« Il faut se préparer à des chocs futurs » (Olivier Andriès, directeur général de Safran)

Tensions internationales, risques sur les approvisionnements critiques, chocs inflationniste et énergétique… Dans une interview accordée à La Tribune Dimanche, Olivier Andriès, directeur général de Safran, explique comment il prépare son groupe à amortir les prochaines turbulences grâce à un plan de résilience à grande échelle, avec notamment l’ambition de relocaliser certaines activités stratégiques et de conforter son partenariat transatlantique avec General Electric Aerospace (GE Aersopace) dans leur filiale commune CFM International, numéro 1 mondial sur les moteurs d'avions civils court et moyen-courriers.
« Nous avons une politique globale de « derisking » sur des pays dont nous considérons qu'ils peuvent présenter un risque à terme. (...) Mais cela ne veut pas dire que nous allons sortir d'un pays. Nous nous mettons en situation de continuer la production dans le cas où un choc viendrait à se matérialiser » (Olivier Andriès, directeur général de Safran)
« Nous avons une politique globale de « derisking » sur des pays dont nous considérons qu'ils peuvent présenter un risque à terme. (...) Mais cela ne veut pas dire que nous allons sortir d'un pays. Nous nous mettons en situation de continuer la production dans le cas où un choc viendrait à se matérialiser » (Olivier Andriès, directeur général de Safran) (Crédits : LTD / FRANCOIS BOUCHON/FIGAROPHOTO)

Alors que vous fêtez le 5 juin les 50 ans de votre partenariat avec le motoriste américain General Electric (GE), quelle est la suite de l'histoire ?
Safran est une entreprise qui a depuis très longtemps un ADN transatlantique (Cf. papier ci-dessous). Nous préparons l'avenir ensemble et nous avons annoncé la prolongation de ce partenariat jusqu'en 2050. On ne change pas une équipe qui gagne, comme on dit. En 2021, nous avons notamment décidé avec GE d'être à l'avant-garde de la décarbonation en lançant le démonstrateur Rise. Un moteur qui sera une véritable révolution avec une architecture non-carénée. C'est un programme technologique pour l'instant, mais qui doit nous permettre d'aller chercher à horizon 2035 un gain de 20 % la consommation de carburant par rapport à notre moteur actuel Leap. C'est un message très fort envoyé à l'industrie. Et désormais, lorsqu'Airbus et Boeing parlent d'un nouvel avion, ils pensent à une entrée en service vers 2035. Cela n'aurait pas de sens pour eux de dépenser des milliards et des milliards d'euros ou de dollars pour lancer un programme sans avoir la meilleure technologie de moteur disponible. L'avion seul ne peut pas apporter les économies de carburant nécessaires.

Êtes-vous quasiment sûr d'atteindre les 20% d'économies de carburant ou avez-vous encore des doutes ?
Je n'aurai pas l'arrogance de dire que c'est déjà fait. C'est notre objectif, nous sommes confiants sur le fait de l'atteindre. L'intérêt de ce programme technologique est de démontrer aux avionneurs d'ici à la fin de la décennie que nous sommes capables d'atteindre ces 20 %. Si Boeing semble se focaliser sur d'autres sujets à plus court terme en ce moment, Airbus a quant à lui annoncé un programme de démonstration sur un A380.

Si jamais vous n'atteignez pas ces performances, ou si un des deux avionneurs ne se reconnaît pas dans ce projet, est-ce que vous avez un plan B ?
Rise est un programme de développement technologique. Il y a un certain nombre de technologies fondamentales qui viennent l'alimenter, et qui peuvent s'appliquer à n'importe quelle configuration de moteur.

Dernière question sur cette thématique. Est-ce que le partage industriel a été finalisé avec GE sur le Rise ?
Oui, il a été fait sur le démonstrateur. Le sacro-saint principe de base, c'est toujours 50/50. Sur une architecture en rupture comme celle du Rise, la part des parties froides (en amont de la chambre de combustion, confiées à Safran, Ndlr) est plus importante que la part des parties chaudes (en aval réalisées par GE, Ndlr). Cela suppose donc de modifier la frontière par rapport au Leap.

Êtes-vous touché par le fait que Boeing ait gelé sa montée en cadence, et même réduit momentanément sa production de 737 MAX ?
Nous sommes impactés, forcément puisque nous allons livrer moins de moteurs Leap que prévu à Boeing cette année. Ils ont ralenti énormément leur niveau de production et d'ailleurs, ils ont déjà un certain nombre de moteurs en stock chez eux qui ne sont pas encore montés sous aile.

Pouvez-vous transférer certaines capacités, ou du personnel vers les moteurs destinés à Airbus ?
Il y a très peu de communalité, très peu de pièces communes entre le moteur Leap-1A (qui équipe l'A320neo d'Airbus, Ndlr) et le Leap-1B (du 737 MAX de Boeing, Ndlr). Et ce n'est pas en ligne d'assemblage que cela se joue. Une fois que nous avons reçu les pièces dans notre usine, nous sortons un moteur en moins de quinze jours. Cela se joue en amont

Estimez-vous la Chine capable de concurrencer Airbus et Boeing ? Où en est la montée en puissance du C919 de l'avionneur chinois Comac, qui utilise votre moteur Leap-1C ?
Cette montée en puissance va venir. Comac a déjà livré cinq avions à China Eastern Airlines. La compagnie semble être très satisfaite de l'avion et a fortiori des moteurs. Les appareils volent 5 à 6 heures par jour, sans aucun problème. Comac est sur un rythme de production de l'ordre d'un avion par mois, mais ils vont très vite monter en cadence. Ils sont poussés très fort par les autorités chinoises. Le C919 devient une vraie réalité industrielle et commerciale.

Peuvent-ils espérer obtenir les certifications américaine et européenne rapidement ?
Comac espère une certification européenne rapide, mais c'est à l'Agence européenne de la sécurité aérienne (EASA) qu'il faut poser la question. Tant qu'ils n'auront pas cette certification européenne ou américaine, ils ne pourront vendre leur avion dans toutes les régions du monde. Seulement dans des pays qui acceptent la certification chinoise.

Malgré une reprise forte du transport aérien et des perspectives sur plusieurs années pour l'industrie, la production ne semble toujours pas revenue à la normale. Avez-vous un horizon d'amélioration ?
Nous sommes dans une situation étonnante : la demande n'a jamais été aussi forte dans le domaine civil comme militaire et l'offre n'a jamais été aussi fragilisée. Nous sommes dans une période de tension entre des clients qui exigent plus de livraisons et une chaîne d'approvisionnement qui peine à y répondre. Mais la filière aéronautique a dû encaisser des chocs successifs : le Covid, puis l'invasion de l'Ukraine, le choc énergétique, le choc inflationniste... Des chocs qui ont secoué toute l'industrie. Cela devrait aller mieux au cours de 2025.

Au regard du contexte géopolitique tendu et des chaînes de sous-traitance perturbées, souhaitez-vous relocaliser des productions en France afin de sécuriser vos approvisionnements ?
C'est un sujet stratégique pour lequel nous avons un « plan de résilience de la Supply chain » pour l'ensemble du groupe. Il s'inspire de ce que nous avions fait pour le moteur Leap. C'est-à-dire éviter les points de défaillance unique, avec des politiques de double source. De même, il faut anticiper ce qui peut arriver en termes géopolitique et se préparer à des chocs futurs. Parce qu'il y aura des chocs, encore. Même si cela coûte, il faut bâtir cette résilience.

Vous pensez à la Chine ?
Je ne cible aucun pays en particulier. C'en est un possible, on ne sait pas ce qui peut arriver. Nous avons une politique globale de « derisking » sur des pays dont nous considérons qu'ils peuvent présenter un risque à terme. Nous sommes sur notre plan de route, avec des objectifs fixés à l'horizon 2025, puis d'autres encore en 2027. Mais cela ne veut pas dire que nous allons sortir d'un pays. Nous nous mettons en situation de continuer la production dans le cas où un choc viendrait à se matérialiser.

Est-ce que vous avez dérisqué vos approvisionnements ?
Nous avons un schéma multi-sources et nous sommes en train de dérisquer petit à petit. C'est plus difficile pour certaines pièces que pour d'autres, notamment pour les pièces critiques forgées où cela peut prendre 2,5 à 3 ans pour qualifier des sources alternatives d'approvisionnement. Il y a un impact important en termes de coûts.

Et sur le titane, notamment venu de Russie ?
Je pense que nous serons très largement dérisqués sur le titane russe fin 2024. Notre filiale Aubert & Duval a développé une filière titane, avec d'un côté EcoTitanium avec l'Ademe et le Crédit Agricole pour le recyclage des copeaux de titane - qui est un élément de souveraineté - et de l'autre l'approvisionnement en éponges de titane qui viennent du Kazakhstan. Nous regardons comment accélérer et mettre à l'échelle toute la filière titane au sein d'Aubert & Duval, parce qu'il va falloir augmenter la capacité pour augmenter notre niveau de souveraineté. Nous nous sommes aussi tournés vers des fournisseurs américains, qui nous ont dit qu'ils étaient prêts à nous fournir mais le prix est plus élevé.

Justement, Airbus et Safran ont racheté Aubert & Duval pour sécuriser les approvisionnements en acier. Où en êtes-vous de la remontée en puissance de cette société ?
Nous sommes aux commandes depuis le printemps 2023. Soit plus d'un an. Nous déroulons le plan que nous avions préparé, l'équipe est en place avec des opérationnels qui viennent de Safran et d'Airbus, et un directeur financier qui vient de Tikehau. C'est une bonne équipe, qui travaille bien. Ils ont pour objectif de redresser la performance opérationnelle d'Aubert & Duval. Les clients ressentent déjà un redressement de la performance par rapport à il y a deux ou trois ans. A cette époque, Aubert & Duval était très en retard à tous les niveaux. Nous sommes sur la trajectoire du redressement économique que nous souhaitions. C'est un long chemin, nous le savions.

A quel horizon Aubert & Duval sera redressé ?
 
Nous nous sommes fixés trois ou quatre ans pour redresser cette société. Nous sommes sur ce chemin.

Il y a une question importante sur l'empreinte industrielle aux Etats-Unis. Avez-vous fait votre choix, entre Lyon et les Etats-Unis, pour la quatrième usine dédiée à la production de freins en carbone?
 
Non, j'ai toujours dit que ce serait la décision interviendrait fin 2024, début 2025.

On y est pratiquement... Vous ne voulez pas l'annoncer dans La Tribune ?
On y est pratiquement. Nous regardons les différentes options dans différentes régions du monde. Cela se joue essentiellement entre la France et l'Amérique du Nord. Parmi les facteurs clefs, il y a évidemment le prix de l'énergie, qui représente quand même 40 % du coût de production. Il faut que l'énergie sur un processus de production électro-intensif soit approvisionnée de manière stable et totalement décarbonée donc des sources d'énergie nucléaire ou hydraulique. De plus, nous avons besoin d'un contrat à long terme sur au moins dix à quinze ans pour une visibilité sur les prix. La très forte volatilité des prix de l'énergie en Europe durant ces trois ou quatre dernières années a été une grande leçon.

Dans le domaine de la défense, estimez-vous que le programme SCAF soit sorti des turbulences ?
Les équipes travaillent bien, y compris du côté des avionneurs sur ce qu'on appelle la phase 1B. Côté moteur, tout se passe très bien entre MTU (motoriste allemand associé à Safran sur le programme SCAF, Ndlr) et nous. Aujourd'hui, nous devons préparer la phase 2 du programme qui est la phase de démonstration. Idéalement, il faudrait qu'elle soit décidée d'ici à la fin de l'année pour éviter les incertitudes créées par les élections en Allemagne (en 2025, Ndlr) sur ce programme.

Sur l'économie de guerre, Safran est principalement concerné par les bombes AASM dont certains stocks issus des armées ont été cédés à l'Ukraine. Avez-vous signé la commande de recomplètement qui a été annoncée par le ministre des Armées ?
L'Elysée a annoncé publiquement des livraisons d'AASM au pays que vous citez, à hauteur de 50 par mois. Ces bombes sont prélevées sur les stocks de l'armée de l'air. Nous avons des discussions en cours qui n'ont pas encore abouti sur un recomplètement éventuel des stocks puis sur une éventuelle montée en cadence de la production des AASM. Aujourd'hui, nous sommes capables d'en produire à peu près 90 par mois. Ce qui est très au-dessus de ce que nous livrons actuellement. Nous sommes prêts à le faire. Il faut simplement que l'État nous demande de le faire. Il y a également un domaine où nous vivons en économie de guerre : les moteurs de missiles. Nous avons de très fortes commandes de la part des pays d'Europe du Nord, notamment les Suédois et les Norvégiens. C'est pour cela que nous avons décidé d'investir quelques dizaines de millions d'euros à Toulouse pour augmenter la capacité de ce site.

Quand va arriver le Patroller dans les forces ?
 Il arrive dans les forces en juin.

Avec l'acquisition d'Orolia, vous avez mis la main sur des technologies de brouillage et de leurrage. Avez-vous une arme anti-drones pour protéger les sites des Jeux Olympiques ?
Avec Orolia, Safran est capable de proposer aux avionneurs ou aux systémiers un système complet qui soit totalement résilient au brouillage ou leurrage des systèmes de navigation, comme le GPS ou Galileo. Qu'est-ce qui se passe en ce moment sur le front ukrainien ou en mer Rouge ? Les drones, attaquant parfois en essaim, causent des dommages ou demandent d'engager des moyens de défense importants. A partir de ce constat, nous avons décidé de développer en six mois un système de lutte anti-drones, le Skyjacker, qui a déjà un succès fou. Il peut leurrer un essaim de drones et le rediriger vers une zone sans risque.

Ce système va-t-il sécuriser les JOP ?
Il a été retenu pour les Jeux olympiques. Et la marine est très intéressée pour lutter contre les drones houthis en mer Rouge.

Est-ce que vous avez une inquiétude concernant un possible retour de Donald Trump à la Maison blanche ?
Un retour de Trump ne va pas provoquer de changement de fond vis-à-vis de la Chine, la politique américaine à ce sujet étant un consensus entre les républicains et les démocrates. Ce sera plus un changement de forme et au regard de sa politique vis-à-vis de l'Ukraine, c'est un point d'interrogation.

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Commentaires 5
à écrit le 03/06/2024 à 13:36
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20% de consommation en moins.Il n'est pas précisé si c'est 20% de consommation globale ou simplement une baisse de la consommation de kérosène. De toutes façons, il y a trop d'avions qui transportent trop de gens pour une futilité: le tourisme de m...

le 04/06/2024 à 11:04
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Il s'agit de la consommation de kérosène vu qu'on interviewe le DG d'un motoriste... Après, de toute manière il y a trop de gens "tout court", le secret des pays frugaux est en général qu'ils ont arrêté de faire des enfants car c'est fou ce que les n...

à écrit le 03/06/2024 à 8:52
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La meilleure manière de se préparer aux chocs futurs c'est de savoir retourner sur ses acquis et non d'avancer en priant ! ;-)

à écrit le 03/06/2024 à 7:22
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Bonjour, ce préparer au choc future ? De quoi parle ton ? Des difficultés d'approvisionnement... De la concurrence économique et technologique des grandes puissance ? De la guerre future qui s'installent dans notre monde ?

le 03/06/2024 à 9:28
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Un choc est par définition imprévisible, mais pour sûr, il faudra que les libéraux comprennent que la "mondialisation heureuse" des années 90, c'est terminé...

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