Depuis quelques mois, ce moment était attendu, tant par les professionnels de la charcuterie que par les acteurs du mouvement du "mieux manger". Mercredi 13 janvier, les députés Richard Ramos (Modem), Barbara Bessot-Ballot (LREM) et Michèle Crouzet (UDI) ont présenté leur rapport sur les sels nitrités, des conservateurs utilisés dans les charcuteries soupçonnés de favoriser l'apparition de certains cancers.
Issu d'une quarantaine d'heures d'auditions de décideurs publics, chercheurs, industriels et artisans de l'agroalimentaire, et adopté à l'unanimité par la Commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale, le rapport parvient à une conclusion radicale. Il recommande le bannissement progressif de ces "additifs nitrés", aujourd'hui autorisés en France sans être obligatoires. Il préconise notamment une interdiction en deux étapes: d'abord, à compter du 1er janvier 2023, dans "les produits à base de viande non traités thermiquement", comme le jambon cru, puis, à compter du 1er janvier 2025, "pour l'ensemble des produits de charcuterie", dont le jambon cuit.
Danger ou risque?
"Nous avons la conviction que la menace pour la santé publique est suffisamment grave pour justifier l'intervention des pouvoirs publics", a expliqué Michèle Crouzet.
"La preuve indirecte du caractère cancérogène du cocktail entre les sels nitrités et la viande qui les contient est atteinte", a ajouté Richard Ramos, adversaire de longue date de ces additifs.
L'existence d'un rapport de causalité entre l'utilisation dans les charcuteries du nitrite de potassium (E249), du nitrite de sodium (E250), du nitrate de sodium (E251) et du nitrate de potassium (E252) constitue en effet le principal objet du débat entre les partisans et les opposants d'une interdiction. En 2015, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), agence de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), a classé la viande transformée comme agent cancérogène avéré pour les humains, en évoquant notamment un risque accru de cancer colorectal lié à une consommation quotidienne. Ce risque s'explique par une interaction entre ces additifs et le fer héminique contenu dans la viande, qui forment des composés potentiellement promoteurs du cancer. C'est sur cette évaluation et sur cet "effet cocktail", confirmés dans le cadre des auditions parlementaires par plusieurs scientifiques dont le président de la Ligue contre le cancer Axel Kahn, qu'est fondé l'avis des auteurs du rapport.
Les professionnels de la charcuterie en France, qui utilisent ces additifs dans la grande majorité de leurs produits, insistent toutefois sur la distinction entre le "danger" évalué abstraitement par le CIRC et le "risque" réel pris en compte par la suite, respectivement en 2017 et 2019, par l'Autorité européenne de sécurité des aliments (European food safety authority, EFSA) et l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses). Ces agences ont en effet plutôt conclu à l'absence d'un tel risque à deux conditions: qu'un seuil maximal de 150 mg d'additifs nitrés par kilo de produit soit respecté, et que la consommation individuelle de charcuteries soit limitée elle aussi à des quantités maximales de 150 g par semaine.
La polémique porte aussi sur les chiffres des effets de ce lien de causalité. Alors que la Ligue contre le cancer évoque quelque "4.000 cas de cancers colorectaux et de l'estomac par an imputés à la charcuterie nitritée", le président de la Fédération française des industriels charcutiers traiteurs (FICT), Bernard Vallat, interrogé par La Tribune, sans nier l'existence de ces victimes, estime plus crédible une "fourchette basse" de 1.200 cas, à ses yeux probablement imputable à une surconsommation.
Botulisme ou qualité?
Dans leurs conclusions toutefois, les auteurs du rapport parlementaire n'ont pas pris en compte seulement le niveau du risque sanitaire. Ils estiment également que les bénéfices normalement associés à l'utilisation des additifs nitrités sont exagérés par l'industrie, et suffisamment garantis par l'existence d'alternatives pour motiver une interdiction. La FICT, soutenue par une recommandation de l'Anses de 2019, justifie en effet l'utilisation de ces additifs à des fins de prévention du botulisme, ainsi que de la prolifération d'autres bactéries. Leur interdiction pourrait engendrer une résurgence de cette grave infection neurologique, estime Bernard Vallat.
Les députés jugent néanmoins que la quasi-éradication du botulisme tout au long des dernières décennies a plutôt dépendu de l'amélioration de l'hygiène des abattoirs et des procédés de transformation. Sans compter que pour satisfaire la demande des consommateurs, de nombreux industriels de la charcuterie se sont déjà lancés dans la fabrications de jambons sans sels nitrités. Leurs quelque 3 millions de tranches déjà commercialisées en France (environ 5% du marché selon la FICT) sans botulisme seraient une garantie suffisante de l'absence d'une résurgence de ce risque, selon Richard Ramos.
Selon les parlementaires, la vraie raison de l'utilisation de ces conservateurs serait alors autre: il s'agirait de pouvoir produire plus vite et à moindres coûts des charcuteries appétissantes et de la couleur rose appréciée par les consommateurs, à partir de viande de valeur inférieure.
"Le premier ingrédient d'une charcuterie sans nitrite est la qualité", estime ainsi Barbara Bessot-Ballot pour qui, "à la différence que pour le glyphosate, une solution (de remplacement des sels nitrités, ndlr) existe".
Un jugement que la profession semble d'ailleurs partager partiellement. Dans le cas du jambon sec, un temps de séchage élevé permet en effet d'éviter l'utilisation de ces conservateurs, du point de vue microbiologique comme gastronomique, reconnaît la FICT. Pour le jambon cuit, le même résultat est désormais possible en faisant recours à de la viande provenant d'abattoirs sécurisés, mais aussi à des conditions de fabrication spécifiques ainsi qu'à d'autres additifs et à des temps de conservation plus courts. Dans les deux cas, le résultat est un surcoût de production de 10 à 15%.
Perte de parts de marchés ou alimentation à deux vitesses?
C'est l'interprétation de cet enjeu du surcoût qui diffère. Pour les charcutiers, en impliquant une augmentation des prix à la vente, il empêcherait les ménages les plus modestes d'accéder à leurs produits. Il impliquerait aussi une perte de parts de marchés face à la concurrence européenne à qui, en raison du marché unique, on ne pourrait pas interdire d'exporter en France des produits contenant des sels nitrités.
"50% des consommateurs arbitrent seulement sur le prix", note Bernard Vallat.
Pour les députés en revanche, il s'agit de garantir à l'ensemble de la population l'accès à une alimentation de qualité, et d'impulser des investissements sur la qualité profitant à l'ensemble de la filière.
"Face à la question sanitaire, nous refusons une alimentation à deux vitesses", résume Barbara Bessot-Ballot qui, tout en reconnaissant qu'"une alimentation saine n'est jamais bon marché", pointe du doigt une "premiumisation des prix des charcuteries sans nitrites".
Les fabricants "ont intérêt, d'un point de vue marketing et financier à faire durer les deux gammes: l'une fait du volume avec moins de marge, l'autre fait moins de volume et plus de marge", a pour sa part déclaré à l'AFP Richard Ramos. Le député souligne par ailleurs que ce sont souvent les familles plus modestes qui surconsomment des charcuteries, au rythme de 22 kilos par an contre 12 pour une famille aisée, en s'exposant ainsi à des risques sanitaires accrus. Il précise également que les produits français destinés à l'exportation ne seraient pas concernés par l'interdiction.
Transition de la filière ou simple réduction des quantités?
Dans leur rapport, les députés reconnaissent néanmoins que "cette interdiction, qui exige une véritable transition de la filière, doit être accompagnée par les pouvoirs publics, notamment sur le plan financier". Ils préconisent notamment "la mise en place d'un fonds public destiné à soutenir l'adaptation des outils de production des transformateurs", en particulier des artisans, TPE et PME, qui selon la FICT ne sont pas en mesure de mettre en place les procédés nécessaires pour se passer des nitrites. Ils recommandent également d'accompagner l'interdiction de recommandations à la population pour une réduction de la consommation de charcuteries.
Mais quel que soit le niveau des éventuelles subventions, la fédération des professionnels considère que toute interdiction n'est "pas souhaitable". Elle se déclare plutôt "prête à travailler pour diminuer les doses", dans la continuité d'une évolution déjà engagée. Dans le "code des usages de la charcuterie", qui impose aux professionnels des recettes des produits, les quantités de nitrites et de nitrates ont déjà baissé de 40% depuis 2016, souligne Bernard Vallat. La fédération affirme également tester, avec l'Institut national de la recherche agronomique (Inrae), l'utilisation de vitamines permettant de réduire les additifs.
Bataille législative et guerre judiciaire
La fédération, qui dans ses réactions au rapport met durement en cause l'impartialité et la crédibilité de ses auteurs, insiste aussi sur la nécessité, avant d'acter toute forme d'interdiction, d'attendre un avis demandé par le ministre de l'Agriculture et de l'Alimentation, Julien Denormandie, à l'Anses. Repoussé à cause de la pandémie, il devrait être rendu courant avril. Richard Ramos rétorque en insistant sur l"autonomie du Parlement, dont les rapports sont aussi valables que ceux commandés par le gouvernement". Après s'être entretenu avec le ministre, le député a toutefois décidé de retirer, jusqu'à l'avis de l'Anses, la proposition de loi d'interdiction qu'il avait déposée en décembre, et qui devait être examinée par l'Assemblée nationale le 28 janvier.
Entretemps, la guerre se déplace aussi sur le terrain judiciaire. Le 6 janvier, la FICT a en effet assigné devant le tribunal de commerce de Paris l'application Yuka. Les charcutiers exigent la modification du système de notation alimentaire de l'appli, qui pénalise les produits comportant des additifs nitrés, ainsi que la suppression du renvoi vers une pétition contre ces conservateurs que Yuka porte depuis quatorze mois, et qui compte désormais près de 326.000 signatures. Yuka, soutenue par la Ligue contre la cancer et l'ONG foodwatch, à l'origine aussi de la pétition, a jusqu'à présent refusé de céder à ce qu'elle considère comme une "tentative d'intimidation".
En suivant un argumentaire proche de celui du rapport parlementaire, l'appli, entièrement financée par les utilisateurs, justifie les mauvaises notes attribuées aux additifs nitrés en vertu du principe de précaution, soutenu par des mises en garde scientifiques sur leurs dangers suffisantes à ses yeux, ainsi que par l'existence d'alternatives. Elle revendique sa pétition au nom de la liberté d'expression. Une audience est pour l'instant prévue le 18 janvier.
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