
L'Europe de la défense doit beaucoup à Thierry Breton. Le commissaire européen en charge du marché intérieur (industrie, numérique, défense, espace...) va réussir le tour de force de mettre en place un nouvel instrument (EDIRPA) financé par le budget de l'Union européenne (UE). Cet instrument prévoit la passation conjointe de marchés de produits de défense (systèmes d'armes, munitions, matériel médical de combat) par au moins trois États membres. Si cette proposition législative était adoptée par le Parlement européen lors de la session plénière du 8 au 11 mai, cet instrument financerait jusqu'à 20% de la valeur du contrat.
Pour le moment, elle a été confortablement approuvée mardi lors d'un vote conjoint de la commission de l'industrie, de la recherche et de l'énergie ainsi que de la commission des affaires étrangères et de la sous-commission de la sécurité et de la défense. Initialement doté de 500 millions sur deux ans, le programme EDIRPA pourrait être être abondé à hauteur de 1 milliard d'euros comme l'ont souhaité les deux commissions du Parlement européen après avoir tenté de porter en vain le montant à 1,5 milliard.
L'Europe, une auberge espagnole ?
C'est à la fois peu en termes de volumes financiers mais à la fois intéressant pour envisager à terme une véritable dynamique en faveur de l'Europe de la défense. Car les choix qui seront opérés en matière d'acquisitions à court terme auront probablement une incidence à plus long terme sur l'appropriation du marché européen par la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) et sur les opportunités pour les prochaines décennies. Un marché européen qui ressemble encore aujourd'hui à une auberge espagnole, les pays européens achetant beaucoup trop souvent des armes fabriquées en dehors de l'Union européenne.
« Dans le contexte géopolitique actuel, il est essentiel de renforcer les capacités de défense des États membres dès que possible, que ce soit au moyen de dépenses nationales de défense, d'initiatives de collaboration de l'OTAN, de la Facilité européenne pour la paix ou de marchés publics communs », a d'ailleurs expliqué de façon ambiguë l'un des deux co-rapporteurs du projet, le Polonais Zdzisław Krasnodebski (conservateurs et réformistes européens), pour le compte de la commission de l'industrie, de la recherche et de l'énergie.
Cet instrument pourrait inverser cette tendance mortifère pour les industriels européens même si on verra à l'usage ce qu'en feront les pays de l'UE. Il « devrait renforcer notre industrie parce que c'est un instrument qui est destiné à notre industrie, raison pour laquelle il y a des limites concernant les pays tiers », a rappelé le rapporteur de la commission des affaires étrangères et de la sous-commission sécurité et défense, l'Allemand Michael Gahler (PPE). Ainsi, la Commission devra élaborer un rapport d'évaluation et le transmettre au Parlement européen et au Conseil.
L'objectif de 35% d'achats mutualisés dans l'UE
L'objectif de cet instrument est de répondre à la nécessité à court terme de reconstituer et, si nécessaire, d'accroître les stocks d'équipements de défense européens, ont estimé les députés européens. Dans cet optique, ils ont préconisé de doubler la taille du fonds proposé pour le porter à 1 milliard d'euros. Ce projet vise également à renforcer les marchés publics communs dans le domaine de la défense, notamment pour atteindre l'objectif d'acheter conjointement 35% du total des dépenses d'équipement, contre 18% en 2021 (11% en 2020, soit 4,1 milliards d'euros). Les députés ont estimé que les États membres qui s'engagent dans une procédure d'achat conjoint de produits de défense peuvent également convenir d'acheter des produits supplémentaires à l'Ukraine et à la Moldavie.
« L'acquisition d'équipements de défense est une première étape, mais essentielle, car elle aidera les États membres à combler l'écart vers leur niveau d'ambition déclaré de longue date en matière de coopération dans le domaine de la défense, et permettra également d'améliorer l'interopérabilité des forces armées européennes et d'améliorer l'optimisation de l'argent des contribuables », a souligné Michael Gahler (PPE).
Outre les États membres de l'UE, l'instrument sera ouvert à la participation des pays membres de l'Association européenne de libre-échange et de l'Espace économique européen, à savoir l'Islande, le Liechtenstein et la Norvège. Par ailleurs, la Commission européenne et l'Agence européenne de défense devront par ailleurs établir une liste des composants critiques d'origine extracommunautaire pour lesquels il n'existe pas d'alternative dans l'UE afin de servir de base aux futurs projets visant à développer ces composants au niveau européen.
Achat d'armes « Made in Europe » ?
Le soutien financier apporté par l'UE devrait en principe bénéficier « à la BITDE tout en garantissant la capacité d'action des forces armées des États membres de l'Union, la sécurité de l'approvisionnement et une plus grande interopérabilité », selon le projet de la Commission. « Afin de garantir la protection des intérêts essentiels de l'Union et de ses États membres en matière de sécurité et de défense, les infrastructures, les installations, les biens et les ressources des contractants et des sous-traitants participant à l'acquisition conjointe, qui sont utilisés aux fins de cette acquisition, sont situés sur le territoire d'un État membre ou d'un pays tiers associé », selon l'article 16 du projet européen.
Pour autant, dans certaines circonstances, l'article 17 introduit des dérogations au principe énoncé dans l'article 16 : « une entité juridique établie dans l'Union ou dans un pays tiers associé et contrôlée par un pays tiers non associé ou une entité d'un pays tiers non associé peut participer en tant que contractant et sous-traitant participant à l'acquisition conjointe si des conditions strictes relatives aux intérêts de l'Union et de ses États membres en matière de sécurité et de défense, telles qu'établies dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune en vertu du titre V du traité sur l'Union européenne (TUE), sont remplies, y compris en ce qui concerne le renforcement de la base industrielle et technologique de défense européenne ».
« Nous savons que certaines de nos entreprises ont des liens très forts avec des pays tiers, notamment les États-Unis, et certains produits de l'industrie de défense sont fabriqués dans des pays tiers. Il faut donc être réaliste : il faut tenir compte de la politique de sécurité et également de la politique étrangère. C'est la raison pour laquelle nous aimerions une évaluation de ce qui pourrait être produit sur place à l'avenir par le biais d'une production européenne », a prévenu Zdzisław Krasnodebski.
Ce projet, qui vise in fine à renforcer la compétitivité de la BITDE, est toutefois fondé sur l'article 173 du TFUE (soutien à la compétitivité de l'industrie européenne). Ainsi, la coopération dans le domaine des acquisitions entraînerait une diminution des coûts d'exploitation, d'entretien et de retrait des systèmes (coûts estimés à 55 % du coût total d'un équipement), estime la Commission. Ces acquisitions communes de matériels militaires donneraient enfin à l'industrie de défense une visibilité nécessaire pour une adaptation rapide de son outil industriel dimensionné aujourd'hui pour une économie en temps de paix. Ainsi, les forces armées européennes « obtiendraient de meilleures conditions et de meilleurs délais de livraison », assure-t-elle. Un vœu à portée de réalité ? A suivre...
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