« Helsing a l'ambition d'être un accélérateur pour l'IA de défense » (Antoine Bordes, Helsing)

Pour Helsing, c'est un énorme coup : Antoine Bordes, directeur de l’Intelligence Artificielle à Meta, rejoint la startup créée en 2021. Dans une interview exclusive accordée à La Tribune, Antoine Bordes explique les raisons de se lancer dans l'aventure de l'IA de défense. Il invoque notamment « une quête de sens » : « En tant qu'ingénieur, mes développements vont contribuer à la sécurité collective ».
« Pour moi, il y a eu une prise de conscience et l'envie de participer à la protection du modèle démocratique dans lequel on vit. Ma génération - je suis né en 1982 - a toujours eu l'impression que la démocratie n'était pas en danger. Depuis un an, il y a eu un basculement, qui montre qu'il faut peut-être s'investir dans la défense pour être capable de garder un modèle auquel on tient  » (Antoine Bordes)
« Pour moi, il y a eu une prise de conscience et l'envie de participer à la protection du modèle démocratique dans lequel on vit. Ma génération - je suis né en 1982 - a toujours eu l'impression que la démocratie n'était pas en danger. Depuis un an, il y a eu un basculement, qui montre qu'il faut peut-être s'investir dans la défense pour être capable de garder un modèle auquel on tient » (Antoine Bordes) (Crédits : Helsing)

LA TRIBUNE : Pourquoi avez-vous signé pour une startup comme Helsing alors que vous étiez dans un des groupes les plus connus dans le monde, Meta ? Et pourquoi avez-vous sauté le pas dans la défense ?
ANTOINE BORDES : C'est une vraie question. Les deux questions vont d'ailleurs ensemble. Avant d'y répondre, je voudrais juste vous signaler que j'ai réalisé une thèse sur l'intelligence artificielle (IA) qui a été financée en 2010 par la direction générale de l'armement (DGA). Et j'ai gagné le prix de la meilleure thèse financée par la DGA. Puis, je suis allé très naturellement au CNRS où j'ai passé trois ans pour développer ce qu'on appelait à l'époque une technologie de rupture qui était à l'époque l'IA avant d'être recruté par Facebook (devenu Meta aujourd'hui) pour créer un laboratoire de recherche fondamentale, FAIR. C'était une opportunité incroyable quand on veut faire de la recherche fondamentale. Surtout à ce moment-là. C'était dur à refuser. Je n'ai d'ailleurs pas refusé.

Justement pourquoi êtes-vous parti de Meta où vous étiez reconnu ?
J'ai commencé mon aventure à New York mais je suis revenu en France pour monter la branche française de FAIR, puis j'ai codirigé le laboratoire au niveau mondial depuis Paris. J'ai toujours gardé une fibre française assez forte. A Meta, j'ai lancé des partenariats avec l'INRIA, le CNRS, etc... Facebook a signé des accords-cadres en France. Il y a toujours eu en moi une profonde conviction qu'il y a des talents et de l'expertise en France. Cela vaut le coup de rester en France pour développer la technologie ici. C'est le fil rouge de toute ma carrière. En 2022, Helsing m'a fait une proposition. Et cela m'a semblé très naturel de l'accepter. Pourquoi très naturel ? D'un côté, à Meta, en neuf ans j'avais fait tout un cycle : chercheur, manager d'une équipe puis d'un site (Paris), et enfin d'un laboratoire au niveau mondial. En même temps, il y a vraiment l'attrait de la nouveauté dans le projet proposé par Helsing. Les trois raisons qui m'ont décidé : l'IA dans la défense c'est maintenant. Je voulais m'engager pour défendre les démocraties. Et Helsing, c'est la bonne entreprise.

Pourquoi Helsing ?
Quand j'ai été contacté par Helsing, je me suis posé la question : où en est l'IA dans la défense ? Il m'a semblé que le secteur de la défense était sur un point de bascule dans l'IA. Pour moi, c'était un point intéressant : si je vais dans une entreprise comme Helsing, il me semble que je peux avoir un impact important pour Helsing et la défense. En 9 ans à Meta, j'ai observé beaucoup de points de bascule : reconnaissance de la parole, des objets, des vidéos, traduction automatique... Au-delà de l'IA, j'ai constaté que Helsing était positionné de la bonne façon : sur le logiciel exclusivement. Ce positionnement technologique permet d'être vraiment focalisé de façon extrêmement précise et entraîne donc toute l'organisation de l'entreprise à développer des logiciels. Il y a plein de façons de travailler que Helsing n'invente pas et qui ont été développées dans des entreprises comme Meta, Google ou Amazon, avec le succès que l'on connaît. Helsing les utilise et n'a pas la responsabilité de devoir aussi concevoir des matériels. Et puis Helsing est une entreprise qui a une approche multidomestique. Elle développe en France une expertise française et s'appuie sur les talents français. C'est le cas aussi en Allemagne et en Grande-Bretagne.

Les trois entités nationales n'ont-elles pas de firewall pour travailler dans la défense ?
Helsing a un socle technologique commun jusqu'à des bas niveaux de maturité technologiques. Il n'y a aucune raison de redévelopper les mêmes technologies dans trois pays différents. En revanche, les trois entités nationales sont capables de prendre ces briques technologiques pour les développer dans un cadre souverain au niveau national. C'est notre modèle multidomestique. Certains l'ont déjà fait comme MBDA, Thales ou Airbus, d'une certaine manière. Ils arrivent à mutualiser sur des aspects hardware. Nous, nous le faisons sur le software et en intelligence artificielle.

Pourquoi c'est le moment de faire de l'IA dans la défense pour un chercheur comme vous qui étiez déconnecté depuis des années des problématiques de défense ?
Pour moi, il y a eu une prise de conscience et l'envie de participer à la protection du modèle démocratique dans lequel on vit. Ma génération - je suis né en 1982 - a toujours eu l'impression que la démocratie n'était pas en danger. Depuis un an, il y a eu un basculement, qui montre qu'il faut peut-être s'investir dans la défense pour être capable de garder un modèle auquel on tient. Je ne suis pas le seul. D'autres ingénieurs ont rejoint Helsing pour ces mêmes raisons, que ce soit des Français, des Anglais ou des Allemands. Ils ont fait leurs armes dans la Tech et dans les meilleures entreprises du monde et ils se disent que maintenant la défense les concerne alors qu'ils n'ont aucun passé dans la défense. Ils se sentent investis dans une forme de mission et de responsabilité. En tant qu'ingénieur, mes développements vont contribuer à la sécurité collective. C'est une quête de sens.

S'il n'y avait pas eu de conflit russo-ukrainien, auriez-vous eu la même décision ?
Je ne sais pas. Mais le constat que j'ai fait sur la maturité de l'IA vis-à-vis des problématiques de défense, Ukraine ou pas Ukraine, est le même. Il y a un point qui est plus personnel sur un engagement mais il y a deux autres points plus rationnels : le volet scientifique et le volet technique, qui eux tiennent. Il y a une prise de conscience au cours des cinq dernières années, du pouvoir de ces technologies. Tout comme il y a une responsabilité de ce qu'on fait avec ces technologies en termes d'éthique. C'est un cheminement assez naturel dans la génération actuelle.

Avez-vous eu des craintes par rapport au côté obscur de l'image de l'industrie de l'armement ? 
Pas trop. Pourquoi ? Parce que la défense ne m'est pas complètement étrangère. Elle n'est pas non plus une filière extrêmement opaque. Puis, je ne rejoins pas n'importe quelle entreprise de défense. Les considérations éthiques sur l'utilisation de la technologie sont des thématiques déjà bien ancrées dans Helsing. J'ai été agréablement surpris par le fait que la société était déjà extrêmement engagée. Pourquoi Helsing n'est pas n'importe quelle entreprise de défense ? Chez Helsing, je reconnaissais une manière de travailler à laquelle je suis habitué et avec laquelle je sais que nous pouvons avoir un impact pour nos clients. Helsing essaie de faire avancer les problématiques dans l'IA de défense en ayant une jambe Tech et une jambe défense comme l'a fait Elon Musk avec Tesla. La valeur ajoutée de Tesla, c'est le logiciel plus que l'électrique. Une Tesla est un ordinateur sur roues qu'on est capable de mettre à jour, d'améliorer en changeant le software tout en gardant le véhicule. Dans le secteur de la défense, à ma connaissance, cela n'a pas été encore réalisé.

Quand vous parlez d'impact, votre modèle est-il celui de Tesla ?
L'IA pour nous, c'est simplifier et amplifier. Ce qui vaut dans le civil, nous allons l'appliquer dans le militaire. Pourquoi simplifier ? Le militaire sur un théâtre d'opération doit assimiler tout un flux d'informations, puis être capable de prendre la bonne décision. A 90% c'est l'humain qui est dans la boucle. Nous, on veut mettre en place une plateforme qui permet d'absorber tous ces flux de données, puis de rajouter une couche d'IA pour être capable de faciliter l'aide à la décision des soldats. L'IA ne prend pas la décision, elle facilite l'aide à la décision. Pourquoi amplifier ? L'IA est un amplificateur de puissance pour les forces. Notre enjeu est de faire gagner un effet multiplicateur à la puissance déjà développée par les matériels. C'est un point essentiel. L'armée a des matériels qui vont durer des décennies. Ces matériels vont être capables d'embarquer un certain nombre de capacités logicielles et d'IA, qui seront mises à jour très rapidement, y compris lors d'une mission pour augmenter leur performance en continu. Nous avons cette certitude que l'intégration du software au moment par exemple d'une opération de retrofit permettra d'augmenter les performances des matériels, et au-delà de les faire fonctionner en réseau. Quand on parle d'amplifier la puissance, ce n'est pas multiplier le nombre de canons mais d'augmenter la fréquence de tir par exemple. Si on peut localiser dix fois plus vite une cible - c'est un domaine sur lequel on travaille -, on diminue le risque pour les soldats en tirant et en se déplaçant plus vite.

Mais le combat collaboratif existe déjà en France. Quelle est votre plus-value ? 
Notre spécificité c'est l'IA embarquée, et en temps réel. Une couche d'IA logicielle, va apporter une information supplémentaire par rapport à ce qui se fait aujourd'hui. Nous savons déjà démontrer une amélioration en termes de temps, de réaction, de précision, de performances sur des chaînes de feux directs ou indirects avec un effet multiplicateur. C'est une accélération de l'ambition du combat collaboratif.

Quelle est votre force par rapport à la concurrence comme Thales, Atos, voire même Airbus ?
Nous avons l'agilité et la rapidité, et nous nous concentrons sur l'IA. J'aime bien prendre l'exemple de ChatGPT développé par OpenAI qui est une entreprise de 300 personnes dans la Silicon Valley. Elle remet en question le leadership technologique de Google qui a plus de 150.000 salariés. D'un autre côté, Microsoft a élargi son partenariat avec OpenAI, et pourtant, toutes les deux sont des entreprises Tech qui pourraient être concurrentes mais qui ont choisi la complémentarité. Nous aussi chez Helsing, nous avons l'ambition d'être un accélérateur pour l'IA de défense. Notre logique n'est pas celle de la concurrence, mais celle du partenariat pour répondre à l'urgence des besoins capacitaires de l'armée française.

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