
Si le 24 février 2022 est entré dans l'Histoire comme date de déclenchement de l'offensive militaire russe contre l'Ukraine, lançant un conflit qui allait entraîner de lourdes pertes humaines ainsi que des répercussions géopolitiques mondiales, les prémices de cette guerre dans le cyberespace avaient, elles, démarré bien avant. « Il y avait un cyberactivisme antérieur aux attaques très élevées » qui ont été lancées au début de ce conflit, constate Marc Darmon, directeur général adjoint chez Thales, en charge des systèmes d'information et de communication sécurisés.
Cyberharcèlement
Mais surtout, depuis le début du conflit, une nouvelle géographie des cyberattaques se dessine. Un récent rapport de Thales pointe en effet la transition d'une cyberguerre centrée sur l'Ukraine vers une cyberguerre hybride de haute intensité s'étendant à toute l'Europe, notamment avec des cyberattaques sur les infrastructures des pays de l'Est et du Nord. « En fin d'année 2022, près de 50 % des attaques dans le monde étaient en Europe. Et c'est encore supérieur en 2023 », alerte celui qui est également président du Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (GICAT).
La nature de ces assauts numériques ? En grande partie, la saturation des systèmes d'information via un bombardement massif des serveurs et un déni de service distribué (DDoS). « Au pic le plus élevé, on a vu un serveur subir 46 millions de requêtes en une minute, précise Marc Darmon. C'est du cyberharcèlement ». Des attaques DDoS aussi massives sont dues à « une combinaison des opérateurs humains et des fermes de trolls », explique de son côté Antoine Bordes, vice-président de Helsing, une start-up spécialisée dans l'intelligence artificielle (IA) militaire. Pour cet ancien directeur de l'IA chez Meta, « on se retrouve maintenant avec des systèmes de plus en plus hybrides entre humains et intelligence artificielle ».
Connecter les forces
Et si l'IA est utilisée dans les cyberattaques, elle est également visible sur le théâtre d'opérations. « Ce qui est intéressant, c'est comment l'IA augmente les chaînes fonctionnelles sur le terrain avec des drones », notamment en améliorant l'efficacité, note le dirigeant de Helsing, qui vient de signer un contrat avec Saab Germany pour équiper l'avion de combat Eurofighter (Bae Systems, Airbus, Leonardo) d'une suite logicielle fondée sur l'IA. Quinze Eurofighters de la Luftwaffe seront équipés de capacités cognitives de guerre électronique (GE) à base d'IA pour des missions dites « de neutralisation des défenses aériennes adverses » (SEAD).
« On a vu une accélération au cours de l'année dernière du fait que les Ukrainiens ont besoin du logiciel et de l'IA pour multiplier leurs capacités », analyse-t-il. « L'IA peut avoir un impact, et on le voit déjà en Ukraine, pour connecter les forces, les différents services et pour être rapide dans les chaînes fonctionnelles », résume-t-il.
C'est justement dans le domaine de l'intégration des différentes composantes que l'IA pourrait jouer un rôle crucial. « J'attends beaucoup de l'intelligence artificielle pour nous aider à mieux faire », indique le général Philippe Moralès, commandant de la défense aérienne et des opérations aériennes à l'Armée de l'air et de l'espace. « Actuellement, on le fait de manière artisanale, tel un orfèvre, or on veut passer à l'échelle industrielle. Il va nous falloir cette IA pour nous aider à exploiter tout le renseignement », explique-t-il.
Dans la masse de données, par exemple en imagerie satellitaire, aujourd'hui « on n'a pas le temps de les exploiter. L'IA va nous permettre d'accélérer, de mettre le doigt sur la bonne photo. A partir de cela, on va construire une manœuvre pour cibler de manière utile et précise afin d'éviter les dommages collatéraux et les victimes, pour aller vite, en temps réel, et saisir les opportunités », développe le général, notant au passage que les Russes « ne savent pas utiliser l'aviation », d'où le peu d'emploi d'armes aériennes dans ce conflit, et qu'ils « n'ont pas la capacité à intégrer les différents milieux ».
Revoir les codes de marché public
Reste qu'à l'heure d'une IA qui progresse à toute allure, encore faudra-t-il revoir certains modèles de fonctionnement... « Je ne vois pas comment on peut continuer dans l'environnement actuel avec des codes de marchés publics qui sont extrêmement longs », lance le général Philippe Moralès. « L'ennemi, lui, ne va pas attendre qu'on ait passé notre expression de besoin et qu'on ait la réponse d'un prestataire », fustige-t-il. L'une des réponses à cette problématique, c'est qu'« on va avoir besoin qu'au sein des postes de commandement, comme le CDAOA (commandement de la défense aérienne et des opérations aériennes, ndlr), il y ait des ingénieurs informaticiens, de sociétés privées, spécialisés en IA et en cyberdéfense », avance-t-il.
De même, « il va falloir changer notre modèle de ressources humaines pour qu'on vienne chercher par différents processus des expertises dans le milieu privé, au travers de contrats d'externalisation ou, pourquoi pas, d'aller-retour. » Tout un paradigme à changer... à condition de l'accompagner d'évolutions juridiques pour protéger, entre autres, la confidentialité. De fait, outre l'investissement, au moment où un plan de 500 millions d'euros vient d'être annoncé par le président de la République pour financer l'IA, les talents sont un enjeu clé dans cette bataille technologique mondiale. « Si la France et l'Europe veulent tenir leur rang dans l'intelligence artificielle, on aura fait une bonne partie du chemin si on arrive à mobiliser les forces vives qu'on a formées pour qu'elles puissent travailler dans nos entreprises », assure le vice-président d'Helsing.
IA : l'Ukraine à la pointe
Les talents ont d'ailleurs joué un rôle dans la cyber-résilience ukrainienne. Certes, le pays a bénéficié, même avant le conflit, d'un soutien massif des Etats-Unis et des Gafam. « Mais les Ukrainiens ont toujours été en pointe sur l'intelligence cyber, avec une culture et une école informatique du code ukrainienne reconnue », estime Antoine Bordes. « En cybersécurité, la France tient son rang », assure pour sa part Marc Darmon. Nos grandes écoles et nos compétences en algorithmie l'expliquent en partie, d'après le directeur général adjoint de Thales, entreprise qui compte dans ses rangs quelque 4.000 experts dans ce domaine. Autre atout de la France, son Campus Cyber, qui réunit désormais à La Défense les principaux acteurs de la filière française.
Enfin, le programme SCAF (système de combat aérien du futur) donne lui aussi un cap et une orientation dans l'innovation. Exemple, son « cloud de combat va permettre un calcul multiplié et fera fonctionner des algorithmes de reconnaissance par l'IA », décrit Marc Darmon. « Il permettra aussi une réaction en termes de combat collaboratif, en temps réel, avec le partage d'informations et de capacités de calcul. » Une révolution technologique de taille... Et le général Moralès de conclure : « Avec le SCAF, on ira très loin chez l'ennemi. En détruisant les cibles les plus importantes d'un pays, faisant qu'il capitulera, on pourra peut-être gagner une guerre en 15 jours. ».
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