futur missile air-air MICA NG) aux réglementations américaines, les industriels français restent toujours à la merci d'un refus des Etats-Unis, capables sans état d'âme de favoriser ses champions dans le cadre des compétitions à l'international comme le Rafale en Égypte et au Qatar.

Économie de guerre : de nouvelles relocalisations

Puis sont venues la crise sanitaire et la guerre en Ukraine. Dans le cadre des retours d'expériences, le ministère des Armées a décidé de lancer à son tour un nouveau plan de relocalisation ciblé. « Ce sont les difficultés rencontrées pendant la pandémie dans la gestion des stocks stratégiques et dans les chaînes logistiques qui justifient aujourd'hui les efforts de relocalisation que je mène, a expliqué le ministre des Armées, Sébastien Lecornu lors d'une audition en avril dernier à l'Assemblée nationale. La sécurisation des chaînes logistiques est un enjeu majeur ». C'est l'un des axes forts du plan de Sébastien Lecornu pour renforcer la résilience de l'industrie de l'armement tricolore dans le cadre de l'économie de guerre, un concept lancé par Emmanuel Macron en juin 2022 au salon de l'armement terrestre Eurosatory. Et le ministère souhaite réduire les dépendances stratégiques de l'industrie d'armement française (environ 10%).

« Le contexte a changé et ce qui était acceptable autrefois ne l'est plus aujourd'hui. Comment y parvenir ? Nous allons diversifier les fournisseurs, y compris étrangers, et relocaliser les activités lorsque c'est possible », explique Alexandre Lahousse dans une interview accordée au site du ministère des Armées.

Les industriels n'ont toutefois pas attendu l'arrivée du ministre à l'Hôtel de Brienne pour faire leur boulot... d'industriel. « Depuis plusieurs années, avec la crise Covid-19, la crise d'approvisionnement des matières premières, la crise d'approvisionnement des composants électroniques et la crise énergétique, les industriels ont tous mis en place, avec le concours de la DGA, des observatoires de nos fournisseurs les plus critiques », a expliqué début mai à l'Assemblée nationale le directeur général de Nexter, Nicolas Chamussy. En dépit d'une chaîne de sous-traitance déjà très implantée en France, les industriels tentent de jouer le jeu de Sébastien Lecornu qui met la pression sur les entreprises pour relocaliser un certain nombre d'activités.

C'est notamment le cas des entreprises spécialisées dans l'armement terrestre. « Être plus souverain est une exigence forte que nous avons bien prise en compte, même si dans les faits, 95 % de notre chaîne de fournisseurs est localisée sur le territoire national », a rappelé le directeur général de Nexter Nicolas Chamussy au cours de cette audition. Le groupe travaille toutefois sur des projets de relocalisation très modestes compte tenu de l'implantation très française de sa chaine de sous-traitance. Présent également à l'Assemblée nationale, le patron d'Arquus Emmanuel Levacher était aussi sur la même longueur d'onde que son partenaire et concurrent : « Nous nous efforçons de relocaliser un certain nombre de filières ayant quitté le territoire national mais il est également important de soutenir les filières toujours présentes sur place ». Pour le patron d'Arquus, cet effort reste également insignifiant.

Des projets de relocalisation mais...

La majorité des projets actuellement à l'étude au ministère des Armées concernent principalement le domaine des munitions, de l'artillerie (notamment les frappes sol-sol de longue portée de type Himars) et des composants électroniques. « Nous nous efforçons également de relocaliser, dès que possible, certaines filières. Je pense en particulier à la poudre noire servant à la fabrication de nos obus de gros calibre, aux corps de bombe et, même si cela peut paraître assez ésotérique, aux baguettes de soudage pour les aciers de plateformes navales », avait expliqué fin novembre 2022 Emmanuel Chiva. Le ministère souhaite notamment relocaliser la production des disques des turbines haute-pression, des pièces critiques pour les moteurs d'hélicoptères, jusqu'ici fabriquées aux États-Unis et forgées en Angleterre, qui seront désormais produites par Aubert & Duval dans le Puy-de-Dôme.

« Au total, huit projets de relocalisation sont en cours d'instruction », a confié en avril dernier le ministre des Armées à l'Assemblée nationale. Lors du Paris Air Forum, Alexandre Lahousse a été beaucoup plus précis. Il est vrai que la DGA a reçu de l'industrie, majoritairement des PME, en général poussées par les maîtres d'œuvre de filière, « un peu plus de 30 dossiers »« Une quinzaine ont déjà été sélectionnés par la DGA, une dizaine pour lesquels on continue de discuter et on travaille avec Bercy dans le cadre de France 2030 quand il s'agit d'industrie à la fois militaire et civile pour lancer. On a déjà un certain nombre de projets qui sont prêts à être lancés. Il faut maintenant appuyer sur le bouton », a-t-il souligné.

Des projets proposés par les industriels n'ont toutefois pas vu le jour à l'image de celui de Safran qui souhaitait rapatrier en France une partie de la production des cellules du drone Patroller fabriquées en Allemagne par Stemme AG (est de Berlin), spécialiste des moto-planeurs. Plus précisément, Safran étudiait un investissement d'une deuxième chaîne d'assemblage de la cellule en France. Mais à la condition d'avoir des commandes supplémentaires de Patroller. Ce qui n'a pas été finalement le cas. « Toutes ces propositions, qui sont en ligne avec les priorités énoncées par le ministère des armées, ont pour objectif de nous engager à être plus agiles et réactifs dans le contexte d'économie de guerre », avait pourtant assuré à l'Assemblée nationale le président de Safran Electronics & Defense, Franck Saudo.

Par ailleurs, l'industriel étudie également la relocalisation de la capacité de production des outils de type lance-roquettes unitaires à partir des bombes AASM. Safran propose une adaptation du système AASM pour des frappes sol-sol de longue portée. « Nous sommes ici dans un cas d'école de l'application de l'économie de guerre, avec une modalité de développement agile et rapide, mais une solution pragmatique et compétitive : plutôt que de développer un nouveau système, nous concilierions l'adaptation d'un système existant, tout en garantissant l'autonomie et l'indépendance stratégique avec une solution de souveraineté », avait-il expliqué. Mais le ministère des Armées hésite entre une solution souveraine et un achat sur étagère à l'étranger. « La première possibilité consiste à prendre une solution sur étagère, c'est-à-dire la solution HIMARS, qui a l'avantage d'exister mais introduit un risque de dépendance. L'autre possibilité serait de développer une solution souveraine nationale ou européenne », a souligné début mai à l'Assemblée nationale Emmanuel Chiva.

Mais le projet le plus emblématique du moment reste la relocalisation réussie d'une filière poudre menée par le leader européen des explosifs, propulseurs et combustibles pour les munitions d'artillerie, Eurenco. Cet industriel français (250 millions de chiffre d'affaires pour 1.200 salariés) a investi à Bergerac (Dordogne) pour construire un site de production de poudres propulsives dédiées principalement aux obus de 155 mm. Il vise une capacité de 95.000 coups complets par an à partir de l'été 2025 (soit 1.200 tonnes de poudre propulsive qui permettront de fabriquer 500.000 charges modulaires). Ce projet de 60 millions d'euros (dont 50 millions autofinancés) a mûri depuis 2019 et arrive à pic pour Eurenco, qui a identifié de nouveaux besoins mondiaux, mais aussi pour... Sébastien Lecornu dans le cadre de sa politique de relocalisation des productions souveraines. D'autant qu'au début de la guerre en Ukraine, le site suédois d'Eurenco est arrivé à saturation et a donc livré en priorité les forces armées suédoises.

Au-delà de cette relocalisation, le ministère travaille en partenariat avec les industriels sur la création d'une filière de recyclage du titane en France pour s'émanciper du producteur russe de titane pour l'aéronautique, VSMPO-AVISMA. « Le COVID-19 a révélé la dépendance préoccupante de nombreuses filières d'approvisionnement en matières premières à des pays extérieurs à l'Union européenne », a d'ailleurs fait observer en avril Sébastien Lecornu. En France, une filière de recyclage des chutes de titane est en cours de développement. Pourquoi ? Près de 90% du titane utilisé dans le cadre de la fabrication de pièces usinées finit sous forme de chutes. L'idée est donc de valoriser ces chutes par EcoTitanium. « Cette filière pourrait représenter une capacité de plusieurs milliers de tonnes annuelles d'alliage recyclé », estime une étude du Crédit Agricole publiée en mars dernier. Au-delà, les industriels français peuvent se fournir... aux Etats-Unis. Mais clairement, ils passeraient d'une dépendance à une autre.

« Cette situation constitue une alternative temporaire, car en cas de niveau trop bas des stocks de titane américain, la priorité sera très probablement donnée aux entreprises nationales », note cette étude du Crédit Agricole.

Composants : vers des productions plus souveraines

L'un des points critiques de vulnérabilité des industriels français et européens, et donc de la filière défense, ce sont les semi-conducteurs. L'Europe, qui ne produit que 10 % des semi-conducteurs dans le monde, a développé une trop forte dépendance aux semi-conducteurs importés d'Asie. La France souhaite qu'elle en produise 20 %. Elle s'appuie notamment sur le plan de l'Union européenne (EU chips act), qui vise à relocaliser en partie la production de semi-conducteurs haut de gamme sur le territoire européen dans l'espoir de redevenir leader mondial dans les  semi-conducteurs. À cette fin, 11 milliards d'euros vont être investis d'ici à 2030 en combinant le budget de l'Union européenne et celui des États Membres. « Sur ce point, la DGA soutient l'initiative européenne Chips Act qui prévoit d'investir massivement dans ce secteur essentiel pour nos industries », fait observer Alexandre Lahousse.

Ce projet ne peut être réalisé qu'au niveau européen. « Aucun pays européen ne peut financer seul » la relocalisation de la production de semi-conducteurs, estime le patron des affaires industrielles et de l'intelligence économique à la DGA. Au-delà, la France travaille également dans le cadre du plan « France 2030 » et de son volet électronique sur un effort de plus de 5 milliards d'euros d'investissements industriels, dont la production des semi-conducteurs d'ici 2030.

Par ailleurs, les industriels de la défense ont formulé un certain nombre de propositions, actuellement à l'instruction du ministère des Armées, en liaison avec les ministères concernés, afin de relocaliser un certain nombre de fabrications. « Un énorme effort de relocalisation des composants électroniques est accompli dans cette LPM (loi de programmation militaire), a confirmé en avril à l'Assemblée nationale le général de brigade aérienne Cédric Gaudillière, chef de la division Cohérence capacitaire de l'état-major des armées. Dans les huit projets déjà confirmés, on trouve Photonis en Corrèze et Lynred, qui s'occupe des circuits imprimés, des salles blanches, de l'intégration et de l'assemblage ». Photonis étudie notamment la fabrication de sous-composants. Ce qui demandera de très importants investissements pour cette PME en pleine phase de croissance.

Munitions de petit calibre : retour d'une filière en France ?

Depuis plusieurs années, le ministère des Armées est régulièrement sollicité par des parlementaires pour relancer une filière de munitions de petit calibre (5,56 mm, 7,62 mm et 9 mm). Jean-Yves Le Drian avait quand il était à l'hôtel de Brienne un projet qui passait... par la Bretagne. Ces munitions auraient été fabriquées dans une nouvelle chaîne d'assemblage à Pont-de-Buis-lès-Quimerch (Finistère) par le leader international des munitions de chasse et de tir NobelSport. Un projet abandonné par son successeur Florence Parly, qui avait buté sur la compétitivité de cette filière face à un marché international déjà très encombré et très agressif en termes de prix.

Lors des discussions de la LPM à l'Assemblée nationale, Sébastien Lecornu, a été plusieurs fois interpellé pour relancer cette filière. Mais il s'est montré prudent pour les mêmes raisons que Florence Parly. « On n'est pas là pour se faire plaisir les uns les autres, mais pour définir des objectifs liés à la compétitivité. Pardon de vous rappeler que si on n'a plus de production de munitions en France, c'est précisément parce que la question de la compétitivité n'a pas été posée par le passé », a-t-il rappelé. Et d'affirmer que « défendre la souveraineté, c'est aussi intégrer la notion de compétitivité ». C'est à la fois vrai et faux. Car la plupart des équipements « Made in France » des armées ont dû mal à rivaliser en termes de prix pour des raisons macro-économiques françaises et spécifiques à la défense (étroitesse des marchés nationaux notamment).

Le député de Charente-Maritime Christophe Plassard (Horizon) confirme dans son rapport sur l'économie de guerre que « dans la plupart des cas, la relocalisation de la production entraînera des coûts supplémentaires pour le budget des armées. C'est là le prix de notre autonomie stratégique. Il faut assumer ces coûts, tout en veillant à ce qu'ils demeurent soutenables dans la durée ». Il préconise toutefois de relocaliser la production de munitions de petit calibre « malgré les coûts que cela susciterait et les difficultés à l'export qu'un tel projet rencontrerait. »

Michel Cabirol

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Commentaires 4
à écrit le 28/06/2023 à 19:29
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Bonjour, je tiens à dire que nos armées se plaignent depuis 10 ans de l'absence de manufacture de munitions petit calibre dans notre pays ... Acheter les munitions sur le marché international coûte très chère, mais personne ne veux construire d'usine...

à écrit le 28/06/2023 à 10:22
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Les capitalistes veulent être prêt a faire la guerre, le peuple souverain en est exclus et en sera la victime !

à écrit le 28/06/2023 à 9:21
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Bref : le pays est désarmé. Ceux qui prônent l'économie de guerre sont vraisemblablement les mêmes qui ont sabordé allègrement l'industrie française de Défense après la fin de la guerre froide. Ce qui fait que, par exemple, il faut acheter les muniti...

le 28/06/2023 à 17:58
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Bonjour, exacte, la suppression de la conscription militaire est une catastrophe.... - Des générations de jeune français sans instructions militaire. ... (Chaires a canon en cas de Guerre) - Destruction du lien armée de nation, peuple en armes, p...

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