L'horloge tourne, mais les avions ne reviennent pas. A la demande des autorités européennes, les loueurs occidentaux ont jusqu'au 28 mars pour reprendre possession de leurs avions loués en Russie. Et le compte n'y est pas pour l'instant. Sur plus de 500 appareils placés par des sociétés de leasing étrangères auprès des compagnies russes, environ 80 ont, selon nos informations, réussi à être récupérés. S'il reste encore trois jours, il est peu probable que le total dépasse la centaine d'avions. Un coup dur à court terme pour les loueurs, mais aussi à moyen terme pour les compagnies russes.
Dix milliards de dollars dans la balance
Lors d'un échange organisé par Eurocontrol le 25 mars, Henrik Hololei, directeur général de la direction Mobilité et transports de la Commission européenne, n'a pas hésité à déclarer que ces appareils "ont désormais été volés à leurs propriétaires légitimes". Le fonctionnaire bruxellois réagit ainsi à la loi validée il y a deux semaines par Vladimir Poutine autorisant les compagnies russes à faire réimmatriculer en Russie les avions loués auprès de sociétés étrangères, et à obtenir des certificats de navigabilité russes pour continuer à les exploiter sur les lignes intérieures.
Cette décision a pour objectif de contourner la suspension des certificats de navigabilité par différentes autorités de l'aviation civile à travers le monde, mais aussi "de permettre aux compagnies aériennes russes de conserver la flotte d'avions étrangers et de les exploiter sur des liaisons intérieures", comme indiqué sur le site de la Douma d'État (l'Assemblée législative russe).
Le décompte exact est difficile à tenir, mais les proportions sont là. Au total, cette flotte louée en Russie par des compagnies étrangères est évaluée autour de 550 appareils et représente environ 12 milliards dollars d'actifs selon un expert du secteur. En s'accaparant au moins les quatre cinquièmes de cette flotte, le Kremlin met donc la main sur l'équivalent de près de dix milliards de dollars.
Une récupération difficile
Henrik Hololei a précisé que les autorités européennes avaient suivi avec attention tous les déplacements de ces appareils dans des pays tiers, afin de les immobiliser sur place en collaboration avec les autorités locales et de les récupérer avec succès.
La situation s'est avérée bien plus complexe pour les avions qui n'ont pas quitté le territoire russe. A priori, certains loueurs ont tenté de récupérer leurs avions sur place. Outre les difficultés pour se rendre en Russie, leurs équipes ont aussi été bloquées par l'obligation de faire valider les plans de vol par les autorités russes pour sortir du territoire.
La capacité des loueurs à reprendre possession de leurs appareils a aussi été suspendue à la coopération des compagnies russes. Mis à part Aeroflot, compagnie d'État soutenue par le pouvoir, les petits opérateurs privés sont dans une situation bien plus délicate. Ils peuvent difficilement s'opposer au Kremlin, qui n'avait pas hésité à sacrifier la première compagnie privée du pays Transaero au profit d'Aeroflot en 2015. Mais de l'autre ils savent que de confisquer les appareils des loueurs étrangers risque de les priver de toute possibilité de reconstituer leur flotte si le conflit s'apaise. D'autant que des connaisseurs du secteur voient mal comment les appareils confisqués pourraient voler plus de six mois sans aucun soutien occidental.
Il est enfin possible qu'il y ait une différence de traitement selon l'actionnariat du loueur. Si les sociétés occidentales n'ont bénéficié d'aucune largesse de la part des autorités russes, le traitement réservé à leurs consœurs chinoises reste une interrogation. Celles-ci sont en effet concernées par l'obligation de récupérer leurs avions édictée par les autorités européennes, car leurs activités internationales passent très largement par des structures irlandaises.
Un choc limité au niveau mondial
Le choc est tout de même à tempérer pour les loueurs. 550 avions et 12 milliards de dollars d'actifs, cela correspond à environ 4 % de la flotte mondiale des loueurs et 3,5 % de leur portefeuille.
Quelques petits loueurs sont très exposés, comme AviaAM Financial Leasing China dont 93 % de la flotte est placée en Russie selon le cabinet d'analyse britannique IBA. Coentreprise entre les sociétés lituanienne AviaAM Leasing et chinoise Henan civil aviation investment company (HNCA), le suivi de sa flotte pourrait donner des indices sur une possible différence de traitement de la part des autorités russes. Vient ensuite Skyco international financial leasing, autre loueur chinois, exposé à hauteur de 40 % selon IBA.
Pour les grands acteurs, même les plus exposés, ce pourcentage ne dépasse pas les 10 %. Malgré 140 avions opérant au sein de compagnies russes, le géant irlandais AerCap n'est ainsi exposé qu'à hauteur de 7 % de sa flotte en nombre d'appareils, ou de 5 % de ses actifs, évalués à 75 milliards de dollars fin 2021. Son compatriote SMBC aviation capital est lui aussi exposé à hauteur de 7 %, mais avec une quarantaine d'avions seulement, tandis que le loueur chinois CMB financial leasing est à 10 %, pour moins de 20 appareils.
Les loueurs vont s'en sortir
Comme l'explique un expert, même si les loueurs perdaient la totalité de leur flotte placée en Russie, cela ne devrait pas entraîner la défaillance d'aucun acteur majeur. Le choc sera loin d'être indolore selon les acteurs, mais il ne devrait pas dégrader outre mesure leur notation financière ou alors brièvement. Les loueurs devraient donc conserver leur capacité à emprunter, vitale pour poursuivre leur activité.
Les plus exposés comme AerCap ou SMBC aviation capital suscitent quelques inquiétudes, mais la taille du premier devrait largement limiter l'impact sur l'activité globale, tandis que le second bénéficie du soutien de son imposante maison-mère, le groupe bancaire japonais Sumitomo Mitsui banking corporation (SMBC).
La centaine d'appareils récupérés ne va pas non plus inonder le marché et créer une dépréciation. Paradoxalement, les loueurs pourraient même bénéficier d'un effet d'aubaine. Déjà forte avec la reprise de certains marchés domestiques ou régionaux, la demande pour des avions moyen-courriers de nouvelle génération de type Airbus A320 NEO et Boeing 737 MAX (moins consommateurs de kérosène, donc moins polluants et plus économiques) pourrait se tendre encore davantage avec la hausse des prix du pétrole et surtout son extrême volatilité.
Or, le carnet de commandes actuel des deux avionneurs, bien remplis, oblige à des délais de livraisons de plusieurs années, surtout chez Airbus. Et les seuls à disposer de créneaux de livraison proches sont les loueurs. Ce qui augure encore de belles affaires pour eux.
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